Réf. : Cass. com., 6 septembre 2011, n° 10-11.975, F-P+B (N° Lexbase : A5347HXC)
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par Valérie Marx, Avocat - Docteur en droit, FIDAL
le 24 Novembre 2011
I - La reconnaissance de l'action en responsabilité délictuelle de la victime indirecte d'une rupture brutale de relation commerciale
La présente décision constitue un revirement de jurisprudence, la Haute juridiction n'ayant jamais admis auparavant la réparation du dommage de la victime par ricochet d'une rupture brutale de relation commerciale établie.
Dans un arrêt en date du 3 novembre 2004, la Cour de cassation avait clairement refusé toute action à la victime par ricochet sur le fondement de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce, à défaut de relation commerciale directe entre le tiers et l'auteur de la rupture (3). Par la suite, la Chambre commerciale avait légèrement assoupli sa position sans pour autant accorder au tiers victime une quelconque réparation. Dans un arrêt du 18 mai 2010, la Cour de cassation avait en effet admis la recevabilité de l'action en rupture brutale d'un sous-traitant à l'encontre de l'entrepreneur principal, en estimant néanmoins que les conditions d'application de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce n'étaient pas réunies, en l'absence de relation entre l'entrepreneur et le sous-traitant (4). Ce faisant, la Cour de cassation n'en reconnaissait pas moins la légitimité de l'intérêt à agir de la victime par ricochet d'une rupture brutale. La notion d'intérêt juridiquement protégé avait en effet été parfois utilisée, dans d'autres domaines, pour limiter le domaine du droit à réparation en opposant une fin de non recevoir à certaines victimes dont l'indemnisation ne paraissait pas souhaitable.
Les solutions de ces deux arrêts étaient justifiées par la rédaction de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce. Dans les deux espèces, les moyens au pourvoi raisonnaient, en effet, exclusivement sur le texte de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce et sur l'acception de la notion de "relation établie". Or, sauf à élargir de manière démesurée cette notion, il était difficile d'étendre le dispositif à des situations non visées par le législateur.
Pour autant, si la violation de ce texte constitue une faute dont la victime directe peut se prévaloir sur le fondement de la responsabilité délictuelle, rien n'interdit à la victime indirecte de prouver que cette rupture constitue une faute au sens de l'article 1382 du Code civil (N° Lexbase : L1488ABQ). Alors que dans le premier cas, la faute dommageable subie par la victime directe se déduira de la violation de l'article L. 442-6, I, 5°, elle devrait être appréciée, dans le second cas, au regard de l'article 1382 du Code civil.
Par la présente espèce, la Haute juridiction met donc un terme à cette jurisprudence restrictive en ouvrant, dans des termes très généraux et dénués d'ambigüité, un droit à réparation à la victime par ricochet d'une rupture brutale, sur le fondement de l'article 1382 du Code civil. La solution était prévisible, car elle constitue une application classique de la responsabilité délictuelle qui prescrit à l'auteur d'un fait dommageable de le réparer. Elle mérite d'être approuvée, car elle permet d'indemniser la victime par ricochet du préjudice qui lui est directement causé par la rupture d'une relation commerciale. Or, à une époque marquée par la complexification des échanges économiques, la multiplication des opérateurs pour la réalisation d'une même opération et l'imbrication de leurs relations commerciales, il n'était pas concevable de refuser à un maillon d'une chaîne, d'un circuit ou réseau de distribution, la possibilité de rechercher la responsabilité délictuelle de l'auteur d'une rupture brutale qui lui aurait causé un dommage.
La formulation du motif et la généralité des termes employés par la Cour de cassation ne signifient pas, toutefois, une extension illimitée de la responsabilité délictuelle, dont l'application dépendra nécessairement de la satisfaction des conditions traditionnelles.
II - Les conditions de la responsabilité de l'auteur de la rupture à l'égard de la victime par ricochet
La responsabilité de l'auteur d'une rupture brutale à l'égard des tiers est fondée sur l'article 1382 du Code civil qui permet de sanctionner le fait illicite, quand bien même le texte de l'article L. 442-6 I, 5° du Code de commerce ne le permettrait pas, à défaut d'établir une relation stable entre l'auteur du fait reproché et la victime par ricochet. L'engagement de la responsabilité délictuelle de l'auteur d'une rupture brutale par un tiers est néanmoins subordonné à la preuve d'un fait illicite, d'un dommage et d'un lien de causalité entre la faute et le dommage. Or, le fait illicite peut tout aussi bien consister en un manquement contractuel commis dans le cadre d'un contrat auquel il n'est pas partie (5), qu'en une faute délictuelle commise dans le cadre d'une relation commerciale à laquelle il ne prend pas directement part.
La solution est dictée par les termes généraux de l'article 1382 du Code civil qui vise "tout fait de l'homme" et justifiée par l'atteinte portée par l'auteur de la rupture au devoir général de ne pas nuire à autrui.
La même faute -une rupture brutale- peut donc engager la responsabilité délictuelle de son auteur envers deux personnes dès lors qu'elle a causé deux dommages distincts. On se souvient, en effet, que la Chambre commerciale de la Cour de cassation s'est prononcée en faveur de la nature délictuelle de la responsabilité de l'auteur d'une rupture brutale de relation établie envers son partenaire commercial direct (6). Pour autant, la solution donnée par la Cour de cassation dans la présente espèce, en des termes très généraux qui suggèrent une extension illimitée de la responsabilité délictuelle de l'auteur d'une rupture brutale, doit être relativisée, pour plusieurs raisons.
La première raison tient au fait que la faute est traditionnellement définie par les auteurs classiques comme un "fait illicite imputable à son auteur" (7). Cette définition repose sur deux éléments : un élément objectif, l'"illicéité" et un élément subjectif, l'"imputabilité". La notion d'imputabilité a été l'objet de nombreuses discussions, les uns estimant que l'auteur devait avoir agi en pleine conscience de l'acte qu'il a accompli, les autres estimant qu'il s'agit d'une technique de désignation d'un débiteur de réparation tenant compte de son aptitude à répondre du dommage en raison de sa qualité ou de son comportement.
En l'espèce, le fabricant n'était pas en relation directe avec la filiale thaïlandaise. La filiale française faisait écran entre les deux sociétés, puisqu'elle achetait directement les produits auprès du fabricant pour ensuite les revendre à la filiale soeur. Pour autant, la lecture des faits nous apprend que la filiale thaïlandaise n'est pas un penitus extranei, puisque une relation directe avait été amorcée avant que le fabricant ne décide d'entrer en relation directe avec la filiale française. Le fabricant connaissait donc l'existence de la filiale thaïlandaise. Il était d'ailleurs entré en relation commerciale directe avec la filiale française en considération de l'implantation du groupe de sociétés en Thaïlande. Dès lors, le fabricant ne pouvait ignorer que la rupture des relations commerciales avec la filiale française se répercuterait nécessairement sur l'activité de la filiale étrangère, la finalité de l'opération étant la distribution de ses produits en Thaïlande. L'opération de distribution avait été conçue pour être réalisée en deux temps : le fabricant vendait les produits à la filiale française, qui les revendait à sa soeur thaïlandaise.
La seconde raison tient au fait que l'action de la victime indirecte peut être contrariée par la difficulté de rapporter la preuve d'un dommage réparable directement causé par le fait illicite, une rupture brutale en l'occurrence. La victime par ricochet ne sera indemnisée que si elle se prévaut d'un dommage personnel. Le préjudice de la victime est en effet autonome par rapport à celui de la victime directe. Il doit, de plus, être la suite directe de la rupture brutale. Or, il sera certainement délicat pour le tiers d'établir les caractères personnel et direct de son dommage à défaut de relation commerciale avec l'auteur de la rupture.
Il demeure que cet arrêt aggrave la responsabilité de l'auteur de rupture brutale de relation commerciale, qui doit désormais gérer non seulement le risque d'un contentieux avec son partenaire direct, mais également celui initié par une éventuelle victime par ricochet.
(1) Cass. com., 3 novembre 2004, n° 02-17.078, F-D (N° Lexbase : A7573DDT).
(2) Ass. Plén., 6 octobre 2006, 05-13.255, P+B+R+I (N° Lexbase : A5095DR7).
(3) Cass. com., 3 novembre 2004, n° 02-17.078, préc..
(4) Cass. com., 18 mai 2010, n° 08-21.681, FS-P+B (N° Lexbase : A3751EX9).
(5) Ass. plén., 6 octobre 2006, 05-13.255, préc., RDC, 2007. 269, obs. D. Mazeaud et 279, obs. S. Carval ; Cass. com., 6 mars 2007, n° 04-13.689, F-P+B (N° Lexbase : A6828DUG) : Cass. com., 3 juin 2008, n° 06-13.761, FS-P+B (N° Lexbase : A9213D8Q) ; Cass. com., 18 décembre 2007, n° 05-19.397, F-D (N° Lexbase : A1161D3E) ; Cass. com., 21 octobre 2008, n° 07-18.487, F-D (N° Lexbase : A9417EAZ).
(6) Cass. com., 18 janvier 2011, n° 10-11.885, FS-P+B (N° Lexbase : A2946GQ8), JCP éd. E, 2011, 1179 ; Cass. com., 21 septembre 2010, n° 09-15.716, F-D (N° Lexbase : A2212GA8) ; Cass. com., 11 mai 2010, n° 09-10.797, F-D (N° Lexbase : A1627EXK) ; Cass. com., 13 janvier 2009, n° 08-13.971, F-P+B (N° Lexbase : A3564ECY) JCP éd. E, 2009, 1176 ; Cass. com., 6 février 2007, n° 04-13.178, F-P+B (N° Lexbase : A9456DTE), Bull. civ. 2007, IV, n° 21, JCP éd. E, 2007, 1388.
(7) G. Viney, Traité de droit civil, Les obligations, La responsabilité : les conditions, n° 442.
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