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par Yann Bisiou, Maître de conférences en droit privé et sciences criminelles, Université Paul Valéry Montpellier 3, CORHIS EA 7400
le 07 Juillet 2021
Mots-clés : cannabis • cannabidiol • fiscalité • stupéfiants
Sous l’influence de la jurisprudence européenne, les entraves au développement du marché du « cannabis light », dénué d’effets psychotropes, et de ses dérivés à base de cannabidiol sont progressivement levées. Non sans ironie, l’attentisme des pouvoirs publics qui rechignent à réglementer ce nouveau marché offre aux opérateurs un avantage fiscal par rapport aux produits concurrents participant ainsi à la promotion d’une filière que l’État voulait interdire.
Dans un pays où la prohibition des stupéfiants en général, et celle du cannabis en particulier, sont des dogmes aussi puissants que l’infaillibilité pontificale dans l’Église catholique, le titre de cet article peut surprendre puisque le juge national comme le juge européen ont depuis longtemps posé le principe d’une fiscalité rigoureuse des activités illicites.
Le Conseil d’État considère que les revenus d’un trafic de stupéfiants sont assujettis à l’impôt sur le revenu au titre des bénéfices industriels et commerciaux (CE 18 mars 1981, n° 6404 N° Lexbase : A5186AKB et n° 7359 N° Lexbase : A5187AKC ; CE 8° et 9° s-s-r, 28 juillet 1999, n° 185525 N° Lexbase : A9294B8Q). Quant à la Cour de Luxembourg, si au nom de la neutralité fiscale elle considère que le trafic n’est pas soumis à la TVA lorsqu’il s’inscrit hors de tout circuit économique autorisé et surveillé (CJCE, 5 juillet 1988, aff. C-289/86, Vereniging Happy Family Rustenburgerstraat c/ Inspecteur der Omzetbelasting N° Lexbase : A2006AI7), elle admet que les actes qui lui sont connexes puissent être assujettis à la TVA lorsqu’une concurrence existe, y compris entre marché illicite et marché licite (CJCE, 29 juin 1999, aff. C-158/98, Staatssecretaris van Financiën c/ Coffeeshop “Siberië” N° Lexbase : A2002AIY). À ces principes s’ajoutent des moyens extraordinaires de reconstitution du patrimoine des criminels pour déterminer l’assiette des droits à recouvrer (CGI, art. 1649 quater-0 B, bis N° Lexbase : L0225LNN et LPF, art. L.76 AA N° Lexbase : L0641IH9).
Pourtant, depuis quelques années, profitant d’une exception à la prohibition en faveur des activités industrielles et commerciales portant sur des variétés de cannabis dépourvues de propriétés stupéfiantes (CSP, art. R5132-86, II N° Lexbase : L9825IWS), un nouveau marché s’est développé. Il concerne à la fois le commerce de fleurs de cannabis séchées issues de variétés sélectionnées pour contenir moins de 0,2 % de Tétrahydrocannabinol (THC, la substance active du cannabis) et d’extraits de cannabidiol (CBD), une molécule non psychotrope qui aurait des effets relaxants et pourrait se substituer en partie aux consommations de cannabis récréatif illicite.
Malgré l’hostilité des pouvoirs publics, ce nouveau marché connait un développement considérable. L’enquête eurobaromètre de 2020 indique que 8 % des européens ont déjà consommé des produits contenant du cannabis (EU, Special Eurobarometer 506, fevrier 2021, p. 58). En France, une étude commandée par l’ANSES estime qu’un vapoteur sur 10 consomme du CBD (ANSES-BVA, Étude sur les pratiques des vapoteurs, février 2020, p. 46). Quant aux industriels du secteur, ils prévoient que ce marché représentera un chiffre d’affaires de plus de 3 milliards d’euros à l’horizon 2025 (Prohibition Partners, The European cannabis report, éd. 6, 2021, p. 15).
Plutôt que de réglementer cette nouvelle activité, les pouvoirs publics ont cherché à l’interdire. En 2018, une dépêche du ministère de la Justice assimilait le commerce de ces produits à un trafic de stupéfiants, réclamant que des poursuites soient engagées « avec une particulière fermeté ». Nous avions souligné la fragilité de l’argumentaire du garde des Sceaux (Note de la DACG relative au régime juridique applicable aux établissements proposant à la vente au public des produits issus du cannabis (coffee shop), Lexbase Pénal, septembre 2018 N° Lexbase : N5501BXZ) et, en effet, après 3 ans de procédures le juge européen lui a donné tort. Au nom du principe de libre circulation des marchandises, la CJUE d’abord (CJUE, 19 novembre 2020, n° C-663/18 N° Lexbase : A1514379), la Cour de cassation ensuite, ont considéré que le droit français ne pouvait s’opposer à la commercialisation de produits contenant du CBD légalement fabriqués dans un autre pays européen. Dans un arrêt du 23 juin 2021, la Cour de cassation a étendu ce principe aux fleurs séchées contenant du cannabis à l’état de trace (Cass. crim., 23 juin 2021, n° 20-84.212, FS-P N° Lexbase : A95734WH).
Faute d’une réglementation adaptée, c’est le droit commun qui s’applique à ces nouveaux produits. Et le moins que l’on puisse dire c’est que d’un point de vue fiscal ce droit est très favorable aux industriels du cannabis. Pour le comprendre il convient de distinguer trois sortes de produits :
Le CBD est intégré à une multitude de produits, des cosmétiques en raison de ses propriétés anti-sébum, antioxydant, revitalisantes et protectrices pour la peau (Base CosIng, CAS #13956-29-1), des produits alimentaires, huiles, cookies, graines, des compléments alimentaires, des boissons et huiles « énergisantes » pour les sportifs, des aliments pour animaux de compagnie, etc. Ce sont les règles habituelles de TVA qui s’appliquent à ces différents produits ce qui permet aux produits alimentaires contenant du CBD de bénéficier du taux de TVA réduit à 5,5 % en application de l’article 278-0 bis, A, 1° du Code général des impôts (N° Lexbase : L9450LHH).
Lorsque le CBD est destiné au vapotage, la situation fiscale est plus complexe car les produits auraient pu être soumis aux dispositions relatives aux tabacs et produits assimilés. Toutefois, un récent rapport sur l’application de la Directive n° 2014/40/UE relative aux produits du tabac (N° Lexbase : L1190I3H) reconnaît que la réglementation des produits à base de CBD « n’est pas claire », formule pudique qui signifie qu’en l’état du droit ces produits échappent à la réglementation européenne sur les tabacs et produits assimilés (Rapport de la commission au parlement européen, au conseil, au comité économique et social européen et au comité des régions, COM(2021) 249 final, 20 mai 2021, § 9, p. 18).
En France également, les produits de vapotage à base de CBD échappent aux contraintes fiscales des tabacs. Jusqu’à son annulation par le Conseil d’État en 2017 (CE 1° et 6° ch.-r., 10 mai 2017, n° 401536, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A1021WCS) et son abrogation par la loi de finances pour 2020 (loi n° 2019-1479, du 28 décembre 2019, de finances pour 2020, art. 21 N° Lexbase : Z839238Z), le prélèvement spécial imposé aux fabricants et importateurs de produits de vapotage au bénéfice de l’ANSES ne concernait pas le secteur du CBD puisque seuls les produits contenant de la nicotine étaient visés par l’ancien article L. 3513-12 du Code de la santé publique (N° Lexbase : L9123LN9).
Par ailleurs, dans une affaire relative à l’interdiction de fumer dans les gares, la Chambre criminelle de la Cour de cassation a considéré que cette infraction ne concernait pas le vapotage, le « liquide, mélangé à l'air, [étant] diffusé sous forme de vapeur » et non fumé (Cass. crim., 26 novembre 2014, n° 14-81.888, F-D N° Lexbase : A5343M4N). La Chambre commerciale, citant la direction générale des douanes et des droits indirects, a encore indiqué, dans une procédure pour concurrence déloyale engagée par un buraliste, que la cigarette électronique ne constitue pas un produit du tabac au sens fiscal (Cass. com., 24 mai 2016, n° 14-25.210, F-D N° Lexbase : A0217RRH). Sans combustion, sans tabac et sans nicotine, les e-liquides contenant du CBD ne sont pas soumis au droit de consommation sur les tabacs, mais seulement à la TVA au taux de 20 %.
Reste le statut de la fleur de cannabis « light » qui représente jusqu’à 70 % du chiffre d’affaires des boutiques spécialisées. Elle est généralement fumée ce qui la ferait dépendre des dispositions relatives au tabac. La directive européenne de 2014 sur les produits du tabac inclut en effet les plantes dans ses articles 21 et 22 et, en France, le Code général des impôts assimile aux tabacs manufacturés « Les cigarettes et produits à fumer, même s'ils ne contiennent pas de tabac, à la seule exclusion des produits qui sont destinés à un usage médicamenteux » (CGI, art. 564 decies N° Lexbase : L7482HLP).
Un certain nombre de producteurs et importateurs ont d’ailleurs déjà déclaré leurs produits auprès de l’ANSES. On trouve ainsi dans la liste des autres produits à base de plantes un certain nombre de « sticks » (terme qui désigne un joint étroit) préparés avec des variétés titrant moins de 0,2 % de THC sous des marques comme « Cyclone Hemp », « Juicy Jay Hemp » ou « Kingpin Hemp » (ANSES, Liste des autres produits du tabac et produits à base de plantes, version au 1er juin 2021). Mais la plupart des importateurs ont choisi d’avoir recours à un subterfuge en vendant leurs fleurs comme infusion. Nul n’est dupe du fait que ces produits sont bien souvent fumés, mais cette qualification dispense les commerçants de se soumettre aux règles relatives au tabac. Mieux encore ce régime leur permet de bénéficier d’une TVA au taux réduit de 5,5 % en application des dispositions de l’article 278-0 Bis, A, 1° du Code général des impôts (BOI-TVA-LIQ- 30-10-10, § 200 N° Lexbase : X3843ALW).
L’administration pourra-t-elle requalifier ces produits pour les soumettre aux droits d’accises des tabacs ? On peut en douter. Certes, compte tenu de la lecture extensive que fait la CJUE de la Directive n° 2011/64/UE du 21 juin 2011 concernant la structure et les taux des accises applicables aux tabacs manufacturés (N° Lexbase : L1190I3H), l’administration pourrait se fonder sur les articles 2.2. et 5.1.a) de ce texte pour considérer que la fleur est susceptible d’être fumée sans transformation industrielle ultérieure. Elle entrerait alors dans le champ des produits assimilés aux tabacs. L’entreprise paraît toutefois bien aventureuse dès lors que les fleurs peuvent effectivement être consommées sous forme d’infusion. Dans une affaire concernant une pâte pour narguilé sans nicotine ni tabac, « Ice Frutz », la cour d’appel de Douai a refusé toute assimilation aux produits du tabac au motif que les douanes du pays d’exportation ne considéraient pas cette marchandise comme un produit assimilé au tabac et que les douanes françaises ne rapportaient pas la preuve que ce produit soit fumé (CA Douai, 21 mars 2019, n° 17/04163 N° Lexbase : A5215Y4W). De la même façon, si les douanes du pays d’exportation acceptent la qualification d’infusion et si ces produits sont effectivement consommables comme infusion, il est fort probable que le juge refuse la requalification.
Ainsi, à force de vouloir interdire le commerce du « cannabis light » et des produits contenant du CBD, les pouvoirs publics ont finalement offert aux opérateurs économiques un régime fiscal très avantageux si on le compare aux produits licites et illicites concurrents. Un argument de plus en faveur d’une réglementation spécifique du commerce du CBD et du « cannabis light » dans l’intérêt des consommateurs, de la santé publique et… des finances publiques.
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