La lettre juridique n°890 du 13 janvier 2022 : Responsabilité

[Focus] Une révolution dans la capitalisation des rentes indemnitaires : l’avènement d’un logiciel de capitalisation

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par Christophe Quézel-Ambrunaz, Professeur à l’Université Savoie Mont Blanc, Centre de recherches en droit Antoine Favre, membre de l’Institut Universitaire de France

le 14 Janvier 2022

Mots-clés : responsabilité civile • dommage corporel • rentes indemnitaires • capitalisation des rentes • barème • table de capitalisation • logiciel de capitalisation

Depuis le début de ce mois de janvier 2022 est disponible en France un logiciel de capitalisation des rentes ; il s’agit d’une méthode de capitalisation alternative aux tables classiques, assez révolutionnaire. Un tel logiciel offre une précision accrue dans la détermination du capital indemnitaire, permet d’éviter un certain nombre d’erreurs répandues en pratique, et, surtout, réintègre dans le débat juridique des questions qui étaient auparavant préemptées par les concepteurs des barèmes. Cet article a pour but de faire le point sur les avantages attendus d’une capitalisation à l’aide d’un logiciel.


 

En matière de dommage corporel, les frais et dépenses subsistant de manière permanente sont toujours indemnisés sous forme de rentes. En transaction comme au contentieux, ces rentes peuvent être capitalisées, c’est-à-dire converties en capital. Cette capitalisation ne peut se soustraire aux exigences de la matière, notamment le principe de la réparation intégrale. Cette exigence n’est satisfaite que si l’opération de capitalisation permet le schéma intellectuel suivant : le capital est placé par la victime — dans un placement garantissant le capital comme les intérêts — qui retire périodiquement le montant de sa rente, augmenté selon l’indexation de celle-ci, consommant se faisant, jusqu’au terme de la rente, le capital et les intérêts qu’il a générés.

Jusqu’à ce jour, la capitalisation était réalisée à l’aide de tableaux ou tables de capitalisation, dont les plus usitées en pratique sont celles de la Gazette du Palais [1] et du BCRIV [2], auxquelles il faut ajouter les tables en matière de droit de la sécurité sociale, pour les accidents du travail [3], récemment mises à jour. Dans les projets de réforme de responsabilité civile, il est prévu qu’une table de capitalisation réglementaire permette la conversion des rentes – mode de réparation privilégié – en capital [4].

Une table de capitalisation classique se présente sous la forme d’un tableau à double entrée, généralement différent pour les hommes et pour les femmes, mettant en regard l’âge de la victime au jour de la consolidation et, soit l’âge de fin de rente, soit l’indication d’une rente donnée pour la vie entière. À l’intersection de la ligne et de la colonne adéquate, se lit un nombre, le prix de l’euro de rente, en d’autres termes le capital à constituer pour servir un euro de rente annuelle. En multipliant ce prix par le montant annualisé de la rente octroyée, on obtient le capital représentatif de la rente.

Une autre méthode est désormais accessible en droit français – elle l’était déjà depuis plusieurs années notamment chez nos voisins belges et suisses : la capitalisation à l’aide d’un logiciel. En l’occurrence, la société MatheMap propose le logiciel du Professeur Christian Jaumain, couramment utilisé en Belgique, et maintenant adapté aux données économiques et démographiques françaises [5]. Une telle avancée peut induire un changement radical des habitudes : des paramètres qui étaient auparavant prédéterminés par les auteurs des tables de capitalisation sont désormais modifiables et adaptables par les parties ou par le juge. Les juristes peuvent se réapproprier des décisions qui étaient jusque-là l’apanage des actuaires, puisque le praticien du droit se trouvait réduit à choisir entre les différents barèmes en circulation.

La capitalisation a une importance pratique considérable – et il ne faudrait pas croire que les choix en la matière soient neutres politiquement [6] – puisqu’une légère évolution d’un seul paramètre peut changer le montant de l’indemnisation de plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines de milliers d’euros. De nombreuses questions pourraient être soulevées à propos de cette pratique : le risque de dilapidation du capital pour la victime, l’opportunité de distinguer entre les femmes et les hommes, l’intérêt d’adopter un barème unique par rapport à la pluralité des tables existantes… Elles ne seront pas abordées ici.

Il s’agit seulement de comparer les deux méthodes de capitalisation, l’ancienne, à l’aide de tableaux, et la nouvelle, à l’aide d’un logiciel, pour mesurer l’importance du changement en cours, au-delà de l’ergonomie ou de la réduction du risque d’erreur de lecture.

I. Une précision accrue dans l’opération de capitalisation

L’usage de tables de capitalisation classiques conduit à des approximations regrettables, que le recours à un logiciel permet de résorber.

A. La capitalisation au jour près

Les tables de capitalisation fonctionnent selon l’âge entier révolu de la victime, au jour de la transaction, ou de la décision du juge. En d’autres termes, que la victime ait à ce jour 40 ans et 1 jour, ou 40 ans, 11 mois et 29 jours, elle sera considérée comme ayant 40 ans. Dans la seconde hypothèse — où la victime a quasiment 41 ans — l’arrondi rajeunit la victime de presque une année. Cette approximation joue à un double niveau, celui de l’espérance de vie proprement dite, et celui de la date dans le cours de la vie de la victime à laquelle elle obtiendra son capital indemnitaire frugifère.

L’importance de cette approximation apparaît à la lecture de deux lignes contiguës dans une table de capitalisation : pour une rente de 10 000 euros mensuelle capitalisée selon le barème de la Gazette du Palais à 0,3 %, un homme de 40 ans révolus reçoit un capital de 400 520 euros, et un homme de 41 ans un capital 391 100 euros, soit une différence de 9420 euros, ou de 2,4 %, soit presque une annuité de rente.

Des tables peuvent considérer que la ligne « 40 ans » corresponde à la capitalisation que devrait avoir une personne de 40 ans exactement, ou une personne de 40 ans et demi. Dans le premier cas, pour suivre notre exemple, la victime ayant presque 41 ans est surindemnisée ; dans le second cas, la victime ayant juste 40 ans est sous-indemnisée, et celle de presque 41 ans est surindemnisée dans la même proportion.

Un logiciel de capitalisation permet au contraire de capitaliser au jour près, en d’autres termes à l’âge exact de la victime au jour de la décision ou du jugement, ce qui anéantit cette approximation. Il suffit d’entrer la date de naissance de la victime, et la date exacte de capitalisation.

B. Le respect de la périodicité naturelle des rentes

Que les tables de capitalisation soient conçues pour des rentes trimestrielles (comme le BCRIV) ou annuelles (comme la Gazette du Palais), elles expriment un prix d’euro de rente pour l’année. En pratique, beaucoup de manques ou de besoins ne suivent pas cette périodicité : des frais de protection ou de transport peuvent être journaliers, des pertes de gains professionnels ou des frais d’assistance par tierce personne seront plutôt mensuels, des renouvellements de prothèses, de véhicules ou de fauteuil seront pluriannuels. Avec des tables de capitalisation, il est donc nécessaire d’annualiser les rentes avant de les capitaliser. Cette opération conduit à une approximation regrettable, favorable à la victime pour les rentes dont la périodicité naturelle est inférieure à l’année, défavorable lorsque cette périodicité est supérieure à l’année.

Supposons une victime née le 1er novembre 1992, de sexe masculin, qui présente, à la suite d’un accident de la circulation, les pertes et besoins suivants, qui sont tous considérés comme viagers : frais de protection urinaire, 4 euros/jour ; perte de gains professionnels futurs : 2100 euros/mois ; fauteuil roulant : 8000 euros tous les 5 ans. La capitalisation se fait au 20 janvier 2022. Les calculs sont réalisés à l’aide du logiciel du Professeur Jaumain [7].

Désignation

Rente

Annualisation de la rente

Capital, rente annualisée

Capital, sans annualisation de la rente

Différence

Protections urinaires

4 €/jour

4 x 365,25 [8] = 1461 €

76 162,98 €

76 030,06 €

+ 132,92 €

PGPF

2100 €/mois

12x2100 = 25 200 €

1 313 694,05 €

1 311 586,67 €

+ 2102,38 €

Fauteuil roulant

8000 €/5 ans

8000/5 = 1600 €

83 409,15 €

87 251,64 €

- 3842,49 €

La capitalisation à l’aide d’un logiciel permet de s’affranchir de ces approximations, en prenant en compte les rentes pour leur périodicité naturelle. Dans la mesure où cela correspond au comportement présumé de la victime, qui retire le montant de sa rente du capital, selon ses besoins, cette non-annualisation est plus respectueuse du principe de la réparation intégrale.

C. L’évaluation optimale de l’espérance de vie

L’espérance de vie, traduite par le quotient de mortalité, est un paramètre essentiel dans l’opération de capitalisation, que la rente soit donnée à temps [9] ou pour la vie entière. Ce paramètre doit être choisi au plus près de ce qu’est l’espérance de vie de la victime. Tables de capitalisation comme logiciel de capitalisation s’appuient sur les tables de mortalité de l’INSEE, mais les exploitent différemment.

Ces tables de mortalité sont triennales, et publiées annuellement : ainsi, la table des années 2018-2020 était précédée par la table 2017-2019, etc.. La triennalité est destinée à amortir les pics de mortalité conjoncturels, comme les canicules, les crises sanitaires… Les tables sont d’abord publiées dans une version « provisoire », puis, quelques années après, dans une version définitive — le temps que toutes les données relatives aux décès parviennent à l’INSEE. La correction entre tables définitives et tables provisoires du même millésime est infime, et très inférieure à la différence entre différents millésimes. Ainsi, pour les tables 2014-2016, l’écart moyen d’espérance de vie aux différents âges entre la version provisoire (en 2017) et la version définitive (en 2019) est de 0,007 année, soit un peu plus de 2 jours ; cet écart entre cette table, et la table 2017-2019 (provisoire en 2020) est de 0,216 année, soit plus de 2 mois et demi.

Il est donc raisonnable de penser que l’image la plus fidèle de l’espérance de vie actuelle est donnée par la table de mortalité la plus récente, serait-elle provisoire. Or, il se trouve que le barème 2020 de la Gazette du Palais tout comme le barème 2021 du BCRIV se basent sur les tables 2014-2016 ; pour les rentes du Code de la sécurité sociale, le nouveau barème [10] de décembre 2021 se base sur les tables 2013-2015.

Et encore, même donnée par les chiffres les plus récents en matière de mortalité, l’espérance de vie n’est jamais que celle au jour de l’indemnisation. Or, pendant la durée de la rente, l’espérance de vie varie, de telle sorte qu’il faudrait, pour calculer un capital représentant une indemnisation intégrale, intégrer dans le calcul l’évolution future de l’espérance de vie de la population. Bien entendu, nul ne peut connaître avec certitude quelle sera cette évolution. Deux hypothèses peuvent être faites : selon la première, l’espérance de vie ne variera plus dans le futur, ni à la hausse, ni à la baisse, les quotients de mortalité à chaque âge restant inchangés ; selon la seconde, l’espérance de vie continuera à évoluer sur la lancée qui était la sienne dans les années précédentes. Dans le premier cas, la table est dite stationnaire ; dans le second, elle est prospective. Les barèmes actuels de capitalisation reposent sur des tables stationnaires. Le logiciel de capitalisation de Monsieur Jaumain offre le choix à l’utilisateur de sélectionner la table prospective, ou la table stationnaire.

Ce choix consiste à faire un pari sur l’évolution future de la mortalité. L’hypothèse d’une stabilité n’offre aucune certitude ; au contraire, force est de constater que, dans les années passées, elle a toujours été démentie. Choisir une table prospective semble ainsi préférable.

II. La correction d’erreurs répandues dans la pratique

Au-delà des simples approximations, les inconvénients intrinsèques des tables de capitalisation ont conduit les praticiens à adopter des manières de faire qui sont erronées, d’un point de vue logique ou mathématique. Il n’est guère possible de les en blâmer, dans la mesure où n’existaient pas les outils pour capitaliser de manière rigoureuse ; néanmoins, maintenant que ces erreurs sont évitables, il serait souhaitable qu’elles ne soient plus commises.

A. La capitalisation sur deux têtes

La réparation intégrale consiste à remettre la victime dans la situation qui aurait été la sienne si le dommage n’était pas survenu. Lorsque des proches d’une personne décédée se plaignent d’en avoir perdu le soutien matériel, évoquant le poste de perte de revenus des proches, il faut les rétablir dans la situation dans laquelle ils auraient pu continuer à bénéficier de ce soutien. Si la victime directe n’était pas décédée, ce soutien aurait continué pour autant que cette personne, et le proche, se trouvaient tous deux en vie. Autrement dit, pour capitaliser la perte de revenus d’un proche, il faut prendre en compte deux espérances de vie, celle de la victime directe, et celle de ce proche. Techniquement, cela s’appelle une capitalisation sur deux têtes.

Les barèmes de capitalisation actuellement en usage ne permettent pas une telle opération. La pratique a donc opté pour la capitalisation sur la tête ayant la plus faible espérance de vie. Ce faisant, on prend en compte l’espérance de vie de l’une des têtes, mais l’on présuppose l’autre immortelle ! Une telle erreur n’a que peu de conséquences lorsque les espérances de vie sont très dissemblables, mais est considérable lorsqu’elles sont voisines.

Supposons ainsi qu’une femme née le 3 décembre 1976 décède dans un accident. Son conjoint, né le 5 mai 1978, évoque son préjudice de perte de revenus des proches, ce qui, compte tenu de la structure des revenus du foyer et de la part d’autoconsommation de la victime, correspond pour lui à une perte de 1100 euros par mois, pour la vie entière. La décision est rendue le 4 février 2022, la capitalisation est réalisée, selon la méthode traditionnellement utilisée avec les tables de capitalisation, sur la tête ayant l’espérance de vie la plus faible (ici, le conjoint), puis, sur les deux têtes, dans les deux cas par le logiciel du professeur Jaumain, au mois, en utilisant une table prospective de millésime 2022, et les paramètres recommandés.

Capitalisation sur une tête

Capitalisation sur deux têtes

Différence

609 897,07 €

528 304,68 €

- 81 592,39 €

L’erreur est donc supérieure à 15 % dans cet exemple !

B. La capitalisation au premier renouvellement

Lorsque des rentes sont pluriannuelles (cas des prothèses, des véhicules adaptés, des fauteuils roulants…) et qu’une première acquisition a eu lieu après la consolidation, mais avant la transaction ou la décision du juge, il est d’usage — et parfaitement justifié — de compter le coût de la première acquisition au titre des dépenses de santé futures ou des frais de véhicule adapté, et de ne capitaliser la rente qu’au premier renouvellement. En effet, il serait faux de postuler que le premier renouvellement aura lieu au lendemain de la décision, et il serait tout aussi faux de capitaliser « dans le passé » au jour de la première acquisition [11].

Néanmoins, il est courant, en pratique, que la méthode suivante soit utilisée : recherche de l’âge qu’aura atteint la victime au premier renouvellement, et capitalisation grâce au prix de l’euro de rente indiqué par la table de capitalisation pour une victime de cet âge. Cette méthode est fausse : elle néglige, en premier lieu, la hausse des prix entre le jour de la décision et le premier renouvellement, en deuxième lieu, les intérêts générés par le capital qui sera perçu et supposé placé, non au premier renouvellement, mais dès la transaction ou la décision, et, en troisième lieu, si la rente est considérée comme viagère, la probabilité que la victime décède avant la date du premier renouvellement.

L’usage de tables de capitalisation basées sur une rente annuelle ne permet que très difficilement d’éviter cette erreur ; si la capitalisation est réalisée par un logiciel, la date du premier renouvellement est paramétrable, et permet d’avoir une capitalisation exacte.  

C. La capitalisation différée

Le problème de la capitalisation différée est semblable dans son énoncé à celle de la capitalisation au premier renouvellement, mais se rencontre pour les rentes d’une périodicité inférieure ou égale à l’année qui ne doivent prendre effet que dans le futur. Typiquement, il s’agit du cas dans lequel la perte des droits à la retraite est indemnisée au titre de l’incidence professionnelle, pour une victime qui, au jour de la transaction ou de la décision de justice, n’a pas encore atteint l’âge de la retraite.

En pratique, il est souvent recommandé dans un tel cas de capitaliser à l’aide du prix de l’euro de rente qui correspond à l’âge auquel la victime devait prendre sa retraite [12]. Par exemple, pour un homme de 50 ans au jour de la capitalisation, qui subirait une perte de droits à la retraite de 3000 euros/an à compter de 63 ans, serait pris en considération le prix de l’euro de rente d’un homme à 63 ans. Cela est une erreur : là encore, sont négligés les revenus tirés du capital immédiatement perçu, l’effet de l’indexation des sommes correspondant à la rente jusqu’au premier arrérage, la probabilité de prédécès de la victime dans l’intervalle…

Pour éviter cette erreur, la méthode correcte revient à opérer par soustraction, entre deux capitaux fictifs : celui qui correspondrait à une rente, donnée pour la vie entière, perçue immédiatement (dans notre exemple, une rente pour la vie entière, de 3000 euros par an, pour un homme de 50 ans), et celui qui correspondrait à une rente temporaire perçue immédiatement, mais qui cesserait à la date à laquelle doit être perçu le premier arrérage (dans notre exemple, une rente temporaire pour un homme de 50 ans, jusqu’à 63 ans). La soustraction peut aussi se faire entre les prix de l’euro de rente (qui ne sont jamais que des capitaux correspondant à une rente annuelle de 1 euro), avant multiplication, et quelques décisions de justice procèdent ainsi, ce qui est très exact [13].

Pour reprendre l’exemple précédent, avec le barème de la Gazette du Palais à 0,3 %, l’écart se mesure ainsi :

Évaluation par utilisation du prix de l’euro de rente à 63 ans

Évaluation par différence des prix de l’euro de rente

Écart

3000 x 19,512 = 58 536 €

3000x (29,284-12,215) = 51 207 €

+ 7029 €

Un calcul permet donc, grâce aux tables de capitalisation, de se garder de cette erreur courante. Le logiciel présente néanmoins deux avantages. Le premier est de pouvoir faire la soustraction quel que soit le différé de la rente [14], alors que la table de capitalisation de la Gazette du Palais ne permet cela que pour les âges 16, 18, 20, 21, 25, 29, 50, 55, 59 à 69, celle du BCRIV de même, sauf les âges 29, 50, 59 et 69. Ces âges correspondent évidemment à la majorité des termes des rentes temporaires, et permettent également de calculer rigoureusement la majorité des rentes différées. Il ne peut néanmoins être exclu que quelques cas d’espèce échappent à cette possibilité. Le second avantage est que le logiciel permet de prendre en compte des tables prospectives, et donc, ce qui a été négligé jusqu’ici, la variation de l’espérance de vie entre le jour de la capitalisation et le jour de prise d’effet de la rente différée.

III. La réintégration dans le débat juridique des paramètres de la capitalisation

Lorsque sont proposées des tables de capitalisation, les auteurs de ces tables prennent position sur des paramètres du barème, notamment sur les taux à retenir. Une étude a d’ailleurs épinglé les changements de méthodologie affectant les éditions successives de certains barèmes [15]. Ces paramètres affectent considérablement le montant du capital alloué : il serait bon qu’ils soient dans le débat juridique contradictoire. La nature même des tables de capitalisation implique que ce débat est préempté par leurs concepteurs, les parties (à une transaction comme à une action en justice) ou le juge n’ayant qu’un choix limité entre quelques barèmes, et donc, un éventail de paramètres prédéterminés. La Chambre criminelle de la Cour de cassation s’en est d’ailleurs fait une raison puisque, dans une décision critiquable, elle estime que le juge n’a pas à soumettre le choix du barème de capitalisation au débat contradictoire [16]. Par ailleurs, ces paramètres étant changeants, il importe qu’ils puissent être mis à jour avec une grande réactivité : les rééditions des tables de capitalisation sont soumises au bon vouloir de leurs auteurs, alors qu’un logiciel permet à l’utilisateur (éventuellement guidé par les conseils de l’auteur) de faire évoluer ces paramètres librement, et à tout moment.

A. Le choix du taux d’intérêt

Le choix du taux d’intérêt est un paramètre essentiel de l’opération de capitalisation. Il s’agit du taux auquel on estime que la victime peut placer son capital, à la date à laquelle elle le reçoit. Le placement envisagé doit garantir non seulement le capital, mais encore les intérêts, car ceux-ci sont tout autant que le capital lui-même le support de l’indemnisation de la victime, en ce qu’elle est présumée retirer périodiquement sa rente en consommant tant le capital que les intérêts. Le barème de la Gazette du Palais, après avoir longtemps évalué ce taux d’intérêt à l’aide des obligations d’État (le TEC), a désormais, devant l’effondrement de celui-ci, opté pour une détermination à partir de portefeuilles d’actifs « sécurisés » ou d’assurances-vie [17]. Le BCRIV se fonde sur la courbe de taux d’intérêt publiée par l’EIOPA with volatility adjustment [18]. Le barème de la Gazette du Palais est donc à taux fixe, celui du BCRIV à taux variable — le taux dépend de la durée de la rente, ce qui est conforme aux données économiques : un placement sans risque à long terme offre un meilleur rendement qu’un placement sans risque à court terme. Par ailleurs, chaque barème a sa propre méthodologie pour déterminer une période d’observation des taux pertinente.

Le praticien doit avoir à l’esprit le caractère absolument déterminant des taux. Supposons qu’une perte de revenus de 1700 euros/mois, pour la vie entière, soit capitalisée le 4 février 2022, pour une femme née le 3 mars 1984, capitalisation au mois de manière viagère, en prenant en compte une inflation à 1,1 %, selon une table prospective millésime 2022, à l’aide du logiciel du Professeur Jaumain en prenant en compte les hypothèses de rendement retenues par la Gazette du Palais (1,4 % et 1,1 %) et d’autres.

Taux d’intérêt

Capital

1,4 %

999 058,40 €

1,1 %

1 085 274,81 €

0,9 %

1 148 679,44 €

0,75 %

1 199 669,43 €

Plus le taux d’intérêt (ou de rendement du capital) est élevé, plus le capital constitué est faible : en effet, on considère que le capital produira davantage d’intérêts et que, la victime tirant sa rente des intérêts comme du capital, ce dernier décroît à proportion de la hausse des premiers.

Il semble essentiel qu’un élément aussi fondamental que ce taux d’intérêt intègre le débat contradictoire, les parties devant discuter du taux que peut offrir un placement sans risque, garantissant capital comme intérêts, souscrit au jour de l’indemnisation. Seule l’utilisation d’un logiciel permet aux juristes de se réapproprier ce débat.

B. Le choix du taux d’indexation

Les tables de capitalisation couramment utilisées intègrent dans l’opération l’effet de l’inflation. En effet, si l’on suppose que la rente compensant une perte (perte de gains professionnels, perte de revenus des proches) ou un besoin (assistance tierce personne, dépenses de santé futures, frais de véhicule adapté…) est indexée, alors il faut anticiper l’effet à venir de cette indexation dans le calcul du capital, afin de permettre à la victime se servant elle-même sa rente d’indexer ses retraits. L’opération est délicate : tout l’intérêt de l’indexation est de rendre calculable une évolution de rente qu’il n’est pas réellement possible de prévoir ; et nul économiste ne se risque à prédire l’inflation ou l’évolution des salaires dans les 10, 15, ou 40 prochaines années.

Seules des hypothèses sont possibles, et les tables de capitalisation actuellement utilisées projettent une inflation observée dans le passé sur l’avenir — ce qui est la seule méthode envisageable. Malgré l’incertitude inhérente à l’opération, cela est en tous cas préférable à la posture qui consisterait à négliger l’effet de l’inflation, car cela introduirait une sous-indemnisation certaine et assumée de la victime, en contradiction avec les exigences de la réparation intégrale.

L’effet du taux d’indexation sur le capital constitué est similaire dans son importance à celui du taux d’intérêt, mais inverse dans sa direction. En d’autres termes, l’évolution à la hausse de ce taux entraîne une augmentation du capital, et vice-versa. Une évolution minime, surtout sur des durées longues, impacte fortement le capital. L’effet se comprend : ce taux d’indexation détermine la revalorisation de chaque prélèvement que la victime est supposée exercer sur son capital : toute augmentation suppose une augmentation corrélative du prélèvement effectué.

Comme pour le taux d’intérêt, il est possible de se réjouir de ce que cet élément, auparavant déterminé par les auteurs du barème, intègre le débat juridique. En particulier, le taux d’inflation n’est peut-être pas le critère toujours pertinent. Par exemple, pour l’assistance tierce personne, l’indexation doit se faire sur les salaires. Or, il peut être espéré que ceux-ci progressent un peu plus vite que l’inflation, de telle sorte que choisir un taux d’indexation supérieur de quelques dixièmes de points à celui de l’inflation serait une bonne pratique. Au contraire, lorsqu’un outil de capitalisation est utilisé pour évaluer un poste extrapatrimonial permanent, à partir d’un prix de journée, l’inflation (comme le taux d’intérêt) doit pouvoir être neutralisée, car sa prise en compte n’a aucun sens. Ainsi, le recours à un logiciel de capitalisation permet de différencier le taux d’indexation selon le poste à réparer, et le soumet au débat contradictoire.

C. Le choix entre rente certaine et rente viagère

En matière de dommage corporel, les rentes allouées, à temps ou pour la vie entière, sont toujours viagères [19], au sens où le décès du crédirentier met fin au service de la rente. L’intégration de ce caractère dans l’opération de capitalisation conduit à minorer le capital alloué pour tenir compte des probabilités de décès de la victime au cours du service de la rente. Pour le dire autrement, et en reprenant le schéma qui sert de fondement à la capitalisation, selon lequel la victime retire périodiquement le montant de sa rente du capital alloué et des intérêts qu’il génère, chaque retrait doit être minoré proportionnellement à la probabilité de décès de la victime à la date de l’arrérage considéré.

Concrètement, cela signifie que la victime qui aurait un comportement exemplaire, qui placerait l’intégralité du capital constitué au taux d’intérêt prévu par la capitalisation, et qui retirerait de celui-ci selon une périodicité parfaite sa rente, augmentée de l’indexation prévue, ne pourra se servir sa rente pendant la durée prévue de celle-ci (son terme, ou son espérance de vie pour les rentes données pour la vie entière).

Les barèmes de capitalisation de la Gazette du Palais et du BCRIV fonctionnent selon cette capitalisation de rente viagère. Il est possible de s’émouvoir de ce que le juge, en utilisant ces tables de capitalisation, alloue une rente, et la capitalise de telle sorte que le capital soit insuffisant pour que la victime se serve ladite rente : l’on pourrait voir ici une contradiction de motifs. D’ailleurs, si le juge écrivait dans sa motivation que le capital a été réduit en fonction de la probabilité de décès de la victime, il s’agirait peut-être d’un motif dubitatif — utiliser l’un des barèmes précités revient exactement à écrire cela ! Au-delà de ces considérations proprement juridiques, il peut être remarqué que ce mode de capitalisation convient parfaitement s’il s’agit de provisionner le service de rentes à de nombreuses victimes, mais est plus discutable pour une victime unique, qui n’est pas probablement ou partiellement morte à chaque arrérage, mais soit morte, soit vivante.

Ces inconvénients peuvent être palliés par la capitalisation d’une rente certaine ; en d’autres termes, pour les rentes temporaires, on estime que la victime doit recevoir un capital suffisant pour qu’elle en retire sa rente en vivant effectivement jusqu’à la date du dernier arrérage ; de même pour les rentes données pour la vie entière, pendant l’espérance de vie de la victime. Le barème de capitalisation de l’Université Savoie Mont Blanc proposait une capitalisation selon cette modalité [20]. Cette méthode n’est pas exempte de critiques : la capitalisation qui est faite est celle d’une rente dont la nature est particulière, et qui n’est pas celle allouée.

Supposons une victime, de sexe féminin, née le 3 mai 1966, dont une rente mensuelle de 500 euros est capitalisée le 4 février 2022 selon des tables prospectives, avec les paramètres économiques recommandés dans le logiciel du Professeur Jaumain.

Terme de la rente

Capital pour une rente viagère

Capital pour une rente certaine

63 ans de la victime

44 070,48 €

45 294,56 €

Vie entière

221 534,00 €

220 199,56 € (vie moyenne)

235 685,29 € (vie médiane)

L’impact du choix est d’autant plus important que la rente — donnée pour la vie entière ou à temps — doit être versée majoritairement dans des périodes de la vie où la mortalité est élevée. Au-delà de cet aspect quantitatif, des questions de principe se posent. Il est important qu’elles soient dans le débat.

En conclusion : la balle est dans le camp de la pratique !

Deux méthodes de capitalisation des rentes indemnitaires coexistent désormais : celle utilisant les tableaux de capitalisation à double entrée, et celle mettant en œuvre un logiciel de capitalisation. Cette seconde méthode présente des avantages indéniables, reste à savoir si la pratique osera changer ses habitudes, et l’adopter.

Il faudra aussi observer si le projet de réforme de la responsabilité civile, s’il était réactivé un jour, évolue pour s’abstraire du paradigme des tables de capitalisation classiques.

Enfin, nombre de paramètres sont désormais dans le débat contradictoire : le droit est à construire autour de ceux-ci. L’usage comme la jurisprudence pourrait en être la source, en attendant une éventuelle position légale. La frontière entre les questions de droit, et celles laissées à l’appréciation souveraine des juges du fond, est également à construire.

 

[1] Edition 2020 : Gazette du Palais, hors-série du 15 septembre 2020, [en ligne].

[2] Edition 2021 : J.-M. Sarafian, P.-L. Blanc et G. Macquart, RGDA juillet 2021, n° 200g1, p. 15

[3] Annexes mentionnées à l’article 1er de l’arrêté du 27 décembre 2011, tels que modifiées par l’arrêté du 22 décembre 2021, JORF n° 0302 du 29 décembre 2021 (N° Lexbase : L1808MA9).

[4] Art. 1273 de la proposition de loi portant réforme de la responsabilité civile, Sénat, 29 juillet 2020 ; Art. 1272 du projet de réforme de la responsabilité civile de mars 2017, Chancellerie ; v. A. Vignon-Barrault, Projet de réforme de la responsabilité civile du 13 mars 2017 et indemnisation du dommage corporel, RDSS 2019 p. 1033.

[6] Alors que cela pourrait être le sentiment de certains professionnels, v. l’étude de I. Sayn, Des barèmes et des juges, Droit social 2019 p. 293.

[7] [En ligne] ; sont utilisés les tables prospectives, millésime 2022, et les taux recommandés, la rente viagère pendant la vie entière.

[8] Le « 25 », parfois oublié en pratique, correspond à la prise en compte des années bissextiles.

[9] Sauf dans le cas de rentes temporaires certaines, pour lesquelles on estime que la victime ne décédera pas avant le terme de la rente.

[10] Arrêté du 22 décembre 2021 modifiant l’arrêté du 27 décembre 2011 modifié relatif à l’application des articles R. 376-1 et R. 454-1 du Code de la sécurité sociale (N° Lexbase : L1808MA9).

[11] F. Bibal, Précisions méthodologiques sur la capitalisation des préjudices futurs, Gaz. Pal. 22 janvier 2019, n° 340h5, p. 53.

[12] V. par ex. B. Mornet, L’indemnisation des préjudices en cas de blessures ou de décès, septembre 2021, p. 47.

[13] CA Caen, 1ère ch. civ., 16 juin 2020, n° 17/02043 (N° Lexbase : A67303NL) ; CA Caen, 1ère ch. civ., 30 novembre 2021, n° 21/00025 (N° Lexbase : A68107DL).

[14] Cette remarque pourrait d’ailleurs être étendue : pour les rentes temporaires, les tables ne proposent qu’un échantillon d’âge de dernier arrérage, contrairement au logiciel qui permet de paramétrer n’importe quel âge.

[15] APREF, Dommage corporel : De la pluralité des barèmes de capitalisation vers un barème officiel ?, Octobre 2019, [en ligne] ; et RGDA février 2020, n° 117e7, p. 7.

[16] Cass. crim., 5 avril 2016, n° 15-81.349, FS-P+B (N° Lexbase : A1714RCH) ; Bull. d’information 2016 n° 849, n° 1180 ; v. aussi, pour un barème appliquée à une partie non représentée (la CPAM), M.-C. Gras et B. Guillon, Capitalisation en droit commun de la créance de la sécurité sociale, Gaz. Pal., 19 janvier 2021, n° 394w3, p. 59.

[17] F. Planchet, G. Leroy et M. Leroueil, Barème de capitalisation 2020, Gaz. Pal., H.-S., 15 septembre 2020, p. 5.

[18] J.-M. Sarafian, P.-L. Blanc et G. Macquart, Indemnisation du dommage corporel : préjudices futurs patrimoniaux, RGDA juillet 2021, n° 200g1, p. 15.

[19] La pratique tend à appliquer le terme « rente viagère » à la rente donnée pour la vie entière – alors que les rentes temporaires sont viagères également, car elles ne sont pas servies après le décès du crédirentier.

 

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