La lettre juridique n°854 du 11 février 2021 : Propriété intellectuelle

[Focus] Accord APIG / Google ou la reconnaissance pratique de la valeur créée par les éditeurs

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par Fabienne Fajgenbaum et Thibault Lachacinski, nfalaw – SCP d'Avocats, Avocats au Barreau de Paris

le 10 Février 2021

Aux termes de plusieurs mois d'âpres négociations, Google et l’Alliance de la Presse d’Information Générale (APIG) ont annoncé, le 22 janvier 2021, la signature d’un accord ouvrant la voie à la rémunération de la presse hexagonale dont les contenus protégés sont repris par le moteur de recherche. D'une durée de trois ans, cet accord cadre fixe les principes selon lesquels Google négociera des accords individuels de licence avec les membres de l'APIG. Il signe surtout la prise en compte effective par Google d'un droit voisin très récemment consacré aux articles L. 218-1 (N° Lexbase : L4855LRA) et suivants du Code de la propriété intellectuelle, au profit des éditeurs et des agences de presse. L'occasion de revenir sur la genèse de cet accord et le ferme rappel à l'ordre adressé au moteur de recherche par l'Autorité de la concurrence [1], puis par la cour d'appel de Paris [2].

Acte I : la création d'un nouveau droit voisin au profit des éditeurs de presse

Les agrégateurs d'informations et les services de veille médiatique ont, très vite, fait de la réutilisation de publications de presse en ligne une partie importante de leur modèle économique, aussi bien qu'une source de revenus [3]. Longtemps, les éditeurs et agences de presse ont rencontré les plus grandes difficultés pour se faire rémunérer, n'étant pas reconnus comme des titulaires de droits. Fort de ce constat, l'article 15 de la Directive (UE) n° 2019/790 du 17 avril 2019, sur le droit d’auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique (N° Lexbase : L3222LQE), leur a reconnu un droit voisin du droit d'auteur [4]. L'objectif était ainsi de mettre en place les conditions d’une négociation équilibrée avec les services en communication en ligne, afin de protéger leurs investissements tant humains, que financiers [5]. À l'instar du droit des producteurs de bases de données [6], la défense des intérêts patrimoniaux des agences et éditeurs de presse était au cœur de la réflexion du législateur européen.

La France n’a pas attendu le délai du 7 juin 2021 laissé aux États membres pour transposer la Directive. La loi du 24 juillet 2019 [7] a consacré en droit interne le droit voisin des éditeurs et agences de presse. L'article L. 218-2 du Code de la propriété intellectuelle leur confère ainsi le droit d’autoriser ou d’interdire la reproduction de leurs publications par les plateformes, agrégateurs et autres moteurs de recherche. Ce droit ne se limite pas aux seuls contenus textuels, dans leur intégralité ou par extraits, mais s’étend également à d’autres œuvres ou objets protégés (comme des photographies ou des vidéos). La durée de cette protection est de « deux ans à compter du 1er janvier de l'année civile suivant celle de la première publication d'une publication de presse » [8].

Le législateur français a envisagé la négociation comme le moyen adéquat pour rendre possible une rémunération équilibrée des éditeurs et des agences au titre de leurs droits voisins. À cet effet, l'article L. 218-4 (N° Lexbase : L4858LRD) fait peser sur les services de communication au public en ligne une obligation de transparence.

Acte II : le passage en force de Google ou le refus unilatéral et systématique de toute négociation

Du fait de l'instauration de ce nouveau droit voisin, Google devenait redevable d'une rémunération équitable au profit des éditeurs et agences de presse dont il reprend et exploite les articles. Pourtant, telle n'a pas été l'option choisie par le moteur de recherche, qui a annoncé aux éditeurs et agences de presse qu’il ne reprendrait plus leurs contenus protégés, sauf à ce qu'ils lui en donnent l’autorisation à titre gratuit.

La part de Google sur le marché français des services de recherche généraliste s'établissait à plus de 93 % à la fin de l’année 2019 (contre environ 5 % pour le moteur de recherche Bing de son premier concurrent Microsoft) [9]. On évalue par ailleurs à 45,3 % du trafic total des membres de l’APIG la moyenne pondérée du volume de trafic redirigé par Google [10]. En l'absence d'alternative satisfaisante, le trafic généré par les contenus protégés affichés par le moteur de recherche est donc indispensable (car non remplaçable) et essentiel pour la viabilité économique des sites de ces éditeurs.  

En pratique, la mise en œuvre de la menace d’une dégradation de l’affichage de leur contenu aurait exposé les éditeurs de presse à une baisse de classement dans l'algorithme de Google, à l'origine d'une perte significative de trafic et donc de revenus ; mécaniquement, l'audience perdue aurait d'ailleurs été redirigée vers les concurrents qui auraient, eux, accepté la « proposition » unilatérale du moteur de recherche. Selon des tests effectués par le Groupe Figaro, un lien référencé sans photo ni description sur Google verrait ses performances de clics dégradées d’environ 50 %, impactant d'autant le trafic redirigé vers le site [11].

Au regard de cette situation économique particulière, les éditeurs de presse étaient placés devant une alternative mortifère : soit prendre le risque de perdre du trafic et des revenus au profit de leurs concurrents ; soit les conserver en se conformant à la politique d’affichage de Google c'est-à-dire en renonçant par avance à l'application de leur droit voisin nouvellement reconnu. Dans leur très grande majorité (87 %), les éditeurs de presse ont consenti une licence gratuite sur leurs contenus protégés au moteur de recherche. Ils ont d'ailleurs été contraints d'accepter des conditions plus défavorables [12] à celles prévalant avant l'entrée de vigueur de la loi du 24 juillet 2019…

Une telle dégradation de leur situation économique et juridique pouvait apparaître paradoxale, alors que l'objectif premier de la Directive était précisément de leur donner les armes pour mieux se défendre.  

Acte III : la mise au pas de Google par l'Autorité de la concurrence

Créée en 2018, l'APIG rassemble les trois syndicats professionnels de la Presse Quotidienne Nationale, Régionale et Départementale et le Syndicat de la Presse Hebdomadaire Régionale et représente près de 300 titres de presse d’information politique et générale [13], qui emploient près de 10 000 journalistes. À l'issue d'un précédent conflit survenu en 2013, l'APIG et Google avaient eu l'occasion de finaliser un accord ayant abouti à la création d'un fonds, dit « fonds Google », doté de 60 millions d'euros sur 3 ans.

Un tel accord n'était pas à l'ordre du jour en l'espèce. Considérant que, par son refus unilatéral et systématique de toute négociation visant à définir les conditions d’affichage et de rémunération des contenus protégés, Google cherchait à neutraliser l'effet utile de la loi du 24 juillet 2019 qui entendait faire de la négociation un élément central des relations avec les éditeurs et agences de presse, l'APIG [14] a saisi l'Autorité de la concurrence en novembre 2019. Autrement dit, bien que respectant apparemment la lettre de la loi, Google en violerait l'esprit.

Le 9 avril 2020, l'Autorité de la concurrence a ordonné des mesures d’urgence à l'encontre de Google dans le cadre de la procédure des mesures conservatoires [15]. En effet, en l’état de l’instruction, l’Autorité a considéré que Google était susceptible de détenir une position dominante sur le marché français des services de recherche généraliste et que les pratiques dénoncées étaient susceptibles d’être qualifiées d’anticoncurrentielles.

L'Autorité a notamment retenu que Google pourrait avoir imposé aux éditeurs et agences de presse des conditions de transaction inéquitables au sens des articles L. 420-2 du Code de commerce (N° Lexbase : L9606LQT) et 102 a) du TFUE (N° Lexbase : L2399IPK), en évitant toute forme de négociation et de rémunération pour la reprise et l’affichage des contenus protégés au titre des droits voisins. À ce stade de l'instruction, l'Autorité a ainsi considéré que l'application par Google d’un « prix nul » à l’ensemble des éditeurs de presse pour la reprise de leurs contenus protégés n’apparaissait pas comme constituant une mesure raisonnable, puisque Google retire un intérêt économique à la reprise de contenus protégés, alors que la loi sur les droits voisins vise à transférer une partie de ce gain aux éditeurs et agences de presse.

Par ailleurs, en traitant de façon identique les opérateurs, indépendamment d'un examen de leurs situations respectives, Google pourrait s'être rendue coupable de pratiques discriminatoires.

Enfin, les modalités de mise en œuvre de la loi sur les droits voisins par Google apparaissent susceptibles de contrevenir à l’esprit de la loi, sans justifications objectives (i) en utilisant la possibilité laissée aux éditeurs et agences de presse de consentir des licences gratuites pour imposer systématiquement un principe de non-rémunération pour l’affichage des contenus protégés sur ses services, sans aucune possibilité de négociation ; (ii) en refusant de communiquer les informations nécessaires à la détermination de la rémunération ; et (iii) en reprenant des titres d’articles dans leur intégralité en considérant qu’ils échappaient par principe à la loi sur les droits voisins.

En conséquence de cette atteinte grave et immédiate au secteur de la presse, une série de mesures a été imposée à Google, à titre conservatoire et dans l’attente d’une décision au fond ; en premier lieu, de négocier de bonne foi [16] la rémunération due par Google en vertu du droit voisin codifié à l’article L. 218-4 du Code de la propriété intellectuelle ; à cet effet, de faire preuve de transparence en communiquant les informations requises par la loi ; pendant la période de négociation, afin d'éviter que ce déréférencement ne fasse pression sur les éditeurs de presse et de garantir une négociation équilibrée, de maintenir les modalités d’affichage mises en place depuis l’entrée en vigueur de la loi n° 2019-775 et de prendre les mesures nécessaires pour que ni l’indexation, ni le classement, ni la présentation des contenus protégés repris par Google ne soit affecté [17].

Ces mesures conservatoires resteront en vigueur jusqu’à la publication par l’Autorité de la décision au fond. Pendant cette période et afin de s’assurer de l’effectivité de ces mesures conservatoires, Google doit adresser à l’Autorité des rapports réguliers sur les modalités de mise en œuvre de la décision.

L'Autorité de la concurrence a donc entendu lancer un signal fort à Google. Ce type de mesures conservatoires n'est en effet prononcé qu'à titre très exceptionnel [18]. Sa décision a été quasiment intégralement confirmée par la cour d'appel de Paris aux termes d'un arrêt du 8 octobre 2020 [19].

Reste désormais à attendre la décision qui sera rendue au fond par l'Autorité de la concurrence. Par le passé, Google a déjà été condamné à trois reprises pour abus de position dominante par la Commission européenne, respectivement à verser des amendes de 1,494 milliard d'euros (20 mars 2019, de 4,343 milliards d'euros (18 juillet 2018) et de 2,425 milliards d'euros (27 juin 2017). Le 19 décembre 2019 [20], l'Autorité de la concurrence avait pour sa part déjà infligé une amende de 150 millions d'euros à Google pour abus de position dominante et lui avait notamment enjoint de clarifier la rédaction des règles de fonctionnement de Google Ads.

Acte IV : Et maintenant…

L'accord-cadre conclu entre Google et l'APIG ouvre désormais la voie à une nouvelle phase de négociation d'accords individuels de licence directement avec les éditeurs de presse. Conformément aux dispositions du Code de la propriété intellectuelle, la rémunération prévue dans ces accords individuels devra être basée sur des critères tels que la contribution à l'information politique et générale, le volume quotidien de publications ou encore l'audience internet mensuelle.

De façon très pragmatique, Google a par ailleurs profité de ces négociations pour développer un nouveau service « News Showcase ». L'interface propose une amorce de lecture d'un article et renvoie le lecteur vers la source éditoriale, gage d'un gain de fréquentation pour les producteurs de contenu. Cet outil permet par ailleurs aux éditeurs partenaires de disposer d’un espace de visibilité important où ils pourront choisir les textes et les images mais également ajouter des listes à puces ou des articles connexes.

Si la ministre de la Culture a salué l'accord du 22 janvier 2021 [21], elle rappelle que Google n'est pas la seule entreprise débitrice de ce droit voisin et que les autres plateformes concernées doivent à leur tour se mettre en conformité avec la loi française et européenne. Il appartient par ailleurs à Google de trouver un accord similaire avec l’AFP, alors que les discussions avec le Syndicat des Éditeurs de la Presse Magazine ont jusqu’à présent tourné court.

Ainsi que le rappelle la ministre de la Culture, l'accord entre l'APIG et Google s'inscrit plus généralement dans un mouvement de rééquilibrage des relations entre les grandes plateformes numériques et leurs partenaires. Il marque une étape supplémentaire vers le Digital Services Act et le Digital Markets Act dont les projets de Règlements européens ont été publiés par la Commission européenne le 15 décembre dernier, en vue d'une adoption espérée pour les premiers mois de 2022...

 

[1] Aut. conc., décision n° 20-MC-01, 9 avril 2020 (N° Lexbase : X9925CIG),  V. Téchené, Lexbase Affaires, avril 2020, n° 632 (N° Lexbase : N2986BYA).

[2] CA Paris, Pôle 5, 7ème ch., 8 octobre 2020, n° 20/08071 (N° Lexbase : A14633XH), V. Téchené, Lexbase Affaires, octobre 2020, n° 651 (N° Lexbase : N4937BYI)

[3] Leur modèle économique repose principalement sur l'interaction entre des services fournis aux utilisateurs, sans contrepartie financière mais qui leur permettent d'accéder à leurs données personnelles, et les services de publicité en ligne dont ils tirent la majeure partie de leurs revenus.

[4] « Les États membres confèrent aux éditeurs de publications de presse établis dans un État membre les droits prévus à l'article 2 et à l'article 3, paragraphe 2, de la Directive 2001/29/CE pour l'utilisation en ligne de leurs publications de presse par des fournisseurs de services de la société de l'information […] ».

[5] Cf. considérant 61 de la Directive n° 2019/790.

[6] C. prop. intell., art. L. 341-1 (N° Lexbase : L3493ADQ).

[7] Loi n° 2019-775 du 24 juillet 2019 (N° Lexbase : N0322BYL), entrée en vigueur le 24 octobre 2019.

[8] C. prop. intell., art. L. 211-4, V (N° Lexbase : L4854LR9).

[9] Chiffres de l'Autorité de la concurrence (cf. Aut. conc., décision n° 20-MC-01, préc., point 162) et de la cour d'appel de Paris (CA Paris, 8 octobre 2020, n° 20/08071, préc.).

[10] Chiffres de l'Autorité de la concurrence (cf. Aut. conc., décision n° 20-MC-01, préc., point 225).

[11] Chiffres de l'Autorité de la concurrence (cf. Aut. conc., décision n° 20-MC-01, préc., point 123).

[12] Car offrant à Google la possibilité de reprendre davantage de contenus qu'auparavant.

[13] Dont Le Monde, Le Figaro, Libération, L'Humanité etc..

[14] Aux côtés de l'Agence France Presse et du Syndicat des Éditeurs de la Presse Magazine.

[15] C. com., art. L. 464-1 (N° Lexbase : L8200IBC).

[16] Ces négociations devront s’inscrire dans une période limitée à trois mois à compter de la demande de l’éditeur ou de l’agence de presse.

[17] Principe de neutralité.

[18] Déjà à l'encontre de Google (Aut. conc., décision n° 19-MC-01, 31 janvier 2019 N° Lexbase : X6682BL3) et, avant cela en 2016 (Aut. conc., décision 16-MC-01, 2 mai 2016 N° Lexbase : X7836APW).

[19] CA Paris, 8 octobre 2020, n° 20/08071, préc..

[20] Aut. conc., décision 19-D-26, 19 décembre 2019 (N° Lexbase : X0766CKL).

[21] Ministère de la Culture, communiqué du 22 janvier 2021 [en ligne].

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