La lettre juridique n°798 du 10 octobre 2019 : Filiation

[Jurisprudence] La soudaine promotion de l’intérêt supérieur de l’enfant en droit de la filiation : audace ou provocation de la part de la Cour de cassation ?

Réf. : Cass. civ. 1, 12 septembre 2019, n° 18-20.472, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A0801ZNY)

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par Adeline Gouttenoire, Professeur à la Faculté de droit de Bordeaux, Directrice de l'Institut des Mineurs de Bordeaux et Directrice du CERFAP, Directrice scientifique des Ouvrages de droit de la famille

le 10 Octobre 2019

Alors que jusqu’à présent le contentieux relatif à la filiation d’enfants nés de GPA concernait les effets de conventions de gestation pour autrui dont l’exécution s’était déroulée sans difficulté, celle dont l’arrêt du 12 septembre 2019 est l’objet donne à voir les pires aspects de cette assistance illégale à la procréation (Cass. civ. 1, 12 septembre 2019, n° 18-20.472, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A0801ZNY).

Dans un premier temps, la convention de gestation pour autrui avait été contractée en France, entre une mère porteuse et un couple d’hommes, qui avaient tous deux contribué, artisanalement semble-t-il, à la procréation. Il s’avèrera plus tard que celui des deux qui n’avait pas reconnu l’enfant pendant la grossesse était le père biologique. La mère porteuse a, ensuite, conclu une nouvelle convention de gestation pour autrui avec un couple hétérosexuel, à qui elle a confié l’enfant, faisant croire au premier couple qu’il était décédé à la naissance. Lorsqu’ils ont été avertis de la tromperie, les premiers parents d’intention ont porté plainte contre la mère porteuse pour escroquerie ; celle-ci a été condamnée pour escroquerie à 2 000 euros d’amende avec sursis par le tribunal correctionnel de Blois en 2016 [1]. La procédure pénale s’est également soldée par une condamnation de tous les parents d’intention pour provocation à l’abandon d’enfant et pour insémination artificielle par sperme frais ou mélange de spermes pour ce qui concerne le premier couple.

Le premier des deux pères d’intention, en qualité de père biologique de l’enfant, a engagé une procédure de contestation de filiation pour obtenir l’établissement de sa propre paternité, l’exercice exclusif de l’autorité parentale et le changement de nom de l’enfant, pris en charge par le second couple d’intention depuis plusieurs années.

La cour d’appel déclare irrecevable son action en contestation de paternité au motif qu’elle est contraire à l’intérêt supérieur de l’enfant, ce qu’approuve la Cour de cassation qui rejette le pourvoi.

Cette soudaine promotion du principe de primauté de l’intérêt supérieur de l’enfant en matière de filiation est remarquable, tant en ce qui concerne le rôle inédit de l’intérêt de l’enfant dans ce domaine (I), que pour ce qui est de l’appréciation de l’intérêt de l’enfant qu’elle implique (II).

I - Une promotion inédite de l’intérêt supérieur de l’enfant en droit de la filiation

L’arrêt du 12 septembre 2019 rompt avec l’attitude réservée de la Cour de cassation à propos du rôle de l’intérêt supérieur de l’enfant en droit de la filiation (A) et aboutit à un résultat très étonnant quoique rendu dans un contexte particulier (B).

A - Le rôle antérieur limité de l’intérêt supérieur de l’enfant en droit de la filiation

Présence sans influence. L’influence du principe de primauté de l’intérêt supérieur de l’enfant en droit de la filiation a été, dans un premier temps, logiquement limitée compte tenu du caractère objectif du contentieux dont l’issue repose essentiellement sur les résultats d’une expertise génétique qui est de droit. Toutefois, l’intérêt de l’enfant était présent dans les arrêts de la Cour de cassation depuis 2010, tant dans le cadre de la gestation pour autrui que dans les autres contentieux, sans pour autant avoir, jusqu’alors, de véritable impact sur la mise en œuvre des règles du Code civil relative à la filiation.

1° La présence progressive de l’intérêt supérieur de l’enfant en matière de filiation

GPA. L’intérêt de l’enfant a, d’abord, fait un passage éclair dans le contentieux relatif à la gestation pour autrui dans la jurisprudence de la Cour de cassation [2]. Mais celle-ci l’en avait exclu, en 2013, en affirmant «qu'en présence de cette fraude, ni l'intérêt supérieur de l'enfant que garantit l'article 3 § 1 de la Convention internationale des droits de l'enfant (N° Lexbase : L6807BHL), ni le respect de la vie privée et familiale au sens de l'article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales (N° Lexbase : L4798AQR) ne sauraient être utilement invoqués» [3]. Les arrêts du 5 juillet 2017 [4] ont réintégré l’intérêt supérieur de l’enfant dans la problématique de la filiation des enfants nés de GPA à l’étranger, en affirmant qu’«en considération de l’intérêt supérieur de l’enfant déjà né, le recours à la GPA ne fait plus obstacle à la transcription d’un acte de naissance étranger lorsque les conditions de l’article 47 du Code civil sont remplies».

Autre contentieux relatif à la filiation. En dehors de la GPA, l’intérêt supérieur de l’enfant apparaît de plus en plus fréquemment dans les décisions relatives à la filiation, à compter de 2011. Ainsi, dans un arrêt du 16 juin 2011 [5], la Cour de cassation considère que «la cour d‘appel a souverainement estimé qu’il n’était pas conforme à l’intérêt supérieur de l’enfant Sabrina de se voir maintenue dans un lien de filiation mensonger». De même, dans un arrêt du 24 octobre 2012 [6], elle admet que «l'intérêt supérieur de l'enfant justifie de mettre fin à une situation d'insécurité psychologique et juridique et constate qu'aucun motif légitime ne venait au soutien du refus de l'enfant de se soumettre à l'expertise biologique ordonnée» et en déduit qu’il faut rectifier la filiation de l’enfant malgré l’absence d’expertise. Si un arrêt du 29 mai 2013 [7] a pu un moment laisser croire que l’intérêt de l’enfant pouvait devenir un motif légitime pour ne pas procéder à une expertise, l'affirmation de la Cour de cassation dans les arrêts du 14 janvier 2015 [8] et du 13 juillet 2016 [9], selon laquelle l'intérêt de l'enfant ne saurait, en soi, constituer un motif légitime pour refuser une expertise biologique, est venu mettre fin à ce qui aurait pu être une influence nouvelle de l’intérêt de l’enfant dans le contentieux de la filiation. Deux arrêts de 2018 [10] vont, en outre, dans le sens d’un renforcement par l’intérêt supérieur de l’enfant de la solution consistant à faire primer la vérité biologique.

2° Une influence limitée confortant la primauté de la vérité biologique

GPA. Le recours à l’intérêt de l’enfant à propos de la filiation d’enfant né de GPA à l’étranger dans la jurisprudence de la Cour de cassation, depuis 2018, vient conforter la solution de la reconnaissance de la filiation à l’égard du père d’intention qui est aussi le père biologique, conformément à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme [11].

Contentieux hors GPA. Les arrêts récents de la Cour de cassation relatifs à un conflit entre filiation sociale et filiation biologique semblent considérer que l’intérêt de l’enfant est de connaitre sa filiation biologique et de voir celle-ci prévaloir sur la filiation sociale. Ainsi, dans l’un des arrêts du 3 octobre 2018 [12], elle approuve les juges du fond d’avoir considéré qu’«au titre des droits fondamentaux de l’enfant figure le droit à la vérité sur ses origines et que pour s’opposer à la demande d’expertise les époux B. ne pouvaient faire valoir le prétendu intérêt de l’enfant qui vit depuis sa naissance à leur foyer». Dans le même sens, dans un arrêt du 7 novembre 2018 [13],  la Cour de cassation approuve la cour d’appel d’avoir considéré «qu’il n’était pas dans l’intérêt supérieur de A. de dissimuler sa filiation biologique et de la faire vive dans un mensonge portant sur un élément essentiel de son histoire». Cette décision reprend une solution déjà énoncée dans un autre arrêt du 16 juin 2011 [14]. Elle s’inscrit, en outre, dans le sillage de l’arrêt «Mandet c/ France» [15] dans lequel la Cour européenne des droits de l’Homme considère que la remise en cause de la filiation d’un enfant ne correspondant pas à la vérité biologique n’est pas contraire à son intérêt supérieur. Il est donc d’autant plus étonnant que l’arrêt du 12 septembre 2019 approuve une solution tout à fait inverse.

B - Une solution (d)étonnante dans un contexte particulier

Fondement. L’arrêt du 12 septembre 2019 est rendu au fondement de l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme, et non de l’article 3 § 1 de la Convention internationale des droits de l’enfant qui consacre formellement le principe de primauté de l’intérêt supérieur de l’enfant, puisque c’est le père biologique qui agit et qu’il n’est pas titulaire, par hypothèse, des droits consacrés par la CIDE. Il a fondé son recours sur son droit au respect de la vie privée, consacré par l’article 8 de la Convention, puisque selon la jurisprudence constante de la Cour européenne, le droit de voir reconnaître sa paternité relève de ce fondement [16].

Contexte spécifique. La Cour de cassation commence par rappeler le contexte dans lequel l’arrêt a été rendu, ce qui pourrait indiquer son intention d’en limiter la portée aux hypothèses de convention de GPA, dont elle met en avant l’illégalité en visant les articles 16-7 (N° Lexbase : L1695ABE) et 16-9 (N° Lexbase : L1697ABH) du Code civil. Elle approuve la cour d’appel d’avoir déduit l’irrecevabilité de l’action en contestation de la reconnaissance de paternité du fait que cette dernière reposait sur la convention de gestation pour autrui, prohibée par la loi. L’illicéité du contrat n’est pas contestable, puisque la convention avait été conclue en France, contrairement à ce qui était le cas dans les autres hypothèses de GPA soumis à la Cour de cassation, conclues de manière légale à l’étranger. L’affirmation selon laquelle l’action en contestation de paternité est irrecevable car fondée sur un contrat prohibé est, en revanche, tout à fait discutable. En effet, le fondement de la contestation de paternité n’est pas le contrat de mère porteuse, mais bien le lien biologique qui unit le demandeur et l’enfant. Il ne s’agit pas de faire exécuter la convention, mais d’établir la filiation de l’enfant à l’égard de son père biologique, ce que la Cour de cassation, dans le sillage de la Cour européenne, admet depuis 2018, nonobstant le contexte de la GPA.

Intérêt supérieur de l’enfant de faire primer sa filiation sociale. La Cour de cassation approuve, ensuite, la cour d‘appel d’avoir énoncé que «la réalité biologique n’apparaît pas une raison suffisante pour accueillir la demande de M. X..., au regard du vécu de l’enfant E... qu’il relève que celui-ci vit depuis sa naissance chez M. Y..., qui l’élève avec son épouse dans d’excellentes conditions, de sorte qu’il n’est pas de son intérêt supérieur de voir remettre en cause le lien de filiation avec celui-ci, ce qui ne préjudicie pas au droit de l’enfant de connaître la vérité sur ses origines». Ce faisant, la Cour de cassation admet de manière tout à fait inédite que l’intérêt supérieur de l’enfant prime sur la règle de l’article 332 (N° Lexbase : L8834G93), selon lequel la paternité peut être contestée en rapportant la preuve que l’auteur de la reconnaissance n’est pas le père. L’intérêt supérieur de l’enfant conduit, également, à écarter l’article 333 (N° Lexbase : L5803ICW) qui exige une possession d’état de cinq ans pour rendre la filiation établie inattaquable. L’intérêt supérieur de l’enfant de ne pas voir remettre en cause sa filiation lorsqu’elle correspond à son vécu pourrait, ainsi, constituer une nouvelle fin de non-recevoir de l’action en contestation de paternité.

Généralisation. La position de la Cour de cassation est à la fois nouvelle et d’une portée potentiellement très importante. L’intérêt supérieur de l’enfant pourrait devenir en droit de la filiation, aussi, le critère essentiel de la décision du juge. Si l’on généralise la solution de l’arrêt du 12 septembre 2019, on pourrait aboutir à ce que la recevabilité de l’action en contestation de filiation soit subordonnée à sa conformité à l’intérêt supérieur de l’enfant. Une telle évolution pourrait dans un certain sens avoir ses avantages, notamment pour protéger l’enfant de remises en cause intempestives de sa filiation conforme à la réalité de sa vie. Mais la filiation ne serait plus, alors, un élément objectif de l’identité d’un individu comme cela semblait être le cas dans la loi, et dans la jurisprudence tant européenne qu’interne. Il reste que l’arrêt du 12 septembre 2019 pourrait avoir une portée limitée aux hypothèses spécifiques de conception de l’enfant dans le cadre d’une GPA.

Fraude à la loi. La Cour de cassation va jusqu’à protéger un lien de filiation dont la cour d’appel a reconnu qu’il a été «établi par une fraude à la loi sur l’adoption», ce qu’elle précise -tout de même- ne pas approuver ! En effet, le second père d’intention de l’enfant (en réalité le troisième puisque le couple ayant conclu la première convention était composé de deux hommes) a reconnu l’enfant de manière mensongère, puisque par hypothèse il n’en était pas le père biologique, ce dont il était informé, même si la mère porteuse lui avait caché les conditions exactes de la conception de l’enfant. L’arrêt d’appel précise que le procureur de la République, seul habilité désormais à contester la reconnaissance du second père d’intention, a fait savoir qu’il n’entendait pas agir à cette fin.  L’intérêt supérieur de l’enfant permet, ainsi, de valider une filiation frauduleusement établie, -ce que la Cour de cassation avait considéré comme impossible dans des arrêts antérieurs- au détriment de la filiation biologique. L’influence du principe de primauté de l’intérêt supérieur de l’enfant confère logiquement à sa détermination un poids considérable.

II - La détermination de l’intérêt supérieur de l’enfant

Rôle du juge. La détermination de l’intérêt supérieur de l’enfant ne fait l’objet d’aucun texte. Ce sont, donc, les acteurs de la mise en œuvre du principe de sa primauté, qui définissent les modalités de cette détermination et en apprécient le résultat. En l’espèce, c’est au juge à qui il revenait de déterminer l’intérêt supérieur de l’enfant, selon des modalités qui n’étaient pas évidentes (A), pour aboutir à un résultat qui ne manque pas de susciter des interrogations (B).

A - Les modalités de la détermination de l’intérêt supérieur de l’enfant

Appréciation in concreto. La notion d’intérêt supérieur de l’enfant est en réalité l’objet de deux approches qui se conjuguent : une approche abstraite et une approche concrète. L’intérêt de l’enfant apprécié abstraitement constitue une norme générale et abstraite, une référence applicable à l’ensemble des enfants ou à une catégorie d’entre eux. L’appréciation concrète de l’intérêt de l’enfant consiste à déterminer ce qui est le mieux pour tel enfant placé dans une situation précise. Les juges internes, comme européens, privilégient plutôt une approche concrète de l’intérêt supérieur de l’enfant, mais ils concourent parfois à élaborer un contenu normatif de cette notion à travers l’appréciation abstraite qu’ils en font. Dans différents arrêts, la Cour européenne des droits de l’Homme prône une approche in concreto de l’intérêt supérieur de l’enfant par le juge interne qui ne saurait se fonder sur des motifs généraux et abstraits [17].

Contrôle de la Cour de cassation. Lorsque l’intérêt supérieur de l’enfant est apprécié in concreto, la Cour de cassation renvoie à l’appréciation souveraine des juges du fond pour déterminer le contenu même de l’intérêt supérieur de l’enfant [18]. Il n’en reste pas moins qu’elle exerce un certain contrôle, certes restreint, sur l’appréciation que le juge du fond fait de l’intérêt de l’enfant. Dans ses arrêts, elle détaille les motifs de la cour d'appel, fournissant ainsi des indications sur le contenu de l'intérêt de l'enfant placé dans la situation envisagée, favorisant ainsi l’harmonisation de l’interprétation que peuvent en faire les juges. La Cour de cassation aurait pu basculer dans l’approche in abstracto de l’intérêt supérieur de l’enfant en refusant que le juge du fond puisse faire primer la filiation sociale sur la filiation biologique, mais en ne le faisant pas, elle accepte que ce soit possible. Ainsi, selon les circonstances, et l’appréciation que le juge fera de l’intérêt de l’enfant, celui-ci pourra, ou non, l’opposer à une contestation de la filiation de l’enfant. La Cour de cassation n’opère pas de contrôle sur cette détermination de l’intérêt de l’enfant qu’elle se borne à reprendre, pour noter que la Cour a bien «mis en balance les intérêts en présence, dont celui de l’enfant, qu’elle a fait prévaloir», et qu’elle a, ainsi, respecté les exigences de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme. Elle considère que les juges du fond ont rempli leur mission et ne remet pas en cause le résultat de leur analyse qui ne peut laisser indifférent.

B - Le résultat de la détermination de l’intérêt supérieur de l’enfant

Détermination de l’intérêt supérieur de l’enfant en cause. La cour d’appel procède à une appréciation in concreto de l’intérêt supérieur de l’enfant en cause. Elle accorde à la sécurité affective de l’enfant une importance essentielle, en estimant, sans doute à raison, qu’il ne doit pas voir ses conditions de vie modifiées, le père biologique entendant réclamer l’ensemble de ses droits. En outre, le juge du fond estime que l’intérêt de l’enfant réside dans la concordance entre sa filiation légale et sa filiation sociale, ce qui peut, sans doute, être discuté, mais qui constitue un point de vue qui se défend. La cour d’appel prend soin de relever que, nonobstant l’irrecevabilité de l’action en contestation de paternité et de recherche de paternité subséquente, l’enfant pourrait accéder à la connaissance de ses origines, ce qui limite ainsi l’atteinte à son droit à l’identité.

Supériorité de l’intérêt de l’enfant à conserver sa filiation sociale. La cour d’appel, approuvée par la Cour de cassation, considère que l’intérêt supérieur de l’enfant en cause était de faire primer sa filiation sociale sur sa filiation biologique. Elle se fonde sur le fait qu’il était pris en charge dans d’excellentes conditions depuis sa naissance par ses parents d’intention et qu’il pourrait connaître ses origines même si la filiation qui leur est conforme n’est pas établie. Autrement dit, la cour d’appel considère qu’entre l’intérêt de l’enfant de conserver une filiation conforme à sa situation affective et l’intérêt de l’enfant d’avoir une filiation conforme à la réalité biologique, c’est le premier qui est supérieur. Plusieurs intérêts de l’enfant en cause : celui d’avoir une identité juridique exacte, celui de conserver son cadre de vie et ses liens avec les personnes qui l’ont élevé, mais également celui de connaître son père biologique… Parmi ces différents intérêts de l’enfant, la cour d’appel a considéré, de manière souveraine, que celui qui devait prédominer est celui de conserver une identité légale conforme à sa filiation affective.

Primauté de l’intérêt supérieur de l’enfant sur les autres intérêts. Une fois l’intérêt supérieur de l’enfant déterminé, il s’agissait de le faire primer sur les autres intérêts en présence. En l’espèce, comme dans la plupart des affaires relatives à la filiation, on était en présence d’un conflit d’intérêts, entre d’une part l’intérêt de l’enfant à voir sa filiation protégée et l’intérêt du père biologique de voir sa paternité reconnue tant en ce qui concerne la filiation elle-même que ses effets en matière d’autorité parentale et de nom. La situation de l’enfant est le fruit d’un processus frauduleux et mensonger qui a totalement empêché le père biologique d’établir des liens tant légaux qu’affectifs avec son enfant et il a fait tout ce qui était en son pouvoir pour renouer des liens, dès qu’il a été informé de ce que son enfant était vivant. Au nom de la primauté de l’intérêt supérieur de l’enfant, la cour d’appel admet que le juge fasse primer la filiation sociale de l’enfant sur sa filiation biologique, au point d’empêcher toute contestation de la filiation mensongère, intentée dans les délais légaux, même si cela aboutit à ce que le père biologique ne se soit jamais réellement vu offrir la possibilité de faire entendre ses prétentions. En l’espèce, la possession d’état de l’enfant à l’égard du second couple d’intention n’avait pas duré plus de cinq ans. En allant au-delà de la règle de l’article 333, alors même que la possession d’état était viciée au départ, la cour d’appel réécrit le droit de la filiation et confère à la filiation biologique une importance qui dépasse largement les choix et les équilibres établis par le législateur en 2005. Il n’est pas certain que cette solution soit conforme à la position de la Cour européenne qui demande a minima aux Etats d’offrir la possibilité temporaire pour un père biologique de voir la question de sa paternité examinée par le juge [19].

Appréciation de l’appréciation. Certes la référence dans la décision, aux personnes et faits en cause, indique formellement que l’appréciation de l’intérêt supérieur de l’enfant n’est valable que dans le cas d’espèce. Le fait que l’enfant n’ait jamais eu de contacts avec son père biologique et le contexte de sa conception a certainement joué un rôle. Toutefois, l’absence totale de critiques de la part de la Cour de cassation permet à tout le moins de conclure qu’elle admet qu’on puisse écarter le jeu des règles relatives à la filiation, au motif qu’il aboutit à un résultat qui n’est pas conforme à l’intérêt supérieur de l’enfant. Cette position semble être en contradiction avec les arrêts précédents, dans lesquels la Cour de cassation semblait plutôt favorable à une primauté de l’intérêt de l’enfant de voir sa filiation biologique consacrée, dans la lignée de la jurisprudence européenne. S’il serait sans doute excessif de parler de revirement de jurisprudence, on peut au moins considérer que la position antérieure a perdu de sa force et que la Cour de cassation admet l’une ou l’autre des solutions sans marquer vraiment de préférence, ce qui aboutit à conférer au contentieux de la filiation un aspect subjectif inégalé.

Conclusion. La décision du 12 septembre 2019 peut laisser perplexe, sans doute parce qu’elle est le résultat d’une évolution tout à fait remarquable du droit de la filiation. Mais c’est surtout parce qu’elle tente d’apporter une solution à une situation ubuesque mise en place par des personnes aux motivations douteuses et peu respectueuses des intérêts de l’enfant concerné. La solution de l’arrêt n’est peut-être pas la meilleure mais au moins n’est-elle pas, du point de vue de l’enfant, la moins mauvaise puisqu’elle lui permet de poursuivre sa vie sans rupture dramatique…

 

[1] M.-C. Guérin, Dr. fam., 2016, Etude 18.

[2] V. ss., Cass. civ. 1, 6 avril 2011, trois arrêts, n° 09-66.486 (N° Lexbase : A5705HMA), n° 10-19.053 (N° Lexbase : A5707HMC), n° 09-17.130 (N° Lexbase : A5704HM9), FP-P+B+R+I, et nos obs. in Lexbase, éd. priv., n° 436, 2011 (N° Lexbase : N9639BRG) ; CA Paris, 18 mars 2010, n° 09/11017 (N° Lexbase : A0819EUU).

[3] Cass. civ. 1, 13 septembre 2013, deux arrêts, n° 12-30.138, FP-P+B+R+I (N° Lexbase : A1633KL3) et n° 12-18.315 (N° Lexbase : A1669KLE), et nos obs., Lexbase, éd. priv., n° 542, 2013 (N° Lexbase : N8755BTG), RJPF, 2013, n° 11, p. 6, obs. M.-C. Le Boursicot, D., 2014, p. 1171, obs. F. Granet-Lambrechts ; et dans un arrêt du 19 mars 2014 : Cass. civ. 1, 19 mars 2014, n° 13-50.005, FS-P+B+I (N° Lexbase : A0784MHI), RJPF, 2014, n° 5, obs. I. Corpart ; D., 2014, p. 905, obs. H. Fulchiron et C. Bidaud-Garon.

[4] Cass. civ. 1, 5 juillet 2017, n° 16-16.901 (N° Lexbase : A7473WLD) et nos obs., Lexbase, éd. priv., n° 708, 2017 (N° Lexbase : N9619BW8).

[5] Cass. civ. 1, 16 juin 2011, n° 08-21.864, FS-D (N° Lexbase : A7424HT7).

[6] Cass. civ. 1, 24 octobre 2012, n° 11-22.202, F-D (N° Lexbase : A0752IWR).

[7] Cass. civ. 1, 29 mai 2013, n° 12-15.901, F-D (N° Lexbase : A9394KEN).

[8] Cass. civ. 1, 14 janvier 2015, n° 13-28.256, F-D (N° Lexbase : A4611M9N).

[9] Cass. civ. 1, 13 juillet 2016, n° 15-22.848, FS-P+B (N° Lexbase : A2025RXB).

[10] Cass. civ. 1, 3 octobre 2018, n° 17-23.627, F-P+B (N° Lexbase : A5502YEI), et nos obs. in Pan., Lexbase, éd. priv., n° 770, 2019 (N° Lexbase : N7446BX3) et Cass. civ. 1, 7 novembre 2018, n° 17-26.445, F-P+B (N° Lexbase : A6870YKN).

[11] CEDH, 26 juin 2014, Req. 65192/11 Mennesson c/ France (N° Lexbase : A8551MR7), et nos obs., Lexbase éd. priv., n° 577, 2014 (N° Lexbase : N2924BUT), JCP éd. G, 2014, 877 ; Dr. fam., 2015, n° 5, p. 52, obs. H. Fulchiron.

[12] Cass. civ. 1, 3 octobre 2018, n° 17-23.627, préc..

[13] Cass. civ. 1, 7 novembre 2018, n° 17-26.445, préc..

[14] Cass. civ. 1, 16 juin 2011, n° 08-21.864, préc..

[15] CEDH, 14 janvier 2016, Req. 30955/12, Mandet c/ France (N° Lexbase : A5857N3C), JCP, 2016, 1723, obs. P. Murat.

[16] F. Sudre, Les grands arrêts de la Cour européenne des droits de l’Homme, (GACEDH) PUF, 2019, p. 557.

[17] CEDH, 23 juin 1993, Req. 12875/87, Hoffman c/ Autriche (N° Lexbase : A6566AW4), D., 1994, 327, obs. J. Hauser ; CEDH, 21 décembre 1999,  Req. 33290/96 Salgueiro da Silva Mouta c/ Portugal, Dr. fam., 2000, comm., n° 145, obs. A. Gouttenoire ; CEDH, 16 décembre 2003, Req. 64927/01, Palau-Martinez c/ France (N° Lexbase : A5611DA3), JCP, 2004, II, 10122, note A. Gouttenoire.

[18] A. Gouttenoire, Le contrôle exercé par la Cour de cassation de l’intérêt supérieur de l’enfant, in Mélanges F. Dekeuwer-Défossez, Montchrestien, 2013, p. 147.

[19] GACEDH p. 625

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