La lettre juridique n°474 du 23 février 2012 : Éditorial

L'Inquisition constitutionnelle : Debré, Torquemada, même combat ?

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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

le 27 Mars 2014


"Purger l'ordre juridique des dispositions inconstitutionnelles, permettre au citoyen de faire valoir les droits qu'il tire de la Constitution et assurer la prééminence de la Constitution dans l'ordre juridique", tel est, selon le Professeur Bertrand Mathieu, l'ambition de la question prioritaire de constitutionnalité, plus connue désormais sous l'acronyme familier de QPC. "Purger", le vocable est fort : du latin purgo (nettoyer, purifier), il tire son origine des termes grecs "passer par le feu"...

Oh ! Je vous vois venir : établir un parallélisme entre la QPC et l'Inquisition, encore un théorie tirée par les cheveux...

Bon, passons sur le fait que la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, introduisant les articles 61-1 et 62 dans la Constitution de 1958, fut adoptée à l'initiative du proto-chanoine de la cathédrale Notre-Dame d'Embrun et, néanmoins, chanoine ad honores de Saint-Hilaire de Poitiers, de Saint-Julien du Mans, de Saint-Martin de Tours, de Saint-Maurice d'Angers, de Saint-Jean de Lyon, de Saint-Etienne de Châlons et de Saint-Germain-des-Prés à Paris ! On est tout de même loin du Concile de Latran II de 1139 et de son Anathème contre les ennemis de la Foi.

Mieux ! Rien n'est plus laïque que la QPC : l'article 61-1 de la Constitution ouvre aux citoyens le droit de contester, à l'occasion des procès intentés devant les juridictions administratives et judiciaires ou celles régies par le Code des juridictions financières, la constitutionnalité d'une loi portant atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit. Voilà donc la "recherche d'un absolu légitimant la Loi", aurait pu écrire Hannah Arendt. Mais, si la philosophe allemande parlait de légitimation de la Loi, dans son Essai sur la Révolution, c'était au sujet du culte de l'Etre suprême ; ce culte, certes déiste, des valeurs dont se réclamait la République, imposé par décret du 18 floréal an II, sous l'égide de Robespierre, et visant à une déchristianisation progressive de la société française. La Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen (celle de 1793) était, ainsi, affichée sur les murs des temples de la Raison, comme pour mieux répandre le nouveau culte iconoclaste... mais, un culte tout de même. Alors, que la DDHC et le reste du bloc constitutionnel soient l'alpha et l'oméga de la société française, les normes et "valeurs" auxquelles tout doit être subordonné, il ne s'agit là, bien entendu, que d'un parallélisme trompeur. Rien à voir avec cette "institution barbare" chargée de purger l'hérésie du monde chrétien et de consacrer l'orthodoxie, c'est-à-dire de statuer sur la conformité doctrinale d'une croyance ou d'un acte aux normes et "valeurs" auxquelles tout est subordonné !

Bon, il faut dire que la procédure inquisitoire de la QPC ne nous aide pas, non plus, à nous détacher de ce parallélisme encombrant. L'on sait que, si l'hérésie était l'apanage des tribunaux d'exception de l'Inquisition, c'est bien parce que l'inquisiteur pouvait se saisir lui-même d'une question ; contrairement, aux juridictions séculières ou ecclésiastiques ordinaires, il procédait aux enquêtes sur sa propre initiative. Or, la loi organique du 10 décembre 2009, les décrets du 16 février 2010, ainsi que le règlement intérieur sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité auraient pu se contenter d'établir une procédure accusatoire, selon laquelle seule la dénonciation d'un vice de conformité d'une norme législative pouvait saisir in fine le Conseil constitutionnel. Mais, cela aurait été renier la spécificité inquisitoriale française. L'on ne se bat pas, en haut lieu, pour maintenir l'institution du juge d'instruction, "le personnage le plus puissant de France", selon Napoléon, pour abandonner cette vieille "passe" judiciaire que constitue l'office du juge. C'est pourquoi l'article 7 du règlement de procédure du 4 février 2010 permet au Conseil constitutionnel de soulever d'office un grief d'inconstitutionnalité non soulevé par l'auteur de la question. Il peut, ainsi, se prononcer, le cas échéant, sur des questions n'ayant pas été soulevées par les juridictions ordinaires, ou même, n'ayant pas été renvoyées par la Cour de cassation ou le Conseil d'Etat, alors qu'elles avaient été soulevées devant le juge a quo. Les Sages de la rue de Montpensier en font peu l'usage, comme en matière de droit d'appel de la personne mise en examen contre les ordonnances et décisions du juge d'instruction et du juge des libertés (Cons. const., décision n° 2011-153 QPC du 13 juillet 2011), mais ils rappellent que l'incompétence négative du législateur peut être soulevée d'office par le Conseil (Cons. const., décision n° 2010-33 QPC, du 22 septembre 2010). Toutefois, divergence fondamentale, le Conseil constitutionnel ne s'autosaisit pas pour autant, mis à part les cas de saisie automatique pour les règlements des assemblées ou les lois organiques, et à l'exception du cas où "l'autorité de filtrage" ne remplit pas, lui, son office dans le délai de trois mois à compter de sa saisine ; encore que le Conseil constitutionnel puisse rejeter une demande tendant à sa saisine directe, comme dans cette décision du 2 février 2012.

Point de parallélisme trompeur, vous dis-je ! Mais, il faut admettre que les terminologies sont facétieuses : on soumet à la question une disposition législative, comme Bernard Gui cherchait l'aveu d'une hérésie en torturant le corps et l'âme. Désormais, la loi est décortiquée, triturée, analysée dans tous les sens et, surtout, dans celui favorable à l'instruction à charge pour établir sa non-conformité doctrinale ou, au contraire, pour le Gouvernement, son orthodoxie exemplaire... Certes, les dispositions déclarées non conformes aux droits et libertés garantis par la Constitution ne sont pas "excommuniées", elles sont simplement écartées de l'ordre normatif, et ce faisant de la société, pour être parfois brûlées en place publique à l'image des anciennes dispositions relatives à la garde à vue... Toutefois, comparaison n'est pas raison.

Reste à savoir à qui profite la QPC. "L'histoire de l'Inquisition est l'illustration du drame qui menace les hommes chaque fois qu'une liaison organique s'établit entre l'Etat et l'Eglise", écrivait Bartolomé Bennassar, dans L'inquisition espagnole, XVème-XIXème siècles. L'historien espagnol montre, là, la concussion organique entre l'Inquisition et le pouvoir, qu'il soit temporel ou spirituel. L'enquête inquisitoriale, quel bon moyen d'envoyer ad patres une idée ou un personnage encombrant ! La lutte contre l'hérésie constituait, alors, le moyen de préserver l'ordre social ; et pour sûr, Frédéric Ier Barberousse ne s'est pas fait prier lorsqu'il reçut, de la décrétale ad abolendam, en 1184, les rennes de l'Inquisition, dans tout l'Empire. Le contrôle de la constitutionnalité des lois en France était, quant à lui, dans le débat doctrinal depuis au moins un demi-siècle, et il est entré dans le débat politique il y a vingt ans. La réforme constitutionnelle a, dès son entrée en vigueur, "bousculé bien des habitudes et bien des conservatismes juridictionnels", comme l'annonçait Bertrand Mathieu, devant la commission des Lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la République. Mais, l'autre enjeu essentiel de cette réforme était de ne pas attenter à la sécurité juridique, plus que nécessaire. Il convenait, dès lors, de limiter les possibilités de recours à des fins purement dilatoires, d'où le filtre juridictionnel. Aussi, contrairement à l'Inquisition, la QPC est le résultat d'un savant équilibre entre une émancipation des droits du justiciable et la nécessité de maintenir l'ordre juridique, et donc social ; si la QPC profite aux justiciables, pour un plus grand respect de leurs droits et libertés, elle constitue un contre-pouvoir certain, certes encadré, mais non un avatar procédural au service des pouvoirs publics. C'est tout le contraire de l'Inquisition en somme ! A moins qu'au lieu et place de la Foi, ce soit le Peuple qui prime, désormais... Autre dieu, mêmes moeurs ; dès lors, la Raison peut bien constituer la nouvelle doxa, le principe est, finalement, toujours de contrôler la conformité à la norme supérieure, qu'elle soit un décalogue ou non...

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