La lettre juridique n°474 du 23 février 2012 : Santé

[Jurisprudence] Harcèlement dans l'entreprise : dur, dur d'être employeur !

Réf. : Cass. soc., 7 février 2012, deux arrêts, n° 10-18.035, FS-P+B+R (N° Lexbase : A3661ICL) et n° 10-17.393, FS-P+B (N° Lexbase : A3635ICM)

Lecture: 9 min

N0396BTT

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

[Jurisprudence] Harcèlement dans l'entreprise : dur, dur d'être employeur !. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/5946738-jurisprudence-harcelement-dans-lentreprise-dur-dur-detre-employeur
Copier

par Christophe Radé, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale

le 23 Février 2012

L'employeur répond de tous les faits de harcèlement qui surviennent dans l'entreprise même s'il n'en est pas personnellement l'auteur, et se trouve souvent confronté à des situations difficiles dans lesquelles il doit agir rapidement, sans toujours savoir exactement ce qu'il s'est passé. Deux arrêts rendus, le 7 février 2012, par la Chambre sociale de la Cour de cassation démontrent à quel point la situation de l'employeur peut être juridiquement délicate. Dans la première affaire (Cass. soc., 7 février 2012, n° 10-18.035, FS-P+B+R), l'employeur était confronté à une salariée qu'il suspectait d'avoir inventé de toutes pièces une fausse affaire de harcèlement pour tenter d'échapper à une sanction ; il se croyait sorti d'affaire après l'arrêt d'appel qui lui avait donné raison, mais celui-ci est cassé par la Haute juridiction qui réaffirme le principe selon lequel la mauvaise foi du salarié qui dénonce des faits de harcèlement "ne peut résulter de la seule circonstance que les faits dénoncés ne sont pas établis" (I). Dans la seconde (Cass. soc., 7 février 2012, n° 10-17.393, FS-P+B), l'employeur avait prononcé contre un salarié mis en cause dans une affaire de harcèlement une sanction disciplinaire sur la foi de témoignages nombreux et convergents de salariées qui s'étaient plaintes de son comportement, mais voit celle-ci annulée sous prétexte que les dispositions de l'article L. 1154-1 du Code du travail (N° Lexbase : L0747H9K), qui aménagent le régime de la preuve du harcèlement, ne profitent qu'au salarié (II). Dur, dur d'être employeur !
Résumés

- Cass. soc., 7 février 2012, n° 10-18.035, FS-P+B+R

Le salarié qui relate des faits de harcèlement moral ne peut être licencié pour ce motif, sauf mauvaise foi, laquelle ne peut résulter de la seule circonstance que les faits dénoncés ne sont pas établis.

- Cass. soc., 7 février 2012, n° 10-17.393, FS-P+B

Les dispositions de l'article L.1154-1, relatifs à la preuve du harcèlement moral, ne sont pas applicables lorsque l'employeur cherche à établir des faits de harcèlement moral de l'un de ses salariés.

Commentaire

I - Protection du dénonciateur du harcèlement : la mauvaise foi ne se présume pas !

Cadre juridique applicable. Le Code du travail contient depuis la loi "Roudy" de 1983 (loi n° 83-635 du 13 juillet 1983, portant modification du Code du travail et du Code pénal en ce qui concerne l'égalité professionnelle entre les femmes et les hommes N° Lexbase : L8407INP) des dispositions assurant la protection des salariés qui dénoncent des faits de discrimination sexiste ; des dispositifs comparables ont été mis en place par la loi du 2 novembre 1992 (loi n° 92-1179 du 2 novembre 1992, relative à l'abus d'autorité en matière sexuelle dans les relations de travail modifiant le code du travail et le code de procédure pénal N° Lexbase : L0260AIH) en matière de harcèlement sexuel, puis par la loi du 17 janvier 2002 pour le harcèlement moral (loi n° 2002-73 du 17 janvier 2002, de modernisation sociale N° Lexbase : L1304AW9).

Ces dispositions ont été généralisées à tous les types de discriminations par la loi du 27 mai 2008 (loi n° 2008-496 du 27 mai 2008, portant diverses dispositions d'adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations N° Lexbase : L8986H39) ; l'article 3 de cette loi dispose, en effet, qu'"aucune personne ayant témoigné de bonne foi d'un agissement discriminatoire ou l'ayant relaté ne peut être traitée défavorablement de ce fait" et qu'"aucune décision défavorable à une personne ne peut être fondée sur sa soumission ou son refus de se soumettre à une discrimination prohibée par l'article 2".

L'article 3 contient une référence à la "bonne foi" de celui qui témoigne ou relate qui ne figure pas dans les dispositions des articles L. 1152-2 (N° Lexbase : L0726H9R) et L. 1152-3 (N° Lexbase : L0728H9T) du Code du travail relatifs aux harcèlements moral et sexuel, mais la Cour de cassation en a fait application, dès 2009, et affirme depuis cette date qu'il se déduit de ces articles du Code du travail "que le salarié qui relate des faits de harcèlement moral ne peut être licencié pour ce motif, sauf mauvaise foi, laquelle ne peut résulter de la seule circonstance que les faits dénoncés ne sont pas établis" (1) et précise que la mauvaise foi du salarié ne peut être déduite du seul caractère erroné des faits dénoncés (2).

C'est ce que confirme ce nouvel arrêt rendu par la Chambre sociale de la Cour de cassation.

L'affaire. Une salariée, engagée en décembre 2005 par la société H. en qualité de vendeuse, avait, en septembre 2007, adressé à son employeur un certificat médical d'arrêt de travail faisant état d'un harcèlement. Elle avait été licenciée pour faute grave en février 2008 pour avoir dénoncé sans fondement des faits de harcèlement moral.

Elle avait demandé la nullité de ce licenciement mais avait été déboutée en appel, la cour ayant considéré qu'ayant dénoncé des faits qui n'étaient pas susceptibles de caractériser un harcèlement moral, elle était de mauvaise foi. La cour avait relevé que la dénonciation avait, en effet, été faite après un entretien de recadrage avec son supérieur hiérarchique, lequel après avoir témoigné de sa satisfaction sur son travail, avait constaté des attitudes contraires à la bonne entente dans le magasin, qu'assistée d'un avocat, et donc, nécessairement informée de la légèreté de ses accusations et de ses conséquences pour elle, elle les avait néanmoins confirmées, tout en omettant encore à ce jour d'apporter les précisions nécessaires à leur crédibilité. La Cour en avait conclu que les accusations de harcèlement constituaient une simple stratégie développée par la salariée après l'entretien et qu'il s'agissait là d'une manoeuvre délibérée pour se soustraire à l'exercice normal par l'employeur de son pouvoir de direction.

L'arrêt est cassé pour violation des articles L. 1152-2 et L. 1152-3 du Code du travail, la Chambre sociale de la Cour de cassation considérant qu'il s'agissait là de "motifs impropres à caractériser la mauvaise foi laquelle ne peut résulter que de la connaissance par le salarié de la fausseté des faits qu'il dénonce".

La Cour de cassation intransigeante. Si l'affirmation du principe n'est pas nouvelle, la sévérité de la cassation doit être ici soulignée car celle-ci est prononcée non pour manque de base légale, c'est-à-dire en raison de l'insuffisance de la motivation, mais bien pour violation de la loi, la cour d'appel ayant considéré comme établie la mauvaise foi de la salariée sans établir qu'elle avait connaissance de la fausseté des faits qu'elle dénonçait.

Or, l'examen de l'arrêt d'appel montre que les juges du fond s'étaient fondés sur un faisceau d'indices laissant apparaître que les faits dénoncés n'étaient que de simples allégations, non corroborées, et que cette accusation avait été lancée à la suite d'un entretien qui s'était mal passé avec son supérieur hiérarchique, ce qui suggérait l'utilisation frauduleuse de la technique de la dénonciation du harcèlement pour tenter de se placer artificiellement sous le régime protecteur de l'article L. 1152-2 du Code du travail.

Dans ces conditions, la cassation semble bien sévère non seulement parce que les circonstances entourant la dénonciation semblaient avoir été analysées avec attention, mais aussi parce que la Cour d'appel avait tenté ainsi de caractériser la mauvaise foi de la salariée, c'est-à-dire la manoeuvre consistant à inventer des faits de harcèlement pour tenter de se protéger d'un éventuel licenciement, de telle sorte qu'elle semblait bien s'être glissée dans le moule défini en 2009 par la Haute juridiction.

Un message sans ambiguïtés. Le message délivré dans ces conditions par la Cour de cassation est des plus clairs : il n'est pas possible de déduire la mauvaise foi des salariés de simples circonstances ni de simples présomptions : l'employeur (visé par cette solution au travers de la censure de l'arrêt d'appel) doit donc rapporter la preuve certaine que le salarié a intentionnellement dénoncé des faits imaginaires ; dès lors que certains indices laissent à penser que le salarié avait des raisons, même infimes, de s'estimer harcelé, alors cette preuve ne pourra en réalité résulter que d'un aveu, en pratique peu probable, ou de témoignages directs de collègues à qui la vraie fausse victime aurait avoué la supercherie ...

La voie est étroite, pour ne pas dire pratiquement infranchissable !

II - Protection du harceleur contre son employeur : l'employeur ne bénéficie d'aucun aménagement probatoire

Cadre juridique. Tenu à l'égard de ses salariés d'une obligation de sécurité de résultat qui permet à la victime d'obtenir réparation du dommage causé par le harcèlement même s'il n'a commis aucune faute personnelle et qu'il a au contraire réagi dès qu'il a eu connaissance des faits litigieux, l'employeur a tout intérêt à se montrer extrêmement vigilent pour prévenir au sein de l'entreprise tout risque de harcèlement en prenant les mesures qui s'imposent dès que certains signes de tension apparaissent au sein d'une équipe. L'employeur aura alors tout intérêt à séparer les salariés en conflit, lorsque c'est possible.

Il peut aussi prononcer contre le salarié qu'il estime être coupable de harcèlement une sanction disciplinaire pouvant aller jusqu'au licenciement ; on sait d'ailleurs que la Cour de cassation facilite ces sanctions en considérant que les faits de harcèlement constituent par principe une faute grave (3), justifiant un licenciement immédiat sans indemnités, et accepte de prendre en compte des faits commis en dehors du lieu et du temps de travail dès lors qu'ils se rattachent à la vie de l'entreprise (4).

Reste à déterminer si le régime probatoire très favorable réservé aux victimes par le Code du travail peut également profiter à l'employeur lorsqu'il cherche à prouver le harcèlement de l'un de ses salariés. C'est à cette question, à notre connaissance inédite, que répond, par la négative, la Cour de cassation dans cet autre arrêt (Cass. soc., 7 février 2012, n° 10-17.393, FS-P+B) en date du 7 février 2012.

L'affaire. Un salarié avait fait l'objet d'une mise à pied disciplinaire de trois jours pour des faits de harcèlement commis sur une salariée de l'entreprise.

Cette sanction avait été annulée en appel, et l'entreprise cherchait à obtenir la cassation de cette décision, en vain puisque le pourvoi est rejeté.

Le demandeur faisait valoir que l'employeur avait rapporté l'existence d'éléments de fait qui laissaient supposer que le salarié avait bien été l'auteur de faits de harcèlement (courriers de salariées harcelées, témoignage d'un collègue indiquant que l'intéressé reconnaissait lui-même qu'il était un "mauvais plaisantin" ne niant pas aller parfois trop loin).

Pour rejeter le pourvoi, la Cour indique que "les dispositions de l'article L.1154-1 ne sont pas applicables lorsque survient un litige relatif à la mise en cause d'un salarié auquel sont reprochés des agissements de harcèlement moral", ce qui contraint l'employeur à ne pas se contenter de simples présomptions et à établir que le harcèlement est bien constitué dans tous ces éléments.

La solution est pleinement justifiée sur le plan juridique, même si elle place l'employeur dans une situation délicate.

Une solution parfaitement justifiée juridiquement. Sur un plan strictement juridique, l'affirmation est indiscutable. Il suffit d'ailleurs de lire l'article L. 1154-1 du Code du travail pour s'en convaincre puisque le texte vise bien, comme bénéficiaire du régime probatoire allégé, "le candidat à l'emploi, à un stage ou à une période de formation en entreprise ou le salarié", et nullement l'employeur, alors qu'il aurait pu se contenter de viser les circonstances ("lorsqu'il survient un litige [...]"). Dès lors, l'employeur, qui ne peut revendiquer le recours à ce régime dérogatoire, est soumis au droit commun de la preuve.

Une solution pratiquement problématique. Pratiquement, la solution n'est pas des plus confortables pour l'employeur qui se trouve coincé entre la nécessité de réagir vite, dès qu'un risque de harcèlement apparaît, et la prudence qui le conduit à attendre d'avoir suffisamment d'éléments pour caractériser le harcèlement du salarié pour pouvoir agir, au risque de voir sa responsabilité engagée pour n'avoir pas réagi assez rapidement.

L'employeur marche donc sur un fil, même s'il n'est pas dépourvu de toute marge de manoeuvre. Certes, il devra prouver que le salarié a effectivement commis des faits avérés de harcèlement pour le sanctionner sur le plan disciplinaire, même s'il ne va pas jusqu'au licenciement pour faute grave. Mais il dispose d'autres armes qui peuvent se montrer tout aussi efficaces : entretien de "recadrage", accompagné ou non d'un avertissement verbal, changement de fonctions, sans modification du contrat de travail, pour faire cesser une situation tendue entre salariés, etc. Il devra toutefois avec agir avec circonspection car plus il agira vite (et il se doit de réagir rapidement) plus il aura de mal à prouver le harcèlement ... ad augusta per angusta !


(1) Cass. soc., 10 mars 2009, n° 07-44.092, FP-P+B+R (N° Lexbase : A7131EDH), v. nos obs., Nullité du licenciement du salarié qui se trompe de bonne foi en dénonçant des faits non avérés de harcèlement, Lexbase Hebdo n° 343 du 26 mars 2009 - édition sociale (N° Lexbase : N9827BIS).
(2) Cass. soc., 27 octobre 2010, n° 08-44.446, FS-D (N° Lexbase : A0297GDD).
(3) Dernièrement Cass. soc., 11 janvier 2012, n° 10-12.930, M. Olivier Pointet, FS-P+B sur le second moyen (N° Lexbase : A5262IA7), v. les obs. de L. Casaux, Le harcèlement sexuel en dehors du temps et du lieu de travail constitue une faute grave, Lexbase Hebdo n° 470 du 26 janvier 2012 - édition sociale (N° Lexbase : N9830BSU) : "les propos à caractère sexuel et les attitudes déplacées du salarié à l'égard de personnes avec lesquelles l'intéressé était en contact en raison de son travail ne relevaient pas de sa vie personnelle".
(4) Cass. soc., 19 octobre 2011, n° 09-72.672, FS-P+B (N° Lexbase : A8479HYP), Cass. soc., 11 janvier 2012, préc..

Décisions

- Cass. soc., 7 février 2012, n° 10-18.035, FS-P+B+R (N° Lexbase : A3661ICL)

Cassation, CA Rennes, 5ème ch., 30 mars 2010, n° 09/00387 (N° Lexbase : A6012EU9)

Textes visés : C. trav., art. L. 1152-2 (N° Lexbase : L0726H9R) et L. 1152-3 (N° Lexbase : L0728H9T)

Mots-clés : harcèlement, dénonciation, mauvaise foi, preuve

Liens base :

- Cass. soc., 7 février 2012, n° 10-17.393, FS-P+B (N° Lexbase : A3635ICM)

Rejet, CA Dijon, ch. soc., 29 avril 2010, n° 09/00491 (N° Lexbase : A4074GA7)

Textes concernés : C. trav., art. L. 1154-1 (N° Lexbase : L0747H9K)

Mots-clés : harcèlement, sanction disciplinaire, preuve

Liens base :

newsid:430396