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N7831BST
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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication
le 27 Mars 2014
Que n'a-t-on entendu ou écrit sur la disparition programmée (mais retardée) du juge d'instruction, à la suite du rapport "Léger" ? De la crainte d'une justice américanisée, abandonnant l'enquête au Parquet et ouvrant la porte à une mainmise de l'exécutif sur la justice au risque d'inégalité des armes entre les justiciables à celle d'une administration au service de laquelle la police officiera sous le contrôle bienveillant du ministère de l'Intérieur : tels sont les deux principaux écueils de la réforme de l'instruction, telle qu'elle nous a été annoncée, depuis maintenant deux ans, et qui n'emporte toujours pas, et loin s'en faut, l'adhésion des professionnels du droit comme des justiciables. C'est de l'indépendance de la justice dont il est question ; c'est une instruction exclusivement à charge que l'on redoute.
Et, comme un pied de nez extraordinaire, faisant mentir (ou presque) les Cassandre d'un horizon funeste pour la justice délictuelle et criminelle, intervient, en ce 20 septembre 2011, la démonstration topique que le Parquet n'est pas le chantre d'un réquisitoire exclusivement à charge, qu'il est capable de mener l'enquête au service d'une (bonne) justice et, au passage, de la défense des prévenus.
C'est qu'en ce mardi de fin d'été, nos deux vices-procureurs, féaux parisiens, réclamaient, non sans mérite, la relaxe de leur ancien seigneur, jugé pour détournement de fonds publics lorsqu'il était maire de Paris en 1992-1995, pour 28 emplois présumés fictifs de "chargés de mission" à son cabinet. En effet, "les éléments manquent pour caractériser tant l'aspect intentionnel que matériel d'une infraction, c'est pourquoi je requiers la relaxe des dix prévenus", livre, un brin penaud, le substitut.
Le réquisitoire n'est pas vraiment une surprise ; un non-lieu en fin d'instruction avait déjà été réclamé, en 2009, par le procureur de Paris, haut fonctionnaire au ministère de la Justice sous le second mandat de l'ancien maire. Mais, que voulez-vous, deux juges d'instruction, "dodos" de leur profession si décriée, s'entêtèrent et ordonnèrent un procès, estimant que les faits révélaient l'existence d'un "système" visant à utiliser les fonds publics pour les ambitions politiques du candidat victorieux à la présidentielle de 1995. Non, la surprise provient du malaise palpable des avocats de la défense eux-mêmes : ils n'en demandaient pas tant. Que le Parquet, magistrature dépendante comme se plait à le rappeler régulièrement la Cour européenne des droits de l'Homme, demande la relaxe, soit ; mais qu'il s'escrime à démonter un par un les arguments ayant conduit les juges d'instruction à réclamer un procès en bonne et due forme, pour écarter d'un revers de main les questions soulevées par certains emplois manifestement énigmatiques, comme pour mieux asseoir la relaxe et l'idée selon laquelle "la procédure de recrutement des chargés de mission est exclusive de tout arbitraire et de tout système frauduleux"...
D'abord, les affirmations des juges d'instructions sont qualifiées de "péremptoires" et leurs formules de "lapidaires", par le Parquet de Paris. Ensuite, si le ministère public concède une procédure "imparfaite" et un suivi des recrutements "perfectible", c'est pour mieux relativiser l'infraction dont il était, jusqu'alors, question dans les prétoires : la vingtaine d'emplois suspects représentant "une goutte d'eau" dans la masse des 35 000 salariés de la ville de Paris à l'époque. Aussi, l'ancien chef de l'Etat, ancien maire de Paris, n'était, de toute manière, comme ces directeurs de cabinet, qu'un "maillon de la chaîne" du recrutement, sans aucun rôle de contrôle financier ou d'opportunité.
Alors, pour nombre des personnes dont l'emploi était considéré comme fictif et que, d'ailleurs, nul n'avait vues arpenter les couloirs de la mairie, nos deux "Don Quichotte" accusent tantôt les vicissitudes du temps, et les difficultés d'archiver tous les rapports ainsi rédigés ; tantôt, faisant fi de tout anachronisme, ils invoquent le télétravail... Et, les moulins se mirent à tourner... sans grain à moudre...
Et, rien de telle qu'une agrégée de lettres pour établir des rapports sur les "événements de 1981" -les emplois couvrant les années 1992-1995- ! Le fait qu'elle soit, également, l'épouse de l'ancien maire d'une grande ville n'est que pure coïncidence. Enfin, que dire de la fille d'un maire de Corrèze qui s'attelait à rédiger des fiches de lecture, non archivées, mais dont "la liste des livres qu'elle avait lus" avait consciencieusement été conservée...
Au final, les prestations "étaient certes immatérielles mais ponctuelles" et les emplois n'étaient pas fictifs, mais "flexibles"... Mesdames les juges d'instruction, "c'est avoir tort que d'avoir raison trop tôt" ! Lisez donc les Mémoires d'Hadrien de Marguerite Yourcenar.
Après cela, qui dira que les justiciables ont à craindre d'un Parquet tout puissant qui cherchera un coupable plutôt que la démonstration de la vérité ?
On ne peut s'empêcher, dès lors, de penser que nos deux vices-procureurs sont deux inconditionnels d'Arthur Schopenhauer et de sa dialectique éristique ou de l'art d'avoir toujours raison. Toutes les passes d'armes figurent au procès-verbal de ce 20 septembre 2011 : des réfutations directes par attaque des fondements aux réfutations indirectes par attaque des conséquences (ad rem ou ad hominem), montrant que la thèse des juges ne s'accorde pas avec la nature des choses, la vérité objective absolue, ou du moins qu'elle est inconsistante avec la vérité relative et subjective.
Mais, encore ne faudrait-il ne pas oublier l'avertissement du philosophe allemand lui-même : "on peut en toute objectivité avoir raison, et pourtant aux yeux des spectateurs, et parfois pour soi-même, avoir tort. [...] Ainsi, la véracité objective d'une phrase et sa validité pour le débatteur et l'auditeur sont deux choses différentes"...
Toujours est-il que le prévenu dont la relaxe a été si instamment réclamée s'est empressé d'indemniser la mairie de Paris pour ces emplois -non fictifs donc-, afin que cette dernière retire sa plainte au pénal ; mais, il est vrai qu'en la matière, et contrairement à une simple infraction routière, tout paiement n'équivaut pas à une reconnaissance de culpabilité...
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