Réf. : Cass. civ. 1, 3 octobre 2019, n° 18-20.828, FS-P+B+I (N° Lexbase : A4983ZQM)
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par Jérôme Casey, Avocat au barreau de Paris, Maître de conférences à l’Université de Bordeaux, Directeur scientifique de l’Ouvrage «Droit des régimes matrimoniaux»
le 21 Novembre 2019
«Attendu que, sauf convention matrimoniale contraire, l'apport en capital provenant de la vente de biens personnels, effectué par un époux séparé de biens pour financer la part de son conjoint lors de l'acquisition d'un bien indivis affecté à l'usage familial, ne participe pas de l'exécution de son obligation de contribuer aux charges du mariage».
Observations. Hé bien voilà qui est fait ! Dans la saga du financement du logement et de la contribution aux charges du mariage (CCM) en régime séparatiste (remboursement ou pas ?), et après une année 2018/2019 riche en arrêts non publiés sur le sujet (mais très cohérents entre eux ; sur l’ensemble, v. nos obs. in Pan., note 12, Lexbase, éd. priv., n° 797, 2019 N° Lexbase : N0600BYU et l’Ouvrage «Droit des régimes matrimoniaux», Le logement de la famille et la contribution aux charges du mariage N° Lexbase : E5969EYQ ; cf. également nos obs. in Code du divorce, 3ème éd., Dalloz 2020, commentaire et annotations sous l’article 214 du Code civil), voici que la Cour de cassation se décide à publier au Bulletin civil une décision tranchant (enfin) la question des apports lors de l’acquisition indivise d’un bien à parts égales (Cass. civ. 1, 3 octobre 2019, n° 18-20.828, FS-P+B+I).
Le mari avait réglé l’achat au comptant, y compris la part de son épouse, et ceci au moyen de deniers personnels provenant de la vente d’un immeuble et de parts de SCI qui lui étaient personnels. Assez légitimement, il en demandait le remboursement lors de la liquidation de son régime matrimonial, après son divorce, mais les juges du fond ne l’entendirent pas ainsi, estimant qu’il n’y avait pas lieu de distinguer entre revenu et capital, et que la contribution aux charges du mariage suffisait à contrer la demande de remboursement, le bien ayant constitué la résidence secondaire de la famille. Cet arrêt est censuré, les apports ne sont pas bloqués par la CCM, sauf convention contraire. Plusieurs observations peuvent être faites.
1°) La nature du logement. En l’espèce, la lecture du moyen de cassation nous apprend qu’il s’agissait d’une résidence secondaire qui était parfois donnée en location saisonnière. Le fait qu’il s’agisse d’une résidence secondaire n’entrave en rien l’application de la CCM pour refuser le remboursement, ainsi qu’il a déjà été jugé à plusieurs reprises (v. Cass. civ. 1, 20 mai 1981, n° 79-17.171 N° Lexbase : A2706CI3, Bull. civ. I, n° 176 ; JCP, 1981, II, 19665, note R. Jambu-Merlin ; Cass. civ. 1, 18 décembre 2013, n° 12-17.420, F-P+B N° Lexbase : A7599KSA ; D., 2014, 527, note P. Viney ; AJ fam. 2014. 129, obs. P. Hilt ; Dr. fam. 2014, comm. 61, obs. B. Beignier ; RTDCiv. 2014, 704, obs. B. Vareille ; Cass. civ. 1, 19 mars 2002, n° 00-11.238, FS-P+B N° Lexbase : A3156AYK, Bull. civ. I, n° 99, sol. impl. ; Cass. civ. 1, 20 mars 2019, n° 18-14.571, F-D N° Lexbase : A8800Y4P). Voilà un aspect qui n’était pas discuté par le pourvoi, et sur lequel la Cour de cassation n’avait pas à se prononcer. Il n’en demeure pas moins qu’il est manifeste que la qualification de «résidence secondaire» entre désormais dans celle, plus vaste d’immeuble à «usage familial» (Cass. civ. 1, 3 octobre 2019, n° 18-20.828, FS-P+B+I N° Lexbase : A4983ZQM) ou «affecté à l’usage de la famille» (Cass. civ. 1, 3 octobre 2018, n° 17-25.858 N° Lexbase : A5433YEX), ou encore «à destination familiale» (Cass. civ. 1, 20 mars 2019, n° 18-14.571, F-D N° Lexbase : A8800Y4P).
2°) L’affectation à la location saisonnière. La lecture du moyen de cassation nous apprend que cette résidence secondaire était régulièrement louée en tant que location saisonnière. Là encore, le pourvoi n’a rien fait de cette discussion, alors pourtant que l’on sait que les investissements locatifs sont exclus du champ de la jurisprudence «CCM & logement», et donc donnent lieu à remboursement (Cass. civ. 1, 5 octobre 2016, n° 15-25.944, F-P+B N° Lexbase : A4408R7E ; AJ fam., 2016, 544, nos obs.). Sans doute, la proportion «location» était-elle assez réduite pour ne pas entacher l’usage familial, et donc l’application de la jurisprudence sous examen. Il n’en demeure pas moins que cela souligne les doutes que nous avons exprimés sous l’arrêt du 5 octobre 2016. En dehors des investissements locatifs purs et durs, ceux qui sont généralement «défiscalisants» (type «Perissol», «Robien», etc.), il nous semble bien arbitraire d’exclure les «investissements locatifs» dès lors que l’usage familial n’est pas exclu, comme en l’espèce.
3°) L’exclusion des apports en capital personnel. Là est l’enseignement principal de l’arrêt. Les apports de deniers personnels en capital ne sont pas affectés par la notion de contribution aux charges du mariage. A la vérité, nous le soutenions dès 2013, c’est-à-dire dès l’origine de ce courant jurisprudentiel (v., J. Casey, Le financement du logement de la famille en séparation de biens, Gaz. Pal. 23 août 2013, n° 236), et ceci afin de ne pas rendre cette jurisprudence excessive, au point de refuser des remboursements qui seraient toujours accordés en régime de communauté (via la notion de récompense). Pourtant, des arrêts postérieurs aux arrêts fondateurs du 15 mai 2013 (Cass. civ. 1, 15 mai 2013, 3 arrêts, n° 11-26.933, FS-P+B+I N° Lexbase : A3195KDP, n° 11-24.322, FS-D N° Lexbase : A5155KDB et n° 11-22.986, FS-D N° Lexbase : A5176KD3) ont pu inquiéter à ce sujet, la Cour de cassation ne semblant pas faire de distinction à propos des apports en capital personnel (v., Cass. civ. 1, 5 octobre 2016, n° 15-25.944 N° Lexbase : A4408R7E, AJ fam. 2016. 544, obs. J. Casey ; D. 2016. 2063 ; ibid. 2017. 470, obs. M. Douchy-Oudot ; ibid. 1082, obs. J.-J. Lemouland et D. Vigneau ; ibid. 2119, obs. V. Brémond ; RTDCiv. 2017. 105, obs. J. Hauser ; ibid. 469, obs. B. Vareille ; Gaz. Pal., 18 avril 2017, n° 15, obs. S. Deville). Pire encore, un arrêt récent a balayé d’un simple revers de main le pourvoi qui s’était aventuré à soutenir que les apports devaient recevoir un traitement différent (Cass. civ. 1, 7 février 2018, n° 17-13.276, F-D N° Lexbase : A6892XCA ; AJ fam. 2018, 303, obs. crit. J. Casey), la Cour de cassation répondant que, ayant constaté que l'immeuble avait constitué le domicile conjugal, la cour d'appel «n'avait pas à procéder à une recherche que ses constatations rendaient inopérantes» et que celle-ci «en a exactement déduit» que le mari ne pouvait rien réclamer au titre du financement par lui seul des travaux de construction de ce bien, un tel financement relevant de la contribution aux charges du mariage. Commentant l’arrêt, il nous avait semblé que l’incertitude entourant cette question des apports ne pouvait pas durer, compte tenu du caractère très pratique et récurrent de la question dans le quotidien des juridictions, et qu’il faudrait que la Cour de cassation se saisisse de la première occasion pour clarifier, par un arrêt publié, sa jurisprudence sur ce point. C’est donc, désormais, chose faite, ce dont nous ne pouvons que nous réjouir. La séparation de biens ne deviendra, donc, pas une communauté universelle en matière de «logement à usage familial», et c’est une sage décision. Déjà que toute cette jurisprudence est parfois critiquée comme dénaturant les régimes séparatistes, il eût été impossible de la défendre si les apports ne donnaient pas lieu à remboursement, alors que la même situation engendre mécaniquement une récompense (et donc un remboursement) en régime de communauté. On notera la réserve faite par l’arrêt de la possibilité d’une «convention contraire», et donc d’époux qui accepteraient, conventionnellement, de bloquer le remboursement des apports. Cette réserve est logique en droit (rien n’est d’ordre public ici), mais on imagine mal un professionnel du droit recommander l’adoption d’une telle clause, ou alors avec une belle décharge de responsabilité…
4°) Une contribution en revenus, et non en capital. Enfin, le présent revient à affirmer, de façon indirecte, mais bien réelle, que la contribution aux charges du mariage se fait en revenus, pas en capital, ce que les juge du fond n’ont pas voulu entendre en l’espèce. C’est pourtant la logique même. Nul n’a jamais été contraint d’aliéner ses biens propres ou personnels pour contribuer aux charges du mariage (sauf le cas très particulier de l’époux sans revenus qui refuse d’en tirer d’un immeuble propre ou personnel). La contribution aux charges du mariage est une notion quotidienne et répétitive. Elle peut se faire en industrie bien sûr, mais aussi en revenus. Ce dernier cas est d’ailleurs expressément visé à l’article 223 du Code civil, à propos des obligations impératives du mariage : chacun des époux peut disposer comme il l’entend de ses gains et salaires après avoir contribué aux charges du mariage. On ne pourrait, donc, dire plus nettement que ne le fait le texte que le «mode type» de contribution, ce sont les gains et salaires (et donc les revenus au sens large : salaires stricto sensu, mais aussi revenus locatifs, du capital, jetons de présence, et même dividendes, qui sont des «gains» à défaut d’être des «revenus»). L’arrêt commenté consacre, donc, une conception classique de la notion de charges du mariage, non pas quant au type de dépense faite (investissement ou non), mais quant à la nature des deniers ayant financé l’acquisition (un revenu, ou un capital personnel). C’est incontestablement un recadrage bienvenu de cet ensemble jurisprudentiel, de nature à en assurer la pérennité.
5°) Tous les apports ? On comprend de la décision que toute somme provenant de la vente d’un bien personnel ouvrira, donc, droit à remboursement dans la nouvelle acquisition en tant «qu’apport». En ira-t-il de même pour la vente d’un bien indivis entre Romeo et Juliette, que Romeo aurait financé seul via ses revenus pendant le mariage ? Il nous semble que oui. Romeo n’aura pas droit à remboursement au titre du premier bien (c’est la CCM qui bloque son remboursement, sauf surcontribution, bien sûr), ce qui veut donc dire que la part du prix indivis revenant à Juliette sera pour elle un apport personnel, exactement comme la part du prix indivis revenant à Romeo. Voilà qui constituera une utile simplification dans les acquisitions successives.
Enfin, on relèvera, à titre presque anecdotique, la deuxième erreur des juges du fond, qui ont estimé que Michel avait une créance contre Anne, alors que la dette était due à l’indivision, non directement à Michel. C’était inexact : la dette est due à l’indivision puisque l’acquisition est indivise, ce que la Cour de cassation corrige, conformément à sa jurisprudence usuelle sur le sujet (v., par ex., Cass. civ. 1, 23 novembre 2011, n° 10-18.315, F-D N° Lexbase : A0087H3M).
👉 Portée de la décision L’arrêt commenté sera fort utile pour asseoir l’autorité de ce courant jurisprudentiel que nous nommons «logement & CCM», et qui reste critiqué en doctrine comme étant contraire à l’esprit même de la séparation de biens. Il nous semble que ces critiques ne sont pas déterminantes à côté des tableaux Excel des maris qui réclament un remboursement, alors que l’industrie de leur épouse (ou les plus faibles revenus de celle-ci, engloutis dans le remplissage du frigo, ou des menues dépenses quotidiennes), ne pourront jamais donner lieu à remboursement. Sous cet angle, que la contribution aux charges du mariage serve de correcteur aux excès de rigueur de la séparation de biens est une excellente chose. Le mariage impose de ne pas raisonner en abominable comptable. Tout n’est pas réductible à un tableur Excel, heureusement. On ne peut, donc, qu’approuver cet arrêt, qui est de nature à conforter cette jurisprudence en régime séparatiste, en corrigeant ce que des arrêts antérieurs pouvaient avoir d’excessif. |
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