La lettre juridique n°484 du 10 mai 2012 : Couple - Mariage

[Jurisprudence] 13 jours de prison par amour... Le refus de la Cour européenne de condamner l'obligation de la concubine de témoigner contre son compagnon

Réf. : CEDH, 3 avril 2012, Req. 42857/05 (N° Lexbase : A1295IHG)

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par Adeline Gouttenoire, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directrice de l'Institut des Mineurs de Bordeaux

le 10 Mai 2012

Illustration de la volonté de la Cour européenne des droits de l'Homme de ne pas reconnaître les mêmes droits aux simples concubins et aux couples ayant officialisé leur union, l'arrêt "Van der Heidjen c/ Pays Bas" du 3 avril 2012 marque les limites de la politique de subsidiarité du juge européen. En l'espèce, Madame H. vivait depuis 18 ans avec son compagnon dont elle avait eu deux enfants, lorsque celui-ci a été poursuivi pour meurtre. En vertu de l'article 217 du Code de procédure pénale néerlandais, qui ne dispense de l'obligation de témoigner que le conjoint ou le partenaire enregistré, elle fut sommée de témoigner contre son concubin, ce qu'elle persista à refuser. Ce refus lui valut 13 jours d'incarcération. Madame H. a saisi la Cour européenne des droits de l'Homme d'une requête fondée sur l'article 8 de la Convention (N° Lexbase : L4798AQR), en prétendant que l'emprisonnement qu'elle avait subi constituait une violation de son droit au respect de la vie familiale.

La Cour européenne reconnaît que la relation de facto existant entre la requérante et son concubin relevait de la vie familiale, en se fondant sur la durée de leur vie commune et sur le fait qu'ils ont eu deux enfants ensemble. Le concubinage -hétérosexuel comme homosexuel- est en effet dans la jurisprudence européenne constitutif d'une vie familiale au même titre que la relation de couple consacrée par le mariage (1).

La Cour européenne admet, en outre, que "même si l'obligation de témoigner imposée à la requérante est une obligation civique, la tentative des autorités pour contraindre l'intéressée à témoigner contre son concubin dans le cadre de poursuites pénales dirigées contre lui, s'analyse en une ingérence dans le droit de celui-ci au respect de sa vie privée et familiale".

Toutefois, la Cour européenne ne tire pas de la qualification de vie familiale toutes les conséquences auxquelles on aurait pu s'attendre puisqu'elle considère que l'atteinte à la vie familiale subie par la requérante est à la fois justifiée (I) et proportionnée (II).

I - Une atteinte justifiée à la vie familiale

Refuse d'examiner le grief de discrimination. La requérante prétendait qu'elle avait été victime d'une violation de son droit au respect de sa vie familiale fondée sur l'article 8 de la Convention et d'une discrimination dans le respect de ce droit fondée sur les articles 8 et 14 (N° Lexbase : L4747AQU) du même texte. La Cour européenne se contente, dans l'arrêt commenté, de répondre au premier grief et considère, ensuite, qu'ayant examiné en substance l'argument de la requérante, selon lequel elle aurait dû bénéficier du droit de refuser de témoigner qui lui aurait été reconnu si son union avait été officielle, il n'y avait pas lieu de l'examiner sur le terrain de l'article 14 combiné avec l'article 8. Autrement dit, la question de la différence de traitement entre les concubins, d'une part, et les époux et les partenaires, d'autre part, est traitée par le juge européen dans le cadre de l'analyse substantielle de l'atteinte à la vie familiale.

But légitime. Dans un premier temps, et selon une analyse classique des ingérences dans les droits garantis par la Convention, la Cour européenne constate que l'ingérence dans le droit au respect de la vie familiale poursuivait un but légitime consistant en la protection de la société par la prévention des infractions pénales, notion qui englobe la recherche de preuves en vue de la découverte et de la poursuite des infractions. La Cour souligne que le droit de ne pas témoigner s'analyse en une dispense de l'accomplissement d'une obligation civique d'intérêt général.

Nécessité de l'ingérence. La question qui se posait à la Cour européenne était celle de savoir si l'Etat défendeur a ou non violé les droits de la requérante au titre de l'article 8 en prévoyant dans sa législation que seule une catégorie restreinte de personnes -dont l'intéressée ne relève pas-, serait dispensée de l'obligation normale de témoigner en matière pénale. Ces personnes bénéficient ainsi du privilège d'échapper au dilemme moral consistant à devoir choisir entre livrer un témoignage sincère de nature à mettre en péril leur relation avec la personne poursuivie, et se parjurer afin de préserver cette même relation.

Inégalité de situation. La requérante estimait logiquement que, compte tenu de la vie familiale qu'elle menait avec son concubin et leurs enfants, elle aurait dû être pareillement dispensée de l'obligation de témoigner contre ce dernier ; elle soutenait qu'en dehors du fait qu'elle n'avait jamais été officialisée, leur relation était à tous égards identique à celle de deux époux ou de deux partenaires enregistrés. Reprenant l'analyse affirmée dans l'arrêt "Burden c/ Royaume-Uni" du 29 avril 2008 (2) ou plus récemment dans l'arrêt "Gas et Dubois c/ France" du 15 mars 2012 (3), la Cour européenne affirme que "le mariage confère un statut particulier à ceux qui s'y engagent" et que "de la même manière, les conséquences juridiques du partenariat enregistré distinguent ce type de relation des autres formes de vie commune". Elle en déduit que le législateur est en droit d'accorder un statut spécial au mariage ou au partenariat enregistré et de le refuser à d'autres formes de vie commune de fait.

Le caractère primordial de l'engagement public. Pour la Cour européenne, la différence essentielle entre le concubinage, d'un côté, et le mariage et le partenariat, de l'autre, réside dans l'existence d'un engagement public "qui va de pair avec un ensemble de droits et d'obligations d'ordre contractuel" ; elle considère que "l'absence d'un tel accord juridiquement contraignant entre la requérante et M. A a fait que leur relation de quelque manière qu'on puisse la définir, est fondamentalement différente de celle qui existe entre deux conjoints ou partenaires enregistrés". Le juge européen admet, ainsi, que les couples qui n'ont pas souscrit un engagement public puissent ne pas avoir accès à certains privilèges accordés aux couples dont la relation a été officialisée, et ce d'autant plus qu'aucun obstacle n'empêche les concubins d'accéder au partenariat enregistré, voire au mariage. L'atteinte à la vie familiale constituée par le refus d'accorder au concubin la dispense de témoigner qui est accordée à l'époux ou au partenaire est ainsi justifiée selon la Cour européenne des droits de l'homme, qui considère, en outre, qu'elle est proportionnée au regard de l'intérêt général en cause.

II - Une atteinte proportionnée à la vie familiale

Intérêt général important. Le but légitime poursuivi par le refus de dispenser la concubine de témoigner contre son compagnon réside dans un intérêt général que la Cour qualifie "d'important" car il s'attache à la poursuite d'infractions pénales. Cette importance explique la défaveur conséquente que subit la concubine. La Cour reconnaît, en effet, que dans différents domaines, plusieurs Etats contractants, dont l'Etat défendeur, traitent certaines dispositions entre particuliers de la même manière qu'elles soient prises dans le cadre du mariage ou dans celui d'une relation analogue au mariage, notamment en matière de sécurité sociale, ou de fiscalité. Toutefois, la nature et l'importance de l'intérêt protégé en cause permet, selon le juge européen, de considérer que la différence de traitement entre les couples en matière de dispense de témoigner est proportionnée. Cette affirmation de la Cour se fonde sur l'absence de consensus sur cette question parmi les Etats du Conseil de l'Europe qui permet de conférer en la matière une large marge d'appréciation à l'Etat défendeur (4). Cette conclusion peut paraître surprenante, notamment au regard de l'arrêt "Petrov c/ Bulgarie" du 22 mai 2008 (5) dans lequel la Cour avait affirmé que l'interdiction faite à un couple de concubins, dont l'un des membres était incarcéré, d'avoir des contacts téléphoniques dont seuls bénéficiaient les couples mariés, constitue une discrimination. On pourrait, en effet, penser que les couples doivent être traités de la même manière lorsque la disposition en cause est fondée davantage sur la relation affective ou sur la communauté de vie, que sur le statut juridique. Pour les contacts téléphoniques en prison, comme pour l'obligation de témoigner, c'est bien la nature des sentiments en cause et l'existence d'une relation de couple qui fondent la disposition. La différence de traitement selon que le couple est ou non officiel paraît alors disproportionnée. Il semble que la Cour se contente désormais d'une analyse abstraite de la différence de situation des différents couples, considérant que celle-ci résulte de la seule différence de statut, sans rechercher si, concrètement, au regard de la mesure en cause, les couples se trouvent dans une situation différente. Or, comme l'affirme les auteurs de l'opinion dissidente (6), "quelle que soit la forme de ses liens avec un suspect -mariage, partenariat enregistré ou relation durable du même ordre- le partenaire appelé à témoigner est confronté au même dilemme moral [-qualifié d'injuste et cruelle par d'autres magistrats de la cour -] dès lors qu'il doit choisir entre livrer un témoignage sincère au risque de mettre en péril sa relation avec le suspect, ou faire un faux témoignage afin de préserver cette relation. Ce qui importe ici, ce n'est l'obligation de témoigner dans le cadre d'une procédure pénale en général, mais la pression exercée pour arracher un témoignage à une personne liée à un autre par une relation relevant de la vie familiale au sens de l'article 8 de la Convention, qui inclut les relations de fait".

Appréciation abstraite. En se cantonnant à une appréciation abstraite de la différence de situation des couples, la Cour européenne des droits de l'Homme se démarque de l'analyse de la Cour de justice de l'Union européenne qui, dans son arrêt "Maruko" du 2 avril 2008 (7), énonce "qu'il est requis non pas que les situations soient identiques mais seulement qu'elles soient comparables, et, d'autre part que l'examen de ce caractère comparable doit être effectué non pas de manière globale et abstraite, mais de manière spécifique et concrète au regard de la prestation concernée". La Cour européenne aurait dû préciser, le cas échéant, quelle obligation découlant du statut d'époux ou de partenaire enregistré, notamment l'obligation d'assistance, que n'impliquait pas le statut de concubin, pouvait justifier la dispense de témoigner.

Lourdeur de la sanction. La disproportion de l'atteinte à la vie familiale est d'autant plus évidente, que la sanction effectivement infligée à la requérante est lourde. En conséquence de son refus d'obtempérer à l'obligation de témoigner, celle-ci s'est en effet vue infliger une détention de treize jours, alors même qu'elle était mère de deux jeunes enfants dont le père était incarcéré. Toutefois, la Cour européenne, décidemment particulièrement légaliste dans cette affaire, affirme que, si toute mesure impliquant la détention d'une personne présente une gravité certaine, dans les circonstances de l'espèce la mesure était justifiée par le non-respect d'un ordre de la justice et qu'elle était entourée de garanties suffisantes, notamment en termes de recours. Elle en conclut, donc, que la privation de liberté infligée à la requérante n'a pas emporté une atteinte disproportionnée aux droits que celle-ci tient de l'article 8 de la convention. Cette conclusion n'emporte pas vraiment la conviction. Comme l'affirme l'un des juges de la Cour, auteur d'une opinion concordante, "ce qui est toutefois plus difficile à admettre, c'est que si Mme H. n'est pas fondée à réclamer le privilège de ne pas porter témoignage, quand même le suspect est son compagnon de longue date et le père de ses enfants, elle ait pu être emprisonnée pour la forcer à remplir son obligation".

On ne peut que se rallier aux auteurs de l'opinion dissidente qui considèrent que "la mesure de contrainte ainsi infligée nous paraît constituer une atteinte sans commune mesure par rapport au droit au respect à la vie familiale de la requérante".


(1) F. Sudre (dir.), Les grands arrêts de la Cour européenne des droits de l'Homme, PUF, 6ème éd., 2011, p. 560.
(2) CEDH, 29 avril 2008, Req. 13378/05 (N° Lexbase : A1604D9B), RTDH, 2009, p. 513, obs. J.-P. Marguénaud.
(3) CEDH, 15 mars 2012, Req. 25951/07 (N° Lexbase : A6794IED), nos obs. Adoption de l'enfant de la concubine homosexuelle : la déception strasbourgeoise, Lexbase Hebdo n° 479 du 29 mars 2012 - édition privée (N° Lexbase : A6794IED).
(4) Dans leur opinion dissidente, les juges Tulkens, Vajic, Speilman, Zupancic et Lafranque contestent l'absence de consensus et considèrent que la majorité des Etats auraient de facto dispensé la requérante de témoigner dans une situation pareille.
(5) CEDH, 22 mai 2008, Req. 15197/02 (en anglais), GACEDH p. 587.
(6) Cf. supra, note 4.

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