La lettre juridique n°781 du 25 avril 2019 : Justice

[Le point sur...] Un pas de plus vers la modernisation de la rédaction des décisions de justice : la Cour de cassation réforme la rédaction de ses arrêts

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par Alexa Chapotel, Présidente de l'AVIJED et Névine Lahlou, Co-fondatrice de l'AVIJED, Doctorante en droit public (Université Paris 1 Panthéon Sorbonne).

le 24 Avril 2019

Mots-clefs : Doctrine • Décisions de justice • Réforme • Rédaction • Modernisation 

Quel juriste n’a pas été contraint de relire deux ou trois fois un arrêt de la Cour de cassation pour s’assurer d’en avoir exactement saisi la portée ?

 

Il faut reconnaître que l’exercice n’est pas toujours facile ! Et pourtant, la compréhension des décisions de justice est essentielle, aussi bien dans la pratique des professionnels du droit que pour les justiciables.

Ces derniers sont directement concernés notamment lorsqu’ils prennent connaissance d’une décision, que ce soit en justice ou par le biais d’une notification. L’incompréhension ou la mal-compréhension d’une décision de justice impacte nécessairement leur capacité à exercer leurs droits en justice, tout en affaiblissant leur confiance dans le système judiciaire. L’accès au droit est principalement traité d’un point de vue économique. Par exemple, le système d’aide juridictionnelle permet d’aider financièrement les personnes à agir en justice. D’autres dispositifs permettent de les accompagner, notamment en leur expliquant le droit, comme les maisons de justice et du droit, les points d’accès au droit, les permanences juridiques gratuites et les associations spécialisées. 

La compréhension du droit, et en particulier des textes que l’on oppose à un justiciable, est en conséquence primordiale pour permettre l’accès au droit et à la justice. De plus, le «langage» juridique s’avère être un véritable frein dans cette compréhension. 

En effet, en amont de tout litige ou lorsque la situation conflictuelle se poursuit jusque devant les juridictions, il est nécessaire que les justiciables soient en mesure de comprendre les problématiques juridiques qui sont en jeu. De cette compréhension dépend l’exercice de leurs droits. Les citoyens acceptent d’ailleurs, de moins en moins, de rester passifs face à une question technique compte tenu de la multitude d’informations auxquelles ils ont accès par le biais des nouvelles technologies. Il n’est, toutefois, pas toujours facile d’accéder aux sources d’information juridiques fiables [1] leur permettant de comprendre correctement la situation à laquelle ils sont confrontés. La conséquence immédiate est qu'une partie des citoyens ne fait pas valoir ses droits ou le fait maladroitement et/ou inefficacement. 

La clarification du droit est donc un enjeu important pour les individus dans une société démocratique. Elle permet notamment de renforcer leur confiance dans le système judiciaire et d’assurer une application effective des décisions de justice. L’effectivité d’une décision rendue est, rappelons-le, un objectif essentiel pour permettre l’effectivité du droit. 

Pour cela, le droit se doit d’être plus facile d’accès et plus intelligible. En tant que juristes membres de l'AVIJED [2], la récente réforme du mode de rédaction des arrêts de la Cour de cassation n’a pas manqué de retenir toute notre attention. Nous vous proposons quelques éléments de lecture pour décrypter cette réforme au regard de la tradition du style rédactionnel des juridictions françaises et des récentes évolutions dans la rédaction des décisions.

 

  1. Un bref historique du style de rédaction des Cours suprêmes 

 

Le style rédactionnel des décisions de justice traduit une culture juridique particulière, ce style étant, comme on le constate, potentiellement amené à évoluer. Ainsi, le laconisme des décisions rendues par la Cour de cassation est le produit de la tradition civiliste dont elle est issue. Ce laconisme s’oppose à la rédaction étoffée des décisions des juridictions de Common law

En France, le système judiciaire a été aménagé avec en toile de fond une méfiance vis-à-vis du «gouvernement des juges», et vis-à-vis de leur possibilité à créer le droit. Cela explique pour partie le formalisme qui encadre l’ensemble du processus juridictionnel et notamment la rédaction des décisions de justice.

Depuis la période révolutionnaire, l’obligation de motivation a été imposé aux juridictions françaises, se différenciant ainsi des décisions des cours royales qui n’étaient pas motivées [3]. Traditionnellement, la motivation des décisions se construit en se basant sur le principe de l’«imperatoria brevitas». Cette tradition repose sur deux axes : une motivation concise et la méthode de la phrase unique dans laquelle le juge affirme la solution au problème de droit qui lui est soumis [4].

Par ailleurs, le juge doit répondre à l’impératif de neutralité et d’impartialité de la motivation. Il faut reconnaître que ces nombreuses exigences complexifient la rédaction des décisions de justice.

Jusqu’à la réforme, les modes de rédaction et de motivation des arrêts de la Cour de cassation se caractérisaient par leur «concision, [leur] précision terminologique et [leur] rigueur logique» [5], les arrêts n’ont pas connu d’évolutions majeures depuis 1837. IIs étaient également rédigés en style indirect, chaque développement étant introduit par les célèbres «Attendu que...» et «Mais attendu que...» qui désarçonnent plus d’un lecteur.

De manière générale, ces modes de rédaction spécifiques ont pour objectif d'opérer une unification des décisions judiciaires en empruntant des formules codifiées et un style continu dans le temps.

Il s'agissait d’une volonté de renforcer la sécurité juridique du justiciable en renvoyant vers une vision unitaire et rassurante de la justice. Force est de constater que cette volonté a démontré ses limites dont les plus connues sont notamment :

  • l'incompréhension du justiciable face à la lourdeur des formules utilisées, à l'ossature des décisions difficile à décrypter, au style rédactionnel désuet qui marque une distance entre le citoyen et l’institution judiciaire... ;
  • les difficultés d’interprétation des professionnels du droit face à des décisions qui ne sont pas systématiquement accompagnées d’un commentaire de la juridiction ;
  • l'insécurité juridique qui en découle de manière inévitable ;
  • le manque de confiance dans les institutions.

 

Conscients de la nécessité de moderniser le style rédactionnel des décisions, les juridictions et le législateur ont lancé plusieurs chantiers ayant pour mission de repenser la rédaction des décisions de justice.

 

  1. Le mouvement de modernisation de la rédaction des décisions de justice 

 

La modernisation de la rédaction des décisions de justice a été amorcée il y a plusieurs années. Un groupe de travail sur la rédaction des décisions administratives, présidé par Philippe Martin, a présenté en avril 2012 un rapport [6] extrêmement complet et instructif sur l’analyse du mode de rédaction des décisions administratives.

Ce rapport avait pour objectif d’adapter la rédaction des décisions des juridictions administratives aux nouveaux enjeux en tenant compte : 

  • de l’évolution des profils des justiciables, 
  • de l’accès facilité à la justice administrative française, 
  • de l’augmentation récente de certains contentieux.

Ces nouveaux enjeux conduisent en effet devant la juridiction administrative un grand nombre de personnes qui attendent une décision claire sur leurs droits.

Les parties à ces litiges attendent de la décision non seulement qu’elle apporte des «réponses précises et justes à leurs argumentations, mais aussi qu’elle conforte la sécurité juridique dont leurs activités ont besoin» [7]

Le rapport souligne que «l’objectif d’amélioration de l’intelligibilité des décisions de justice, qui répond à une attente des justiciables (personnes privées comme administrations), tenait autant à leur forme et à leur style qu’à leur contenu» [8].

Le rapport a servi de support à la réforme de la rédaction des décisions administratives qui est entrée en vigueur le 1er janvier 2019.

Le législateur a retenu : une simplification du vocabulaire utilisé en déconseillant l’usage des termes désuets (par exemple «de céans») et une clarification des décisions sur la forme.

Le Conseil constitutionnel s’est lui aussi saisi de la question, avec l’annonce de la disparition des «considérant» dans ses décisions [9]. Il est notamment indiqué que «Ce nouveau mode de rédaction a pour objectifs de simplifier la lecture des décisions du Conseil constitutionnel et d'en approfondir la motivation» [10]. Les décisions n° 2016-539 QPC (Cons. const., 10 mai 2016, n° 2016-539 QPC N° Lexbase : A5064RNU) et n° 2016-540 QPC (Cons. const., n° 2016-540 QPC du 10 mai 2016 N° Lexbase : A5065RNW) ont été les premières décisions matérialisant ces évolutions.

La réflexion sur le mode de rédaction des arrêts de la Cour de cassation a, quant à elle, été engagée en septembre 2014 par la création d’un groupe de travail [11]. Cette phase de réflexion s’est poursuivie avec la création, en mars 2017, d’une Commission chargée de soumettre des propositions précises et d’élaborer un nouveau mode de rédaction permettant un accès au droit facilité. Les travaux de cette commission ont été finalisés en décembre 2018 et ont permis de formaliser un corpus de règles rédactionnelles.

Nous pouvons retenir que l’évolution du mode de rédaction des arrêts de la Cour de cassation satisfait à son objectif de rendre ses décisions plus explicatives et plus pédagogiques. 

Cette réforme qui doit entrer en vigueur en septembre 2019, prévoit de faire un travail de fond sur la motivation des décisions développée pour les décisions qui, selon la Cour, le justifient particulièrement et notamment les décisions opérant un revirement de jurisprudence, qui mettent en jeu la garantie d’un droit fondamental ou qui tranchent une question de principe. La motivation développée aura pour objet d’expliquer, s’il y a lieu, la méthode d’interprétation retenue par la Cour. La motivation fera également mention des solutions alternatives non retenues lorsqu’elles ont donné lieu à de sérieuses discussions en cours de délibéré.

La structure des arrêts est également améliorée, et cela pour toutes les décisions, avec ou sans motivation développée. Chaque paragraphe sera numéroté et les arrêts seront désormais rédigés en trois parties :  

  1. Faits et procédure
  2. Examen des moyens du pourvoi
  3. Dispositif de l’arrêt

Ce découpage ayant pour objectif de distinguer clairement la critique de la décision attaquée et la décision retenue par la juridiction.

Il est indéniable que les décisions «pilotes» rendues en fin d’années 2018 [12] présentent une rédaction plus accessible et une structure aérée qui facilite la lecture. Il est, toutefois, assez regrettable que les efforts de développement de la motivation soient restreints à certaines décisions et qu’ils ne soient pas étendus à l’ensemble des arrêts.

Les réformes de fonds sur les styles de rédaction des décisions de justice marquent la prise de conscience du besoin de clarification nécessaire à l’accessibilité du droit par les justiciables.

Ces efforts concourent à une meilleure compréhension des décisions de justice et garantissent, in fine, un accès au droit facilité ce qui est de très bon augure. 

Il faut souhaiter que ce travail de simplification des modes de rédaction se poursuive afin de permettre une compréhension des décisions par un public toujours plus large et non seulement un public averti. Rappelons-le, «La démocratie, c’est que, quel que soit l’enjeu, on puisse comprendre la décision, que ce soit pour un euro ou que ce soit pour la construction d’un bâtiment important dans Paris» [13].

 

[1] Les sites officiels comme «Légifrance» ou «service-public.fr» se démarquent dans le paysage juridique français, et sont largement utilisés comme source d’information juridique fiable.

[2] Une des missions principales de l'Association pour la Vulgarisation de l’Information Juridique et de l’Education au Droit (l’AVIJED) est de travailler à rendre le droit plus accessible à tous. Animée par une équipe de juristes, le cœur d'action de l’association est d’identifier les obstacles intellectuels à la compréhension des situations juridiques et de proposer des supports d’information juridique compréhensibles par tous.

[3] Rapport de la Commission de réflexion sur la réforme de la Cour, 3 septembre 2015, disponible en ligne sur le site de la Cour de cassation.

[4] M. Charité, Réflexions sur la modernisation du mode de rédaction des décisions du Conseil constitutionnel, Revue générale du droit on line, 2017, n° 24631.

[5] J.-F. Weber, Comprendre un arrêt de la Cour de cassation rendu en matière civile, BICC n° 702, 15 mai 2009, p. 6 ; voir, également, sous la direction du même auteur, Droit et pratique de la cassation en matière civile, LexisNexis, 3ème édition, 2012, n° 1264, cité dans le rapport du 3 septembre 2015.

[6] Rapport final du groupe de travail sur la rédaction des décisions de la juridiction administrative, 14 mai 2012, disponible sur le site du Conseil d’Etat. 

[7] Op. cit. p. 9.

[8] Op. cit. p. 7.

[9] L. Fabius, Communiqué du Président du 10 mai 2016, disponible sur le site du Conseil constitutionnel.

[10] Op. cit..

[11] Dossier de presse de la Cour de cassation, disponible sur le site de la Haute juridiction ; Rapport de la commission de réflexion sur la réforme de la Cour «Groupe de travail Motivation» du 3 septembre 2015, également disponible sur le site de la Haute juridiction.

[12] Cass. soc., 19 décembre 2018, n° 18-14.520, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A0669YR9) ; v., aussi, les exemples cités dans le dossier de presse de la Cour de cassation, disponible sur le site de la Cour. 

[13] F. Borg, Simplification du vocabulaire juridique : «La démocratie, c’est que, quel que soit l’enjeu, on puisse comprendre la décision», France info, 2 janvier 2019.

 

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