Réf. : Cass. soc., 4 mars 2020, n° 19-13.316, FP-P+B+R+I (N° Lexbase : A95123GE)
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N2637BYC
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par Christophe Radé, Professeur à la Faculté de droit de Bordeaux, Directeur scientifique de Lexbase Social
le 18 Mars 2020
Résumé : Le lien de subordination est caractérisé par l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné. Peut constituer un indice de subordination, le travail au sein d’un service organisé lorsque l’employeur en détermine unilatéralement les conditions d’exécution.
Justifie légalement sa décision une cour d’appel qui, pour qualifier de contrat de travail la relation entre un chauffeur VTC et la société utilisant une plate-forme numérique et une application afin de mettre en relation des clients et des chauffeurs exerçant sous le statut de travailleur indépendant, retient :
1°) que ce chauffeur a intégré un service de prestation de transport créé et entièrement organisé par cette société, service qui n’existe que grâce à cette plate-forme, à travers l’utilisation duquel il ne constitue aucune clientèle propre, ne fixe pas librement ses tarifs ni les conditions d’exercice de sa prestation de transport ;
2°) que le chauffeur se voit imposer un itinéraire particulier dont il n’a pas le libre choix et pour lequel des corrections tarifaires sont appliquées si le chauffeur ne suit pas cet itinéraire ;
3°) que la destination finale de la course n’est parfois pas connue du chauffeur, lequel ne peut réellement choisir librement, comme le ferait un chauffeur indépendant, la course qui lui convient ou non ;
4°) que la société a la faculté de déconnecter temporairement le chauffeur de son application à partir de trois refus de courses et que le chauffeur peut perdre l’accès à son compte en cas de dépassement d’un taux d’annulation de commandes ou de signalements de "comportements problématiques", et déduit de l’ensemble de ces éléments l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements et que, dès lors, le statut de travailleur indépendant du chauffeur était fictif.
Comme on pouvait s’y attendre, la Chambre sociale de la Cour de cassation, confirmant en tous points la position adoptée par la cour d’appel de Paris dans cette affaire le 10 janvier 2019, a considéré dans un arrêt du 4 mars 2020 qu’un chauffeur Uber devait être considéré comme un salarié de la plateforme dès lors qu’il se trouve placé sous l’autorité juridique de la plateforme (I). La solution devrait avoir une portée certaine pour tous les « Uber » placés dans la même situation, c’est-à-dire fortement dépendant de la plateforme, même s’il faudra certainement s’attendre à de nouvelles précisions pour les autres chauffeurs, les travailleurs des autres plateformes, à moins que la question ne soit réglée par le législateur (II).
I - Une requalification prévisible
Cadre juridique applicable aux travailleurs des plateformes. Les travailleurs des plateformes ne sont pas, a priori, salariés dans la mesure où pour exercer leur activité, ils doivent adopter le statut d’autoentrepreneur ou de travailleur indépendant [1]. Ils se trouvent toutefois, et c’est l’objet même des plateformes, intégrés dans une organisation qui fait peser sur eux des contraintes juridiques qui confinent à l’existence d’un véritable « service organisé » dont on sait qu’il constitue un indice classique de la qualification du contrat de travail.
La Cour de cassation a considéré fin 2018 que devait être requalifiée en contrat de travail la relation entretenue par un livreur avec feu la plateforme Take eat easy [2], après avoir relevé « que l’application était dotée d’un système de géolocalisation permettant le suivi en temps réel par la société de la position du coursier et la comptabilisation du nombre total de kilomètres parcourus par celui-ci et, d’autre part, que la société Take Eat Easy disposait d’un pouvoir de sanction à l’égard du coursier », ce qui caractérisait « l’existence d’un pouvoir de direction et de contrôle de l’exécution de la prestation caractérisant un lien de subordination ».
Dans le prolongement de ces contentieux, la cour d’appel de Paris a procédé le 10 janvier 2019 à une semblable requalification s’agissant d’un chauffeur de la plateforme Uber et affirmé que, dans cette affaire, « le statut de travailleur indépendant […] était fictif » [3].
Conscient des fortes probabilités de requalification au regard des critères jurisprudentiels du contrat de travail et de la réalité de l’activité des travailleurs concernés, le législateur a tenté de sécuriser la situation des plateformes en interdisant aux juges de tenir compte des contraintes imposées aux travailleurs par les chartes encadrant leur activité, notamment en matière de sécurité, avant que le Conseil constitutionnel ne vienne censurer le cœur du dispositif prévu par la « LOM » (N° Lexbase : L1861LUH), précisément parce que les textes laissaient en réalité un pouvoir trop important aux plateformes (qui déterminent de manière unilatérale le contenu des chartes échappant donc ensuite au risque de requalification) et aux juges, alors qu’il appartient au législateur de définir les éléments essentiels du contrat de travail conformément à l’article 34, alinéa 2, de la Constitution (N° Lexbase : L1294A9S) [4].
C’est dans ce contexte qu’intervient la très attendue décision de la Cour de cassation dans l’affaire Uber [5].
L’affaire. Un chauffeur de VTC s’était engagé auprès la plateforme Uber et dans les conditions contractuelles prévues par celle-ci : il avait ainsi signé un contrat de prestation de service, un document reprenant les conditions de partenariat, la charte de la communauté Uber ainsi qu’un document rappelant les règles fondamentales Uber notamment en termes d’usage de l’application. Il avait obtenu sa carte de chauffeur VTC et s’était déclaré comme travailleur indépendant auprès du registre SIREN, se plaçant d’emblée sous le régime de la présomption de non-salariat de l’article L. 8221-6 du Code du travail (N° Lexbase : L8160KGC). Il avait également loué son véhicule auprès de deux sociétés spécialisées « partenaires » d’Uber.
Après avoir réalisé un peu plus de deux mille courses en six mois, son compte avait été désactivé par la plateforme, sans autre forme de procès. Il avait alors demandé, pour la période d’activité concernée, la requalification en contrat de travail à durée indéterminée et l’octroi d’une indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse.
Le conseil de prud’hommes de Paris l’avait débouté de ses demandes, mais la cour d’appel de Paris, au prix d’une décision fortement motivée, y avait fait droit en requalifiant la relation de contrat de travail.
Pour contester cet arrêt, la société Uber faisait valoir plusieurs arguments : les contrats conclus ne contenaient aucune obligation caractéristique d’une subordination juridique à l’égard de la plateforme, le chauffeur demeurant parfaitement libre de travailler, ou non ; en toute hypothèse le travailleur étant réputé indépendant en raison de son choix de statut professionnel, il ne rapportait pas la preuve de l’existence d’un lien de subordination juridique permanente.
La décision de rejet. L’arrêt rendu par la cour d’appel de Paris, qui avait admis la qualification de contrat de travail, est ici confirmé par le rejet du pourvoi, la juridiction parisienne recevant au passage une mention spéciale de la Cour de cassation pour la qualité de son travail de qualification (« à bon droit ») et la Haute juridiction en profitant pour donner aux juges du fond la bonne grille d’analyse pour traiter les demandes des travailleurs des plateformes.
Une décision conforme à la jurisprudence constante. La lecture des différents documents publiés par la Cour de cassation (rapport, avis, arrêt, notice et communiqué de presse) montre très clairement la volonté des juges de s’inscrire dans la lignée de la jurisprudence « constante » (arrêt, § 8) [6] dégagée depuis l’arrêt « Société générale » de 1996 [7], appliqué en 2000 au chauffeurs-locataires de la compagnie Bastille Taxis [8], et de ne pas se laisser séduire par les sirènes du critère de la dépendance économique ni de céder aux « exigences » de la « nouvelle économie ». Le critère de la subordination juridique [9] demeure donc central et la méthode d’appréciation réaliste, fondée sur la recherche d’un faisceau d’indices, toujours d’actualité [10].
Dans son avis, Madame Courcol-Bouchard, qui avait également conclu dans l’affaire « Take eat easy », a d’ailleurs fermement exclu de faire évoluer les critères du contrat de travail pour tenir compte des évolutions observées dans la manière de travailler, comme cela avait pourtant été proposé par certains auteurs [11], et fait observer que la jurisprudence française est totalement conforme avec les solutions admises par la CJUE [12].
Dans son rapport, Madame Valéry rappelle les termes d’une réponse ministérielle, en date du 6 août 2013 [13], précisant, s’agissant du renversement de la présomption de non-salariat instaurée depuis la loi « Madelin » (N° Lexbase : L3026AIW), que « parmi les indices d'une relation salariée, peuvent être cités, sans que cela soit exhaustif : l'initiative même de la déclaration en travailleur indépendant (démarche non spontanée, a priori incompatible avec le travail indépendant) ; l'existence d'une relation salariale antérieure avec le même employeur, pour des fonctions identiques ou proches ; un donneur d'ordre unique ; le respect d'horaires ; le respect de consignes autres que celles strictement nécessaires aux exigences de sécurité sur le lieu d'exercice, pour les personnes intervenantes, ou bien pour le client, ou encore pour la bonne livraison d'un produit ; une facturation au nombre d'heures ou en jours ; une absence ou une limitation forte d'initiatives dans le déroulement du travail ; l'intégration à une équipe de travail salariée ; la fourniture de matériels ou équipements (sauf équipements importants ou de sécurité) ».
Comme le rappelle enfin le communiqué de presse, et de manière très classique, « le critère du lien de subordination se décompose en trois éléments : le pouvoir de donner des instructions ; le pouvoir d’en contrôler l’exécution ; le pouvoir de sanctionner le non-respect des instructions données ». Ces critères s’opposent ainsi à ceux du travail indépendant, qui se caractérise par « la possibilité de se constituer une clientèle propre, la liberté de fixer ses tarifs, la liberté de fixer les conditions d’exécution de la prestation de service ».
Reste à s’interroger sur la portée de cette décision.
II - Une portée plus incertaine
Portée symbolique. Il va de soi que la publicité qui entoure la publication de cet arrêt tient d’abord à l’entreprise concernée qui est le symbole d’une nouvelle manière de travailler, et donc un très bon test pour la capacité du « modèle Uber » à résister à l’attraction du droit du travail salarié. Cette seconde décision, qui confirme pleinement la solution dégagée dans l’affaire « Take eay easy » [14], est donc importante, non seulement pour le chauffeur concerné, qui obtient ici gain de cause, mais aussi pour tous les autres travailleurs « Uber » qui pourraient agir en justice, et au-delà pour tous les travailleurs des plateformes, sans oublier les URSSAF qui trouveront certainement dans cette nouvelle jurisprudence un encouragement à poursuivre la campagne de redressements engagée depuis trois ans [15].
La comparaison entre les deux affaires concernant les travailleurs des plateformes montre toutefois que la Cour a peaufiné ses explications depuis l’arrêt « Take eat easy ». Dans la première décision de 2018, la Cour avait, en effet, considéré comme des indices pertinents de subordination juridique le fait que « l’application était dotée d’un système de géolocalisation permettant le suivi en temps réel par la société de la position du coursier et la comptabilisation du nombre total de kilomètres parcourus par celui-ci et, d’autre part, que la société Take Eat Easy disposait d’un pouvoir de sanction à l’égard du coursier », ce qui semblait pauvre en justification.
La nouvelle doctrine de la Cour est désormais plus fournie.
Les indices caractéristiques de l’affaire. La Cour insiste dans l’arrêt sur des éléments de qualification clairement présentés dans la note explicative et qui définissent pour l’avenir la méthode des juges du fond s’agissant des travailleurs des plateformes : l’intégration dans un service organisé, le contrôle exercé sur l’activité du travailleur, singulièrement l’absence de choix des itinéraires et des destinations et l’existence d’un pouvoir de sanction en cas de non-respect des directives de la plateforme.
Le critère de la dépendance économique est dans cette affaire rejeté en tant que tel [16], même si, comme le souligne dans son avis Madame Courcol-Bouchard [17], il exerce une réelle influence sur l’analyse de la réalité de la subordination juridique du salarié et affleure derrière la recherche de la libre détermination du prix des prestations, ou le constat que le salarié, qui travaillait « à temps complet » pour la plateforme, avait été contraint de louer son véhicule auprès d’entreprise « partenaires » d’Uber, qui précomptait d’ailleurs sur les revenus du travailleur les redevances de location [18] (p. 12). La Cour relève, par ailleurs, qu’Uber n’est pas qu’une simple plateforme de mise en relation mais qu’elle « crée et organise entièrement le fonctionnement d’une offre de transport », comme l’a jugé en 2017 la CJUE [19], ce qui semble donc la prédestiner à endosser l’habit d’employeur des chauffeurs.
Critère du service organisé. S’agissant du critère du service organisé, la Cour de cassation livre des indices précieux dans l’arrêt (§ 10) : l’obligation d’opter pour le statut de travailleur indépendant, l’absence de liberté dans l’organisation de l’activité « entièrement » fixée par la plateforme, l’absence de liberté dans la fixation des tarifs, l’absence de liberté dans la recherche (choix, refus) d’une clientèle et l’absence de choix de ses fournisseurs (et la forte incitation à louer un véhicule auprès d’une société partenaires). Elle considère, par ailleurs, que la liberté de se connecter ou pas pour travailler n’exclut pas l’existence d’une relation salariée dès lors qu’une fois connecté, le chauffeur se trouve intégré dans le service Uber ainsi caractérisé.
Il semble que l’existence d’un « service organisé » soit quasiment systématiquement caractérisé pour tous les travailleurs des plateformes, car c’est bien dans cette organisation, et son efficacité, que réside le succès du modèle. Ce critère ne sera donc certainement pas discriminant pour déterminer quels travailleurs basculeront dans le salariat, même si les pratiques d’Uber visant à contrôler, directement ou indirectement, l’ensemble des variables de l’activité (de l’entrée dans le système à la location, du choix des trajets à celui des destinations), pourraient bien faire dériver le service « organisé » (expression un peu faible sans doute) vers un service « dirigé », la détermination des « bords extérieurs » de l’activité (notamment les conditions d’accès au service) s’accompagnant d’une très forte implication dans la fixation des obligations pesant sur les chauffeurs connectés, les travailleurs n’ayant en réalité plus aucune marge d’autonomie dans la détermination de leurs objectifs et des moyens d’y parvenir. Certains indices relevés dans l’affaire font penser à une relation de travail salarié, comme le fait qu’Uber perçoit le prix des courses via le paiement par l’application et qu’il impute directement sur le chiffre d’affaire individuel du chauffeur les redevances contractuelles prévues (dont la commission de 25 % prélevée par la plateforme) ainsi que le prix de la location du véhicule, faisant évidemment penser au précompte des charges sociales du salarié. On peut donc penser que si Uber ne corrige pas très rapidement ses pratiques, il pourrait bien connaître rapidement de très nombreuses autres déconvenues.
C’est enfin l’exercice effectif du pouvoir de sanction qui apparaît comme un déterminant, plus que la simple existence de clauses prévoyant l’existence d’un tel pouvoir. En l’espèce, c’est bien la désactivation du compte qui a été non seulement le fait déclencheur du procès, mais aussi le révélateur du critère de la subordination juridique via le pouvoir disciplinaire de la plateforme. Ce pouvoir de sanction ne doit pas se limiter à vérifier si la plateforme peut résilier le partenariat noué avec les chauffeurs en cas de manquements à leurs obligations contractuelles, car le pouvoir de résiliation d’un contrat en raison de son inexécution fautive n’est pas propre au contrat de travail et a même été consacré d’une manière générale dans tous les contrats lors de la réforme du droit des obligations intervenue en 2016 [20]. C’est bien l’application de sanctions (à tout le moins la menace de les prononcer) n’allant pas jusqu’à la rupture du contrat, soulignées par l’arrêt s’agissant des suspensions temporaires (§ 14), qui apparaît comme un révélateur d’un véritable pouvoir disciplinaire au sens où l’entend le Code du travail [21].
Portée prévisible de la décision. Ici encore, la lecture des documents mis en ligne par la Cour de cassation est particulièrement précieuse et permet de préciser les intentions de la Cour à partir d’un réel effort de motivation dans (motivation enrichie et style direct) et hors la décision (publication de l’avis, du rapport, communiqué de presse et note explicative).
En premier lieu, on peut raisonnablement écarter toute idée d’une systématisation de la qualification de contrat de travail à tous les travailleurs des plateformes, et certainement à tous les « Uber » sans un examen minutieux des situations de fait. La méthode réaliste de qualification du contrat de travail, qui a été confirmée ici, s’y oppose en effet par elle-même, et la Cour de cassation a donné des signaux très forts en ce sens. Dans son avis (p. 2), la première avocate générale, Madame Courcol-Bouchard, reprend ainsi les propos de notre excellent collègue, Alexandre Fabre, aux termes desquels « tous les prestataires des plateformes ne sont pas des travailleurs et, quand c’est le cas, tous ne sont pas des salariés » [22]. Dans son rapport, Madame Valéry rappelle que l’activité même des plateformes implique la mise en œuvre d’une organisation de l’activité des chauffeurs qui ne révèle pas nécessairement l’existence de contrats de travail [23]. Comme les sociétés mère ne sont pas, par principe, les co-employeurs des salariés de leurs filiales [24], les plateformes ne peuvent donc pas être considérées comme les employeurs de leurs chauffeurs, ne serait-ce que parce que la loi présume au contraire que les salariés déclarés comme travailleurs indépendants sont a priori… des travailleurs indépendants !
En second lieu, l’arrêt démontre, comme cela avait déjà été le cas, dans l’arrêt « Bastille Taxi » en 2000, à propos des chauffeurs-locataires, que les considérations proprement formelles sont rapidement balayées par des considérations réalistes et que l’affirmation au travers de dispositions contractuelles de la prétendue « liberté » des chauffeurs ne résiste pas à des considérations factuelles, comme le fait qu’ils n’ont pas le choix de leur statut personnel (ils doivent, s’ils veulent être référencés par la plateforme, s’inscrire comme travailleurs indépendants), que les contrats signés sont clairement des contrats d’adhésion (avis de Madame Courcol-Bouchard, p. 20), que, pour beaucoup de chauffeurs, Uber constitue leur principal, voire leur seul, fournisseur d’activité comme le démontrait dans cette affaire les relevés d’horaires effectués [25], ce qui les place évidemment dans une situation de forte « dépendance économique », et, enfin, que pour exercer leurs fonctions, les chauffeurs sont souvent conduit à louer leur véhicule auprès de société partenaires d’Uber, comme c’était le cas ici (245 euros par semaine), ce qui fait qu’ils ne sont nullement propriétaires de leur outil de travail.
Pire, pour la plateforme, les données juridiques formelles, qui ne permettent donc pas à celle-ci de démontrer l’absence de subordination juridique, sont utilisées contre elle pour établir l’existence d’un tel lien, singulièrement le régime des sanctions imposé par la charte aux chauffeurs et qualifié de véritable « pouvoir disciplinaire » par la Cour de cassation, et les procédures également assimilées aux procédures disciplinaires du Code du travail ; les données juridiques ressemblent alors à une véritable ligne Maginot pour les plateformes ! Certaines dispositions de la charte sont même clairement illégales en ce qu’elles portent atteinte aux libertés personnelles et professionnelles des chauffeurs, comme l’interdiction d’entretenir après une course toute forme de relation avec les clients transportés qui apparait comme une clause d’exclusivité déguisée, et totalement disproportionnée.
On peut donc considérer que si tous les chauffeurs Uber, et plus largement les travailleurs des plateformes, ne basculeront pas automatiquement dans le salariat, tous ceux se trouvant placés dans la même situation que le travailleur dans cette affaire (activité principale définie par le temps de travail consacré à Uber + véhicule loué + compte clôturé à titre de sanction) verront leur relation requalifiée en contrat de travail. Les chauffeurs occasionnels, exerçant leur activité avec leur propre véhicule, demeureront certainement dans le cadre de la présomption de non-subordination.
Vers une nouvelle intervention du législateur ? Après la censure partielle de la « LOM » [26], une nouvelle intervention du législateur est à prévoir pour sécuriser les relations entre les livreurs et plateformes, dans le respect des attentes du Conseil constitutionnel. Le Parlement pourrait alors se montrer plus précis sur les critères de requalification du contrat [27], détaillant les indices que les juges du fond doivent caractériser pour y parvenir, ainsi que sur le processus de renversement de la présomption de non-salariat, en précisant pour l’occasion les critères du contrat de travail qui pourraient, on peut rêver, se trouver définis d’une manière générale dans le Code du travail ?
L’avenir nous dira qui sortira finalement vainqueur de ce combat entre plateforme et Code du travail, entre ce qu’on nous présente comme le « nouveau monde » contre l’ancien… Le modèle « Boulogne-Billancourt », sur lequel le droit du travail s’est historiquement construit, pourra-t-il longtemps résister ? A moins que les chauffeurs Uber ne soient prochainement réduits à l’état de souvenir par le développement des véhicules autonomes [28] ?
[1] Lire J. Mouly, Quand l'auto-entreprise sert de masque au salariat, Dr. soc., 2016, 859. Se déclarant comme non-salariés, l’article L. 8221-6 du Code du travail (N° Lexbase : L8160KGC) présume qu’ils ne le sont pas … Sur ce régime cf. infra.
[2] Cass. soc., 28 novembre 2018, n° 17-20.079, FP-P+B+R+I (N° Lexbase : A0887YN8), P. Adam, Plateformes numériques : être ou ne pas être salarié, Lexbase Social, 2018, n° 766 (N° Lexbase : N6881BX7) ; C. Courcol-Bouchard (avis), Le livreur, la plateforme et la qualification du contrat, RDT, 2018, p. 812, avec les obs. de Th. Pasquier, p. 823.. La société a déposé le bilan en juillet 2016.
[3] CA Paris, Pôle 6, 2ème ch., 10 janvier 2019, n° 18/08357 (N° Lexbase : A7295YSY), lire P. Adam, Le chauffeur Uber, un salarié comme les autres, Lexbase Social, 2019, n° 770 (N° Lexbase : N7400BXD).
[4] Cons. const., décision n° 2019-794 DC du 20 décembre 2019, Loi d'orientation des mobilités (N° Lexbase : A6327Z8T), n° 23 : « Il incombe au législateur d'exercer pleinement la compétence que lui confie la Constitution, en particulier son article 34, sans reporter sur des autorités administratives ou juridictionnelles ou des personnes privées le soin de fixer des règles dont la détermination n'a été confiée par la Constitution qu'à la loi ». Lire le commentaire de P. Lokiec, La loi « LOM » : nouveautés et incertitudes, Lexbase Social, 2020, n° 810, p. 7/10 (N° Lexbase : N1934BYB) ; B. Gomes, Constitutionnalité de la « charte sociale » des plateformes de « mise en relation » : censure subtile, effets majeurs, Rev. trav., 2020, p. 42. Sur la loi, G. Loiseau, Travailleurs des plateformes : un naufrage législatif, JCP éd. S, 2020, p. 1000. Lire C. Larrazet, Régime des plateformes numériques, du non-salariat au projet de charte sociale, Dr. soc., 2019, p. 167 ; T. Pasquier, À propos de l'article 44 de la loi n° 2019-1428 du 24 décembre 2019, d'orientation des mobilités et de la décision du Conseil constitutionnel n° 2019-794 DC du 20 décembre 2019, AJ contrat, 2020 p. 60 : Sur les interrogations concernant la portée de cette décision sur l’ensemble du droit légal du travail, notre commentaire, 2019 : une année de droit constitutionnel du travail, Lexbase Social, 2020, n° 812 (N° Lexbase : N2122BYA).
[5] Dossier complet sur le site de la Cour de cassation.
[6] Madame Courcol-Bouchard et Madame Valéry citant dans leur avis et rapport, l’arrêt « Bardou » de 1931 visant le critère de la subordination juridique (Cass. civ., 6 juillet 1931, D., 1931, jurispr. 121, note P. Pic).
[7] Cass. soc., 13 novembre 1996, n° 94-13.187, P+B+R (N° Lexbase : A9731ABZ).
[8] Cass. soc., 19 décembre 2000, n° 98-40.572, P+B+R+I (N° Lexbase : A2020AIN).
[9] « Le lien de subordination est caractérisé par l'exécution d'un travail sous l'autorité d'un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d'en contrôler l'exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné ».
[10] « L'existence d'une relation de travail ne dépend ni de la volonté exprimée par les parties ni de la dénomination qu'elles ont donnée à leur convention mais des conditions de fait dans lesquelles est exercée l'activité des travailleurs ».
[11] J. Icard, La requalification en salarié d'un travailleur dit indépendant exerçant par le biais d'une plateforme numérique, BJT, 2019, n° 01, p. 15.
[12] CJCE, 3 juillet 1986, aff. C-66/85 (N° Lexbase : A8251AU7) ; CJUE, 9 juillet 2015, aff. C-229/14 (N° Lexbase : A7907NMS) ; CJCE,13 janvier 2004, aff. C-256/01 (N° Lexbase : A8565DAH) ; CJUE, 4 décembre 2014, aff. C-413/13 (N° Lexbase : A8163M44), § 36 et 37.
[13] Réponse à la question n° 7103.
[14] Cass. soc., 28 novembre 2018, préc..
[15] Lire F. Taquet, Les démêlés d'Uber avec l'Urssaf... : Uber 1/Urssaf, JSL, 2017, n° 433, p. 27. Dernièrement, Cass. civ. 2, 28 novembre 2019, n° 18-15.333, F-P+B+I (N° Lexbase : A3474Z4G), K. Meiffret-Delsanto, Recours à un auto-entrepreneur et contrôle URSSAF : attention au redressement !, Lexbase Social, 2020, n° 809 (N° Lexbase : N1858BYH).
[16] Ainsi Cass. soc., 19 juin 2013, n° 12-17.913, F-D (N° Lexbase : A1890KHH).
[17] « Si la dépendance économique ne suffit pas à identifier un contrat de travail, des indices de dépendance économique participent à la preuve de la subordination » (p. 12).
[18] En ce sens, voir également notre étude, Des critères du contrat de travail, Dr. soc., 2013, 202.
[19] CJUE, 20 décembre 2017, aff. C-434/15 (N° Lexbase : A2531W8A), § 48.
[20] C. civ., art. 1226 (N° Lexbase : L0937KZQ).
[21] En ce sens, voir notre étude, Des critères du contrat de travail, Dr. soc., 2013, p. 202.
[22] A. Fabre, Le droit du travail peut-il répondre aux défis de l’ubérisation ?, RDT, 2017, p. 166.
[23] Rapport, p. 9, citant B. Teyssié, J-F. Cesaro et A. Martinon, Droit du travail. Relations individuelles, LexisNexis, 2014, 3ème éd., p. 227.
[24] Dernièrement S. Tournaux, L’allègement du contrôle de la Cour de cassation sur la qualification de coemploi, Lexbase Social, 2018, n° 744 (N° Lexbase : N4351BXG), à propos de l’affaire « Metaleurop » (Cass. soc., 24 mai 2018, n° 17-15.630, FS-P+B (N° Lexbase : A5867XPY)
[25] Entre 50 et 70 heures de connexion par semaine, pour des temps de transport effectif (analogue au temps de travail effectif d’un salarié en situation d’astreinte), allant de 35 à 46 heures.
[26] Préc., note 3.
[27] Il s’agirait ainsi de définir la notion de « subordination juridique permanente » visée par L. 8221-6 du Code du travail (N° Lexbase : L8160KGC).
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