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N0542BZ4
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par Bertrand de Belval, Docteur en droit, Avocat au barreau de Lyon
le 09 Mars 2022
Mots-clés : question pratique • déontologie • avocat • magistrat • remplacement • procès équitable
Introduction
1. « Il manque des magistrats pour accomplir notre service correctement ». Cette expression est devenue une constante des rentrées solennelles. En décembre dernier, les magistrats et greffiers, soutenus par les avocats, ont protesté pour réclamer des moyens accrus tant matériels qu’en effectifs humains [1]. Il y a peu le Garde des Sceaux avait installé une commission pour réduire les délais de traitement des dossiers et résorber les stocks d’affaires. La pénurie de magistrats pourrait-elle être compensée par une relative abondance d’avocats qui sont de plus en plus nombreux à quitter la profession après quelques années de barre ? Un avocat pourrait-il se substituer à un magistrat sans que ni l’une ni l’autre de leurs qualités n’en soit affectée ?
2. Pour apporter des éléments de réponse, il faut revenir à l’identité de l’avocat et du magistrat. Son irréductible. Récemment était rediffusé le film de Costa Gavras, Section spéciale. Pendant la collaboration, il s’était agi de créer une juridiction aux ordres, relativisant les critères du juge et donnant à l’avocat un rôle de plante verte. Les tribunaux d’exception [2] ont fonctionné sur le même schéma. Ce petit détour cinématographique a le mérite de rappeler que chacun à son rôle et qu’il n’y a pas de justice sans juge ni avocat. Les deux se complètent. L’avocat est là pour défendre et argumenter. Le juge pour dire et trancher. Il a le dernier mot. Il est la vérité judiciaire, là où l’avocat portera celle de son client. Les deux sont donc à côté, l’avocat se voyant attribuer la qualité d’auxiliaire de justice, expression peu appréciée, car réductrice [3].
3. Le juge et l’avocat se connaissent très bien et peuvent même être en couple comme on en voit localement. Pour cause, ils sortent de la faculté de droit. Ce sont des « juristes » [4]. Les deux plus grandes écoles de formation du barreau (EFB) et de la magistrature (ENM) ont désormais pour la première un directeur venant de la magistrature [5] et pour la seconde du barreau [6]. Des troncs communs sont établis et des échanges ont lieu. Ce dialogue vise non seulement à mieux se connaître, mais aussi à se comprendre mutuellement, car l’objectif final n’est-il pas de servir le justiciable en particulier et la société en général ?
4. Du côté de la déontologie, on assiste à un rapprochement avec la recherche d’un « socle commun de déontologie » [7]. En matière disciplinaire, des forces poussent vers un échevinage dès le premier niveau de juridiction côté magistrat, et par voie de conséquence, en appel, disent alors les avocats. Quand le Bâtonnier exerce son pouvoir es qualité, il a la potestas du chef des avocats. En procédure civile, la mise en état n’est plus l’exclusif du juge puisque les avocats peuvent l’organiser à travers la procédure participative. Même en matière pénale, l’avocat en vient à proposer une transaction dans certaines affaires… N’oublions pas que les avocats comme les juges ont des robes qui se ressemblent beaucoup surtout dans les juridictions de premier degré, car elles restent noires.
5. Tout ceci démontre, ce que chacun sait au demeurant, que les frontières sont poreuses, que les échanges existent et se multiplient. L’in(ter)dépendance, le « théorème de Truche » selon un bel article, est une réalité [8]. Mais rendre la justice [9] n’est pas défendre. Seul le juge dispose de la jurisdictio, et avec l’imperium, et si l’avocat intervient en tant que suppléant [10] du juges, il revêt momentanément l’habit du juge. Dans l’arbitrage qui peut être réalisé par des avocats, il faudra aller chercher l’exequatur. L’on sait aussi que le rôle des médias contribue à rendre flou les frontières. Il est des procès médiatiques qui font plus mal que les judiciaires. Et là, certains avocats se posent en pseudo juges voire procureurs. C’est néanmoins une parodie de justice et il ne faut pas en tirer la conclusion que l’avocat remplace le juge.
6. Il est essentiel également de ne pas considérer que l’avocat peut remplacer le juge parce qu’il en est devenu - et vice versa [11]. Dans ce cas, il cesse d’être avocat pour revêtir la qualité de juge et réciproquement. Ne confondons pas la compétence technique que la formation et l’expérience ont favorisée avec le rôle attribué à chaque professionnel. Changer de métier n’est pas substituer l’autre.
7. Dans la relation entre le juge et l’avocat, le terme peut-être le plus important est la conjonction de coordination « et », ce qui oblige donc à qualifier ce qu’est un avocat, et, un juge. Comme souvent, il faut alors distinguer pour tenter non pas d’unir mais de réunir. L’avocat semble « danser avec les juges » selon le beau titre d’un confrère [12].
Nous proposons de démontrer qu’il y a des obstacles fondamentaux à vouloir remplacer le magistrat par l’avocat (I). Toutefois, l’évolution de la résolution des différends promeut un évitement du jugement (II), conférant à l’avocat un rôle aux confins de celui du juge.
I. L’obstacle fondamental d’un remplacement : la figure du tiers impartial
Si dans une entreprise, il est possible de simplifier l’organisation, en matière de justice, il y a des figures imposées : l’avocat et le juge en sont [13].
A. La séparation indispensable entre le juge et les parties (et l’avocat)
8. Le principe de la justice est la séparation entre le juge et les parties. Cela puise dans de vieilles locations latines nemo iudex in causa sua (nul ne peut être à la fois juge et partie), aliquis non debet esse judex in propria causa, quia non potest esse judex et pars (personne ne doit être juge de sa propre cause, parce qu’il n'est pas possible d'être juge et partie), et judex reusque (juge et partie). Cette règle est évidente : le juge se doit d’être distinct des parties pour pouvoir rendre une décision en situation d’indépendance et d’impartialité. Cela explique pourquoi, le juge doit se récuser s’il est dans une situation où il pourrait avoir un conflit d’intérêts (ex. fréquents devant le tribunal de commerce avec les juges consulaires), et s’il y a des cas d’incompatibilités (ex. les liens de parenté). En matière d’arbitrage, les arbitres, qui pourraient être choisis parmi des magistrats ou des avocats doivent faire une déclaration d’indépendance. Le but est identique. Il convient de veiller à ne pas confondre le rôle de celui qui porte une cause et celui qui va la trancher. Le tiers-juge-arbitre doit être extérieur aux parties.
9. En conséquence, fondamentalement, l’avocat ne peut se substituer au magistrat sauf à devoir revêtir le costume de ce dernier et à renoncer à sa robe d’avocat. Si l’avocat vient à suppléer le juge (L. 212-4 du COJ), hypothèse exceptionnelle sinon inexistante en pratique, il devient le temps de cette mission juge [14]. Cette possibilité n’apparait pas de nature à devenir usuelle. Elle ne peut que rester singulière.
B. La garantie d’un procès équitable
10. L’avocat ne peut pas remplacer le magistrat parce que le procès équitable implique la présence et l’effectivité des rôles de chacun. Véritable étalon d’une justice moderne, le procès équitable s’est imposé depuis quelques décennies grâce notamment à la convention européenne des droits de l’homme (CEDH) de 1950. Comme indiqué plus haut, cet archétype du procès[15] suppose un juge indépendant et impartial, mais plus largement « s’exprime à travers des garanties qui forment un triptyque » [16] : la garantie d’accès à un juge, des garanties institutionnelles et procédurales, des garanties d’exécution.
11. Autrement dit, la question n’est plus uniquement mise sur la distinction entre le juge et l’avocat mais sur la manière dont le justiciable va pouvoir effectivement accéder au juge. Dans certains cas, la représentation de la partie est obligatoire de sorte qu’il faut impérativement un avocat. L’avocat est donc déjà un acteur obligé. Bien plus, il doit s’assurer que le déroulement du procès s’effectue dans des conditions conformes au standard du procès équitable : respect des droits de la défense, respect du contradictoire… En matière pénale, la présence de l’avocat est peut-être encore plus importante, car la partie est parfois en situation de privation de liberté.
12. L’avocat constitué apporte aussi son savoir juridique à son client. L’avocat va encore définir la matière du procès. C’est la partie qui fixe en matière civile la chose du procès, le juge en étant lié et ne pouvant statuer « ultra petita » selon l’article 5 du Code de procédure civile N° Lexbase : L1114H4Z.
13. Ces rappels fondamentaux inhérents au procès équitable prouvent incontestablement que l’avocat ne peut pas substituer le magistrat. Leur destin est lié et évolue.
II. L’hypothèse d’un évitement du juge : le développement de la justice consensuelle et négociée
14. Pour des raisons multiples de fond et de gestion, le législateur a encouragé le développement des modes alternatifs de règlement des différends (MARD), et même imposé, à peine d’irrecevabilité, des démarches amiables préalablement à la saisine de certains juges. Cela modifie le rapport aux juges dont l’évitement est recherché, sans que cela ne soit au détriment de la justice, d’où le rôle accrut aux avocats.
A. L’accord amiable mettant fin au litige
15. Avec les MARD, le juge peut être complètement ou partiellement évité (et non évincé) grâce à l’intervention de l’avocat. Avec la convention de procédure participative dans une instance, les avocats deviennent les acteurs de la mise en état dévolue aux magistrats. Ainsi, ils se substituent pleinement au juge. En réglant entre eux et leurs clients respectifs dans une médiation ou conciliation le différend, ils rendent sans objet la saisine du juge, figure classique de l’opération consistant à trancher les litiges. L’accord ainsi obtenu pourra se passer de la formule exécutoire si les parties exécutent spontanément les décisions consenties. Tout le process judiciaire est « privatisé » et placé sous l’égide des conseils et le cas échéant d’un autre tiers - non juge.
16. Cette justice privée sans juge a néanmoins des limites. Il reste l’impératif catégorique de l’ordre public, qu’un juge aura la mission de faire respecter. Le cordon ombilical n’est donc pas complètement coupé[17]. On observera que le notaire, autre professionnel du droit ni juge ni avocat, a pu être désigné magistrat de l’amiable, étant observé que la notion de magistrat ne recouvre pas celle statutaire. Cependant, c’est un signe que la figure tutélaire du juge peut être incarnée par d’autres.
B. La recherche de la vérité comme préfiguration de la justice : le modèle accusatoire avec la participation des parties
17. Si l’avocat n’est pas juge, l’on sait que la décision du juge dépendra très largement de ce que l’avocat conclura et plaidera. C’est lui qui alimente le juge. Son rôle va au-delà. À la faveur d’une certaine américanisation des procès, la recherche de la vérité est devenue un objectif majeur aujourd’hui. Il ne s’agit plus seulement de prouver, mais de connaitre la vérité. Le modèle accusatoire en pénal prend de l’importance et en matière civile et commerciale, il n’est plus rare de devoir contribuer à la vérité, comme en matière de procédure de « discovery » où il faut tout mettre sur la table. Dans ce cas, les parties sont des acteurs essentiels du procès qui ne se bornent pas à se contredire. Elles doivent favoriser l’œuvre de justice en faisant émerger la vérité des faits. Plus que les parties, c’est en réalité le travail des avocats qui est essentiel pour atteindre la justice qui, après cette décantation, pourra aboutir à des deals de justice [18], ou à une justice négociée [19] que le juge n’aura pratiquement plus qu’à entériner.
18. L’avocat ne se substitue pas au juge mais ce dernier devient subsidiaire à l’avocat en ce que son rôle est décisif alors que dans le schéma classique le juge est prééminent.
Conclusion : éviter la confusion des genres tout en encourageant les passerelles
19. Le plus simple est encore d’observer ce qui se passe dans les pays où il n’y a pas de juge, pas d’avocat. Ou dans les procès hors-normes comme celui de Nuremberg, d’Eichmann ou Barbie. La place de chacun se justifie et doit être exercée pleinement.
20. L’un des maux de notre époque est la confusion des concepts. Le policier devient médiateur social, l’enseignant gère souvent les problèmes familiaux, etc. Il va de soi qu’il faut se garder de concevoir une société rationalisée, à l’instar du phalanstère de Fourier. C’est le lit des idéologies. Ceci étant, la confusion des rôles s’avère néfaste. Au rugby, le pilier vient parfois remplacer l’ailier en soutien, mais il ne peut le substituer. De même que le demi de mêlée ne percutera pas comme une deuxième ligne. Chacun a un rôle bien défini. L’harmonie de l’équipe influera sur le résultat. Juge et avocat font partie de la même famille judiciaire. Autant leur singularité doit être respectée, autant leurs échanges doivent être amplifiés. Plutôt que de vouloir substituer des magistrats par des avocats, à l’instar des britanniques, il serait souhaitable d’encourager les passerelles et d’inciter les meilleurs avocats à rejoindre la magistrature qui n’en subirait pas ombrage. Ceux-ci ne sont-ils pas d’ailleurs souvent des arbitres ? En toute hypothèse, la relation entre l’avocat et le magistrat mérite d’être pensée en termes de complémentarité et non de commutation. Le tabouret de la justice a toujours trois pieds [20] : le juge, les avocats et les parties.
[1] Magistratures : des milliers de postes manquent à l’appel, Gazette du Palais, 16 février 2022 : il manquerait 1500 postes…
[2] V. Codaccioni, Justice d'exception - L'Etat face aux crimes politiques et terroristes, CNRS, 2015.
[3] Je préfère « acteur » de justice.
[4] Ch. Atias, Devenir juriste, LexisNexis, 2014.
[5] Gilles Accomando, Ancien Premier président de la Cour d’appel de Pau et ancien président de la Conférence nationale des Premiers présidents.
[6] Nathalie Roret, Ancienne Vice-Bâtonnière du Barreau de Paris.
[7] cf., Joël Moret-Bailly et Didier Truchet, Pour une autre déontologie des juristes, éditions Presses Universitaires de France, 2014.
[8] L. Zuchowitz, in Rendre la justice, (s. dir. de) R. Salis, Calman Levy, 2021, p. 543.
[9] Cf., Rendre la justice, (s. dir. de) R. Salis, op. cit.
[10] L. 212-4 du Code de l’organisation judiciaire N° Lexbase : L7725LPS.
[11] On notera que des hauts magistrats sont parfois devenus avocats après leur retraite. Des plus jeunes, notamment procureurs, deviennent avocats pour « gagner plus ». Quant aux avocats, c’est plutôt pour compenser une activité faible, moins stressante au quotidien avec des horaires, etc., ou des honneurs attachés à la fonction quand il s’agit d’accéder directement à la Cour de cassation ou à des hauts postes.
[12] A. Weber in William Baranès et M.-A. Frison-Roche, La justice. L’obligation impossible, Paris, Éditions Autrement (Série Morales, n° 16), 1994.
[13] V. A. Garapon, L’âne portant des reliques, essai sur le rituel judiciaire, Bayard Ed. centurion, 1985.
[14] Ce qui n’est pas sans poser des difficultés pratiques, car il faut s’assurer de l’absence de conflits d’intérêts, de l’impartialité, …, étant observé qu’il demeure la confraternité « en toutes circonstances ». La suspension ad hoc de la qualité d’avocat n’en fait pas disparaitre les obligations.
[15] Cf. l’excellent Théorie du procès, L. Cadiet, J. Normand, S. Amarni-Mekki, PUF Thémis, 3ème éd. 2020.
[16] S. Guichard (s. dir de), Droit processuel, Dalloz, n° 296 s., 10ème éd. 2019.
[17] Qu’il nous soit permis de renvoyer à notre article : Justice étatique et justice amiable : distinguer pour unir, in Mélanges en l’honneur du Professeur Jean-Marc Trigeaud, Editions Bière, 2020, p. 787.
[18] Deals de justice, dir. A. Garapon et P. Servan-Schreiber, PUF, 2013.
[19] Cf. La convention judiciaire d’intérêt public.
[20] Comme le dit sobrement mais fondamentalement une magistrate, B. Le Boëdec Maurel : "Avec les magistrats, l’avocat est un garant de l’Etat de droit", in Gaz. Pal, 8 février 2022, p. 3.
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