La lettre juridique n°817 du 19 mars 2020 : Responsabilité

[Brèves] Mise en balance entre le droit au respect de la vie privée et la liberté d’expression : précision quant au critère de la contribution de la publication incriminée à un débat d'intérêt général

Réf. : Cass. civ. 1, 11 mars 2020, n° 19-13.716, FS-P+B (N° Lexbase : A76243I9)

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[Brèves] Mise en balance entre le droit au respect de la vie privée et la liberté d’expression : précision quant au critère de la contribution de la publication incriminée à un débat d'intérêt général. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/57260683-breves-mise-en-balance-entre-le-droit-au-respect-de-la-vie-privee-et-la-liberte-dexpression-precisio
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par Manon Rouanne

le 07 Mai 2020

► En précisant, dans le cadre de la mise en balance entre deux droits ayant la même valeur normative en conflit que sont, d’un côté, le droit au respect de sa vie privée et familiale consacré à l’article 9 du Code civil (N° Lexbase : L3304ABY) et à l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme (N° Lexbase : L4798AQR) et, de l’autre côté, la liberté d’expression consacrée à l’article 10 de la même Convention (N° Lexbase : L4743AQQ), que l'atteinte portée à la vie privée d'une personne publique ne peut être légitimée par le droit à l'information du public que si le sujet à l'origine de la publication en cause relève de l'intérêt général et si les informations contenues dans cette publication, appréciée dans son ensemble et au regard du contexte dans lequel elle s'inscrit, sont de nature à nourrir le débat public sur ce sujet, le juge du droit a décidé de faire primer le droit au respect de la vie privée en retenant, sur le fondement de l’atteinte à ce droit, la responsabilité d’un magazine ayant publié un article, illustré par des photos, dont le seul objet était de révéler la relation amoureuse de deux politiciens et de dévoiler leur séjour aux Etats-Unis, de sorte qu’il n’était pas de nature à nourrir le débat public d’intérêt général relatif à la démission conjointe du Gouvernement de ces derniers.

Telle est la précision de ce qu’il convient d’entendre par le critère de « contribution de la publication incriminée à un débat d'intérêt général » permettant de trancher le conflit entre ces droits de valeur normative identique apportée par la première chambre civile de la Cour de cassation dans un arrêt en date du 11 mars 2020 (Cass. civ. 1, 11 mars 2020, n° 19-13.716, FS-P+B N° Lexbase : A76243I9 ; v. l'ouvrage « Droit de la presse », L’articulation des droits au respect de la vie privée et de la présomption d’innocence avec la liberté d’expression N° Lexbase : E6346Z8K ; sur la consécration, par la Cour de cassation, de l’obligation du juge de rechercher un équilibre entre ces droits et, le cas échéant, de privilégier la solution la plus protectrice de l'intérêt le plus légitime eu égard aux éléments à prendre en compte définis par la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH, 10 novembre 2015, Req. 40454/07, § 93, Couderc et Hachette Filipacchi Associés c/France N° Lexbase : A2074NWQ) : Cass. civ. 1, 21 mars 2018, n° 16-28.741, FS-P+B N° Lexbase : A8014XHB ; et sur l’application de cette obligation depuis lors : Cass. civ. 1, 11 juillet 2018, n° 17-22.381, FS-P+B N° Lexbase : A9496XXY ; Cass. civ. 1, 10 octobre 2019, n° 18-21.871, F-P+B+I N° Lexbase : A0008ZRQ).

En l’espèce, un magazine people a publié un article rapportant le séjour « en amoureux » de deux anciens ministres, vingt jours après leur démission conjointe du Gouvernement, illustré par quatre photographies prises à l’insu des intéressés montrant les deux politiciens en train de se promener dans les rues de San Francisco. Alléguant une atteinte à sa vie privée et au droit dont il dispose sur son image, l’un d’eux a engagé, à l’encontre de la société propriétaire du magazine, une action afin d’obtenir la réparation du préjudice qui en résulte.

La cour d’appel (CA Versailles, 9 novembre 2018, n° 16/08842 N° Lexbase : A8106YKG) ayant, par une application des critères permettant au juge de privilégier le droit le plus légitime, décidé de faire primer, en l’espèce, l’atteinte à la vie privée sur la liberté d’expression et, ainsi, retenu la responsabilité du magazine, celui-ci, contestant la position adoptée par cette juridiction a, alors, formé un pourvoi en cassation. Interprétant différemment les critères permettant de trancher le conflit entre le droit à la protection de la vie privée et la liberté d’expression, le demandeur au pourvoi a allégué, comme moyen, la primauté de cette dernière en arguant, d’une part, l’existence d’un débat politique ouvert à la suite du récent remaniement ministériel, et, d’autre part, que, l’intéressé, personnalité publique, venant alors d'occuper les fonctions officielles de ministre de l'Economie, le public avait un intérêt légitime à être informé de l'existence d'une relation intime entre deux des ministres « frondeurs », susceptible d'avoir exercé une influence sur leur décision commune de s'opposer à la ligne politique du Gouvernement et d'en démissionner simultanément, décision ayant contribué, au sein de la majorité politique au pouvoir, à alimenter un conflit qui a été l'une des principales causes du déclin du Parti socialiste. Aussi, le demandeur a soutenu que les juges du fond, en retenant que l'article était centré sur la nature privée et amoureuse de la relation unissant les politiciens et non sur le débat politique ouvert à la suite du récent remaniement ministériel, de sorte que l’atteinte à leur vie privée était caractérisée, a violé les textes consacrant les droits en cause.

Après avoir rappelé qu’il appartient au juge saisi de rechercher un équilibre entre ces droits et, le cas échéant, de privilégier la solution la plus protectrice de l'intérêt le plus légitime (solution posée dans un arrêt rendu le 21 mars 2018 : Cass. civ. 1, 21 mars 2018, n° 16-28.741, FS-P+B N° Lexbase : A8014XHB) et s’être livrée, à l’instar des juges du fond et du demandeur au pourvoi, à un examen concret des critères permettant de définir le droit à faire primer en l’occurrence que sont la contribution de la publication incriminée à un débat d'intérêt général, la notoriété de la personne visée, l'objet du reportage, le comportement antérieur de la personne concernée, le contenu, la forme et les répercussions de ladite publication, ainsi que les circonstances de la prise des photographies (critères posés par la Cour européenne des droits de l’Homme dans l’arrêt suivant : CEDH, 10 novembre 2015, Req. 40454/07, § 93, Couderc et Hachette Filipacchi Associés c/France N° Lexbase : A2074NWQ), la Cour de cassation retient l’atteinte à la vie privée et rejette, dès lors, le pourvoi.

En effet, en précisant ce que recouvre le critère de contribution de la publication incriminée à un débat d'intérêt général en énonçant qu’il revient au juge de vérifier que la publication portant sur la vie privée constitue, dans son ensemble et au regard du contexte dans lequel elle s’inscrit, une information d’importance générale et que le contenu de l’article soit de nature à nourrir le débat public sur le sujet en question, la Haute juridiction affirme, qu’en l’espèce, bien que la démission conjointe des intéressés ait constitué un sujet d'intérêt général, l'article litigieux était consacré à la seule révélation de leur relation amoureuse et à leur séjour privé aux Etats-Unis, de sorte qu'il n'était pas de nature à nourrir le débat public sur ce sujet ayant pour conséquence la caractérisation de l’atteinte à la vie privée.

 

 

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