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le 23 Novembre 2011
En procédure civile, les notions les plus simples dissimulent parfois de redoutables ambiguïtés. Ainsi, la distinction entre demande et défense semble si évidente qu'elle ne devrait pas donner lieu à débat. C'est pourtant cette distinction qui a conduit à la saisine de l'Assemblée plénière par la deuxième chambre civile.
Dans cette affaire, une cession d'actions représentant la quasi-totalité du capital d'une société avait été conclue pour un montant de 400 000 francs (60 979 euros) entre plusieurs actionnaires et un seul cessionnaire. Ce dernier avait payé la somme 300 000 francs (45 734 euros). Certains actionnaires agirent alors pour obtenir le paiement total correspondant aux actions qu'ils détenaient. De son côté, le cessionnaire allégua la nullité de la cession pour dol et sollicita le remboursement du prix qu'il avait déjà payé.
Une question de procédure émanait de cette espèce. Il s'agissait de savoir si l'allégation du cessionnaire constituait une défense au fond ou une demande reconventionnelle. L'enjeu était important, car si l'allégation était qualifiée de défense au fond, elle pouvait être présentée "en tout état de cause" (C. pr. civ., art. 72 N° Lexbase : L1288H4H). En revanche, si l'allégation était qualifiée de demande reconventionnelle, elle suivait le régime des demandes incidentes et elle devait être présentée "à l'encontre des parties défaillantes ou des tiers dans les formes prévues pour l'introduction de l'instance" (C. pr. civ., art. 68, al. 2 N° Lexbase : L1277H43). Or, en l'espèce, l'acheteur n'avait pas respecté cette formalité lorsqu'il avait soulevé l'exception de nullité. Il n'avait pas mis en cause tous les actionnaires concernés par la cession.
La procédure fut particulièrement longue. Dans un premier temps, la cour d'appel de Grenoble déclara la demande de nullité du contrat irrecevable, car il appartenait au cessionnaire de mettre en cause l'ensemble des cédants. L'arrêt fut cassé par la deuxième chambre civile qui considéra que la prétention du cessionnaire constituait une défense au fond (1). La cour de renvoi (2) jugea à nouveau que la prétention était une demande reconventionnelle irrecevable. Un second pourvoi fut formé qui suivi un parcours sinueux (3) déboucha sur la saisine de l'Assemblée plénière.
L'arrêt rendu par cette formation le 22 avril 2011 tranche avec netteté un débat qui a donné lieu à de nombreuses controverses doctrinales (4). La Cour de cassation affirme dans un premier temps que "constitue une demande reconventionnelle, en vertu de l'article 64 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L1267H4P), la demande par laquelle le défendeur originaire prétend obtenir un avantage autre que le simple rejet de la prétention de son adversaire". Il s'agit là de la reprise in extenso de l'article 64 du Code de procédure civile. Dans un second temps, l'Assemblée plénière précise que "ayant relevé que le cessionnaire ne se bornait pas à invoquer la nullité du protocole, mais entendait voir tirer les conséquences de cette nullité en sollicitant la remise des parties dans l'état antérieur à la signature de l'acte et la condamnation des demanderesses à lui payer une certaine somme en restitution du prix déjà payé, la cour d'appel en a déduit à bon droit qu'il s'agissait d'une demande reconventionnelle".
La Cour de cassation établit, donc, une distinction entre l'exception de nullité utilisée comme défense au fond et la même exception qui se transforme en véritable demande reconventionnelle. Dans le premier cas, l'exception de nullité peut être utilisée par un défendeur qui se contente d'échapper à l'action en exécution du contrat. En opposant la nullité du contrat, le débiteur cherche simplement à neutraliser la demande du créancier, mais il ne va pas plus loin. S'il obtient gain de cause, il sera simplement dispensé d'exécuter son obligation contractuelle. Dans le second cas, l'exception de nullité peut être utilisée par le défendeur pour obtenir plus que le simple rejet de la prétention du demandeur. Le débiteur de l'obligation contractuelle invoque la nullité du contrat, non seulement pour échapper à son obligation, mais encore pour atteindre tous les effets de la nullité, c'est-à-dire le retour au statu quo ante et la restitution des prestations déjà exécutées. Cette exception de nullité prend alors la forme d'une demande reconventionnelle.
L'espèce étudiée correspondait au second scénario. L'acquéreur des actions en avait déjà acquitté une partie du prix et les créanciers demandaient le paiement des sommes restant dues. L'acquéreur ne se contentait pas d'invoquer la nullité du contrat pour refuser de payer ces sommes, mais demandait, de surcroît, la restitution des sommes déjà versées. A l'évidence, la prétention de l'acquéreur ne se réduisait pas au rejet de la prétention des demandeurs. Ce dernier souhaitait obtenir un avantage plus important : l'annulation rétroactive du contrat accompagnée de tous ses effets. Sa prétention était donc une demande reconventionnelle. Mais cette prétention n'avait pas été présentée aux parties défaillantes et aux tiers conformément à l'article 68 du Code de procédure civile. Elle était donc irrecevable.
L'arrêt permet ainsi d'éclairer la distinction faite en doctrine entre les demandes reconventionnelles simples et hybrides. Dans sa forme simple, la demande reconventionnelle permet au défendeur initial d'émettre une prétention qui lui est propre et qui, malgré le lien avec la prétention originale, s'en distingue nettement. Ainsi, lorsqu'une banque demande à l'un de ses clients le remboursement d'un prêt, ce dernier forme une demande reconventionnelle simple s'il invoque la faute de la banque et sollicite le paiement par celle-ci de dommages et intérêts (5). En revanche, la demande reconventionnelle est hybride, lorsqu'elle "tend à neutraliser la demande initiale, [...] en s'attaquant au fondement même de la prétention adverse" (6) et qu'elle vise de surcroît à procurer à son auteur un avantage qui dépasse le simple rejet de la demande initiale. La difficulté surgit pourtant lorsqu'une prétention est susceptible de présenter, soit le caractère d'une demande reconventionnelle hybride, soit la nature d'une défense au fond. C'est le cas de l'exception de nullité contractuelle.
La nature juridique de cette exception est entourée de flou. Par exemple, certaines cours d'appel ont cru voir dans l'exception de nullité une exception de procédure. Cette confusion a dû être dissipée par la Cour de cassation qui a affirmé "le moyen pris par le défendeur de la nullité de l'acte juridique sur lequel se fonde le demandeur constitue non pas une exception de procédure, mais une défense au fond qui peut être proposée en tout état de cause". Malgré son intitulé ambigu, l'exception de nullité d'un contrat constitue donc, à la base, une défense au fond (7). Le vocable "exception" n'a pas la même signification en droit des contrats et en procédure civile.
Le flou se double d'ambivalence puisque l'exception de nullité offre deux voies distinctes au débiteur. Soit il se contente de neutraliser l'action en exécution du contrat. Soit il est plus ambitieux et demande l'annulation rétroactive du contrat. Cette option a une incidence procédurale. Dans le premier cas, l'objet du litige ne change pas. Il porte uniquement sur l'exécution du contrat. Dans le second cas, l'objet du litige évolue. Le juge devra d'abord se prononcer sur l'exécution du contrat et, s'il admet la nullité du contrat, il devra ensuite rejeter l'action en exécution et de surcroît prononcer la nullité rétroactive du contrat accompagnée de la restitution des prestations déjà exécutées. D'un objet simple, le litige a évolué vers une pluralité d'objets.
Cette solution a été retenue de façon exemplaire en matière de compensation. Ainsi, dans un arrêt rendu par la Chambre commerciale de la Cour de cassation en 1998 (8), un transporteur demandait à son client le paiement du prix du transport. Le client, de son côté, alléguait que les marchandises livrées étaient en quantité inférieures à celles commandées. Il invoquait alors la compensation de sa dette liée au transport avec sa créance sur le transporteur liée aux marchandises manquantes. Cette compensation avait été analysée par la cour d'appel comme une défense au fond, mais la Cour de cassation affirma clairement que "la prétention de M. X tendant à obtenir la compensation de sa dette avec une créance de dommages-intérêts constituait une demande reconventionnelle". Lorsque le défendeur invoque la compensation, il fait apparaître un nouvel objet dans le litige. Il invite le juge à examiner une autre créance que celle invoquée par le demandeur, puis à envisager la mise en oeuvre du mécanisme de compensation (9).
La solution adoptée par l'Assemblée plénière dans l'arrêt commenté apparaît tout à la fois simple et évidente. Elle n'a pourtant pas recueilli l'adhésion de l'avocat général (10).
En effet, il faut reconnaître que celle solution ne poursuit pas un objectif d'efficacité procédurale. En considérant que l'exception de nullité présentée par l'acquéreur est une demande reconventionnelle, la Cour lui impose le régime rigoureux de l'article 68, alinéa 2, du Code de procédure civile. La demande doit être adressée aux parties défaillantes et aux tiers sous peine d'irrecevabilité. L'objectif est louable du point de vue des droits de la défense (11), mais il impose également à l'acquéreur d'exercer une nouvelle action pour obtenir l'annulation de la cession d'actions, et en conséquence, d'ouvrir une nouvelle procédure. Plus encore, en agissant comme demandeur, l'acquéreur ne soulève plus une exception de nullité, mais il doit agir par voie d'action. Il perd ainsi le bénéfice de la règle selon laquelle l'exception de nullité est perpétuelle (12). Signe de lourdeur, la distinction retenue par l'Assemblée plénière pourrait également s'avérer inéquitable.
Invoquant l'argument de l'efficacité procédurale, l'avocat général avait estimé que la demande de restitution du prix de la cession exercée par le défendeur faisait "corps avec le principal". Il n'y avait donc pas lieu de retenir la qualification de demande reconventionnelle. Poursuivant sont raisonnement, l'avocat général estimait que "la demande de restitution étant indissociable de la nullité constituant le principal". Il proposait de qualifier l'action de l'acquéreur de "défense au fond hybride". En retenant la solution inverse, la Cour de cassation semble imposer au justiciable qui a obtenu gain de cause en soulevant une exception de nullité à titre de défense au fond, d'exercer une nouvelle action en justice pour obtenir l'annulation rétroactive du contrat et la mise en oeuvre des restitutions.
En réalité, l'arrêt ne va pas si loin. Il impose simplement aux plaideurs d'être particulièrement attentifs lorsqu'ils formulent dans leurs défenses des prétentions qui modifient l'objet du litige. Ces prétentions peuvent être qualifiées de demandes reconventionnelles et être soumises à un régime procédural plus strict imposé par le respect des droits de la défense.
En clarifiant le concept de demande reconventionnelle hybride, la Cour de cassation vient de mettre un terme à une situation floue et à une controverse doctrinale. Elle a aussi imposé une plus grande lourdeur procédurale.
2) L'action préventive exceptionnellement admise
L'arrêt rendu par la première chambre civile le 9 juin 2011 mérite d'être signalé, car il statue sur une question rarement abordée en jurisprudence, et qui est pourtant essentielle : celle du caractère "né et actuel" de l'intérêt pour agir. L'intérêt pour agir doit être né et actuel. Ce principe conduit généralement à exclure les actions dites "préventives" ou "déclaratoires", qui sont exercées alors même qu'aucun litige n'est apparu entre les parties (13). Par exemple, la Cour de cassation a pu décider qu'en dehors de tout litige né et actuel, un syndicat était irrecevable à faire juger que les conditions d'applications d'un texte sur la clause de conscience des journalistes se trouvaient remplies au profit de tous les journalistes du groupe (14). Dans le même esprit, elle a pu affirmer que des bailleurs n'avaient pas d'intérêt né et actuel à agir pour faire déclarer le congé valable avant la date d'effet de ce congé (15).
Des exceptions jurisprudentielles diverses montrent que le principe de l'intérêt né et actuel est appliqué avec une certaine souplesse par la Cour de cassation. Dans l'espèce étudiée, des époux avaient contracté plusieurs prêts garantis par des hypothèques. Au décès du mari, l'épouse assigna la banque pour voir constater la prescription des créances issues des prêts. Cette action pour la reconnaissance d'une prescription pouvait paraître irrecevable à plus d'un titre. D'une part, aucun litige n'existait entre la banque et l'épouse. Il était donc douteux que cette dernière puisse invoquer un intérêt né et actuel pour agir en justice. D'autre part, la prescription est classée par le Code de procédure civile dans la catégorie des fins de non-recevoir, c'est-à-dire des défenses sur la procédure (C. pr. civ., art. 122 N° Lexbase : L1414H47). Or, l'épouse débitrice agissait comme demandeur au procès. Sauf à inverser la logique du système procédural, il semblait difficile qu'un plaideur puisse transformer une action en défense en demande en justice.
La Cour de cassation confirme pourtant la recevabilité de l'action constatée par la cour d'appel. Elle estime que "même en dehors de tout litige, Mme X avait intérêt à faire constater la prescription de la créance de la banque afin de lui permettre de connaître la consistance exacte du patrimoine dont elle avait hérité et l'étendue des droits dont elle pouvait disposer compte tenu des hypothèques garantissant cette créance".
Cet arrêt, publié sur le site de la Cour de cassation, ne peut passer inaperçu, car il admet l'action en justice, "même en dehors de tout litige". Il peut donc y avoir procédure contentieuse sans litige. A l'évidence, la formule choque et semble reposer sur une interprétation très large de l'intérêt pour agir. La débitrice n'avait certes pas un intérêt actuel à invoquer la prescription de la créance, puisqu'elle n'était pas encore poursuivie par son créancier. En revanche, elle possédait un droit de "connaître la consistance du patrimoine dont elle avait hérité". C'est ce droit qui faisait naître un intérêt actuel.
Si la solution devait être généralisée, on pourrait craindre que tout débiteur puisse agir contre son créancier à tout moment pour voir constater en justice l'extinction de la dette. Car en définitive, tout débiteur a besoin de connaître son statut patrimonial. Sera-t-il poursuivi en justice ? Devra-t-il, dans le futur, honorer ses engagements et diminuer ainsi son patrimoine ?
Mais le besoin de connaître sa situation économique future doit-il justifier en toute circonstance l'action en justice préventive ? Il nous semble que l'arrêt étudié doit être interprété avec prudence. L'arrêt ne dit rien, mais l'héritière se trouvait peut-être face au choix d'accepter ou de refuser l'héritage. Elle devait alors pouvoir réaliser l'inventaire des biens et des dettes avant de se décider. Elle était donc recevable à demander au juge de clarifier la situation patrimoniale de l'héritage.
Nous penchons pour cette interprétation stricte de la solution adoptée par la première chambre civile. Si ça n'était pas le cas, l'arrêt commenté remettrait en cause une jurisprudence constante sur l'intérêt né et actuel et sur l'existence du litige comme condition de l'action au fond.
3) Conditions de la suspension de la prescription de l'action
Alors que la réforme de la prescription civile a été adoptée depuis plusieurs années (16), les arrêts sur le régime général de la prescription ne sont pas courants. L'arrêt rendu le 23 juin 2011 par la première chambre civile retient l'attention tout en laissant subsister un doute sur sa portée réelle.
Comme souvent, dans les affaires de prescription, les faits étaient relativement complexes. Dans le cadre d'une procédure d'expulsion d'un preneur à bail commercial, une négligence était reprochée à l'avocat du preneur. Cette négligence avait entraîné la perte d'indemnités d'éviction au détriment du preneur. Ce dernier avait déchargé son conseil de sa mission en 1990 et l'issue défavorable du procès s'était produite en 1994. Ensuite, le preneur avait agi en responsabilité contre son avocat en 2004.
La question se posait de savoir si la prescription commençait à courir en 1990, date de cessation de l'activité de l'avocat ou en 1994, date d'achèvement de la procédure qui avait conduit à la perte de l'indemnité d'éviction.
Saisie de cette question, la cour d'appel avait estimé que "le délai de dix années [qui avait] commencé à courir le 6 avril 1990 a été suspendu jusqu'au 28 novembre 1994". Elle en déduisait que l'action engagée le 25 novembre 2004 n'était pas prescrite. Son raisonnement tenait au fait que l'action en responsabilité contre l'avocat devait se prescrire selon les règles de l'ancien article 2277-1 du Code civil (N° Lexbase : L2565ABM) (17), c'est-à-dire à compter de la fin de la mission de l'avocat. Mais la cour d'appel retenait également la suspension de l'action durant quatre années en raison de l'impossibilité d'exercer l'action. En effet, le preneur ne pouvait agir en responsabilité contre son avocat qu'à partir du moment où il avait perdu son procès. A cette date seulement, naissait le préjudice.
La Cour de cassation ne remet pas en cause l'ensemble du raisonnement, mais elle précise que "la règle selon laquelle la prescription ne court pas contre celui qui est dans l'impossibilité d'agir par suite d'un empêchement quelconque résultant soit de la loi, soit de la convention ou de la force majeure, ne s'applique pas lorsque le titulaire de l'action disposait encore, au moment où cet empêchement a pris fin, du temps utile pour agir avant l'expiration du délai de prescription".
Ainsi, la suspension du délai de prescription ne produit son effet que si une partie a été empêchée d'agir tout au long du délai de prescription. A l'inverse, si l'empêchement a cessé avant la fin de la prescription, le délai n'est pas suspendu. La solution n'est pas nouvelle. La Chambre commerciale l'avait déjà adoptée dans un arrêt de 1994 (18).
Dans la décision commentée, l'empêchement d'agir avait duré jusqu'à l'issue de la procédure, c'est-à-dire en 1994. Mais à cette époque, le délai n'était pas prescrit. Il courait encore pour six années. Le titulaire de l'action disposait bien du temps utile pour agir avant l'expiration du délai de prescription, soit en 2000. En agissant en 2004, l'action était prescrite, non pas du fait d'un empêchement d'agir, mais d'une négligence du demandeur.
La solution mérite l'approbation, mais la Cour de cassation laisse planer le doute sur son application dans le temps. L'arrêt est rendu au visa des articles 2251 (N° Lexbase : L7171IAT) et 2277-1 du Code civil dans leur rédaction antérieure à la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008 (N° Lexbase : L9102H3I). On pourrait imaginer que la solution soit modifiée par la réforme de la prescription. Pourtant, l'article 2234 du Code civil (N° Lexbase : L7219IAM) reprend le principe jurisprudentiel énoncé dans le chapeau de l'arrêt : "la prescription ne court pas ou est suspendue contre celui qui est dans l'impossibilité d'agir par suite d'un empêchement résultant de la loi, de la convention ou de la force majeure". Cette disposition vise non seulement la suspension, mais encore le report du point de départ de la prescription. On imagine aisément que la solution jurisprudentielle adoptée dans l'arrêt commenté est également applicable sous l'empire du droit nouveau.
Ainsi, la suspension de la prescription joue son véritable rôle : permettre à celui qui a été empêché d'agir de conserver son droit d'action sans profiter à celui qui a négligé d'agir.
4) Défaut d'exécution provisoire et radiation du rôle, position de la CEDH
Par principe, l'exécution provisoire des décisions de première instance n'est pas systématique, mais lorsqu'elle est ordonnée, elle peut entraîner des conséquences redoutables. L'article 526 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L6673H7B) prévoit ainsi que "lorsque l'exécution provisoire est de droit ou a été ordonnée, le premier président ou, dès qu'il est saisi, le conseiller de la mise en état peut, en cas d'appel, décider [...], la radiation du rôle de l'affaire". Dans son dernier alinéa, cette disposition prévoit qu'une fois que la décision de première instance est exécutée, le juge peut ordonner la réinscription au rôle sauf en cas de péremption d'instance. Le défaut ou le retard d'exécution peut donc entraîner successivement la radiation, puis la péremption d'instance. Les voies de recours sont alors fermées à celui qui souhaite contester la décision sans pouvoir l'exécuter (19).
Cette sanction radicale a été contestée devant le Cour européenne des droits de l'Homme. Dans cette espèce, une personne avait été condamnée en première instance à payer la somme de 625 000 euros à un établissement bancaire dans le cadre d'une liquidation judiciaire. La décision était assortie de l'exécution provisoire. Le débiteur avait interjeté appel et demandé l'arrêt de l'exécution provisoire en produisant devant le premier président des avis d'imposition permettant d'établir que son salaire mensuel était de 2 600 euros. Cette demande fut rejetée au motif que le débiteur était suspecté de fraude fiscale, de dissimulation de ses revenus et de son patrimoine. Le requérant déposa un recours devant la CEDH pour violation du droit au procès équitable et plus précisément du droit d'accès à la cour d'appel.
La Cour européenne tient un raisonnement intéressant. Elle reprend d'abord sa jurisprudence constante selon laquelle "l'article 6 § 1 de la Convention n'oblige pas les Etats contractants à instituer des cours d'appel ou de cassation. Toutefois, si de telles juridictions sont instituées, la procédure qui s'y déroule doit présenter les garanties prévues à l'article 6, notamment en ce qu'il assure aux plaideurs un droit effectif d'accès aux tribunaux" (§ 35). Elle ajoute ensuite que la radiation "a privé le requérant du double degré de juridiction, c'est-à-dire de la possibilité de faire rejuger son affaire tant en fait qu'en droit" (§ 37). Elle conclut enfin que "compte tenu de la gravité de l'atteinte au droit à un tribunal à ce stade de la procédure, la Cour estime que l'Etat disposait en l'espèce d'une marge d'appréciation plus restreinte". La solution est originale puisque la Cour n'impose pas l'instauration d'un double degré de juridiction en matière civile, mais lorsque ce second degré existe, il s'impose comme un élément du droit au juge et de l'article 6 § 1 de la CESDH.
L'autre point intéressant de l'arrêt réside dans la marge d'appréciation de l'Etat. La CEDH a déjà eu l'occasion de juger à plusieurs reprises l'atteinte portée au droit au juge par l'article 1009-1 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L1235H4I) qui prévoit la radiation et la péremption du pourvoi en cassation en cas d'inexécution de la décision d'appel. La CEDH a ainsi décidé que ces sanctions n'étaient pas en elles-mêmes contraires à la Convention, mais qu'une mise en oeuvre disproportionnée pouvait entraîner une violation de l'article 6 § 1 (20).
Dans l'espèce étudiée, la CEDH va se livrer à une appréciation similaire du but de l'atteinte au droit au juge et de la proportionnalité entre l'atteinte et le but. La Cour retient trois buts légitimes pour limiter l'accès à la cour d'appel : la protection des créanciers, la limitation des appels dilatoires et la bonne administration de la justice consécutive au désengorgement des tribunaux. La Cour constate, ensuite, la disproportion entre les revenus du requérant et le montant de la condamnation. En effet, la fraude invoquée par le juge pour refuser l'arrêt de l'exécution provisoire n'était pas démontrée.
Ces considérations permettent aux juges strasbourgeois de conclure que "la décision de radiation du rôle de la cour d'appel a constitué en l'espèce une mesure disproportionnée au regard des buts visés et [...] l'accès effectif du requérant à ce tribunal' s'en est trouvé entravé" (§ 45).
Dans la lignée de la jurisprudence précédente, l'arrêt du 31 mars 2011 apporte deux précisions importantes sur le régime des sanctions de l'inexécution d'une décision de première instance. D'une part, la Cour considère que la radiation du rôle ne constitue pas, en soi, une violation de l'article 6 § 1. D'autre part, elle examine au cas par cas si cette atteinte au droit au juge est proportionnée au but poursuivi. En l'espèce, la modicité des revenus du débiteur au regard de la somme réclamée aurait dû entraîner l'arrêt de l'exécution provisoire. C'est d'ailleurs l'esprit de l'article 526 du Code de procédure civile, qui prévoit des possibilités d'échapper à l'exécution provisoire. Il faut croire que le juge n'avait pas, dans cette espèce, su retrouver l'esprit du Code de procédure civile.
Etienne Vergès, Professeur à l'Université de Grenoble, Membre de l'Institut universitaire de France
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