Réf. : CE 3° et 8° ch.-r., 5 juillet 2018, n° 401627 (N° Lexbase : A1717XWI)
Lecture: 11 min
N5836BXG
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
par Vincent Daumas, Rapporteur public au Conseil d’Etat
le 10 Octobre 2018
Dans un arrêt récent, le Conseil d’Etat vient de rappeler les conditions d’appréciation de la condition de «vie sous le même toit» exigée par le Code des impôts pour déclarer une personne invalide à sa charge et la rattacher à son foyer fiscal. Lexbase Hebdo - édition fiscale vous propose les conclusions anonymisées du Rapporteur public, Vincent Daumas.
Aux termes de l’article 196 A bis du Code général des impôts (N° Lexbase : L5025LAD), dans sa rédaction applicable aux années d’imposition en litige dans la présente affaire «Tout contribuable peut considérer comme étant à sa charge, au sens de l'article 196, à la condition qu'elles vivent sous son toit, les personnes titulaires de la carte d'invalidité prévue à l'article L. 241-3 du Code de l'action sociale et des familles (N° Lexbase : L5012LAU)». Cette carte d’invalidité était délivrée aux personnes affectées d’un taux d'incapacité permanente supérieur ou égal à 80 % ainsi qu’aux personnes invalides de 3e catégorie[1] au sens du code de la sécurité sociale. Le texte de l’article 196 A bis du Code général des impôts a été légèrement retouché, dans sa version applicable à compter du 1er janvier 2017, et fait désormais référence, non plus à la carte d’invalidité mais à la carte «mobilité inclusion» portant la mention «invalidité», désormais prévue par les mêmes dispositions de l’article L. 241-3 du Code de l’action sociale et des familles. Cette modification n’est pas substantielle : la carte en question, quelle que soit sa dénomination, est toujours réservée aux personnes les plus lourdement atteintes d’une invalidité. Une fois reconnue à la charge du contribuable, la personne invalide est assimilée, pour l’établissement de l’impôt sur le revenu de celui-ci, à un enfant à charge[2]. Ce qui signifie que ses revenus sont rattachés, lorsqu’il en existe, au foyer fiscal du contribuable et que ce dernier bénéficie d’une majoration de quotient familial.
Le pourvoi présenté par Monsieur C. est introduit à l’occasion d’une affaire qui n’est peut-être pas la meilleure qui soit pour enrichir la maigre jurisprudence relative aux conditions d’application de l’article 196 A bis du Code général des impôts. Mais cette affaire et ce pourvoi ont le mérite d’exister et devraient vous permettre d’éclairer une, voire deux questions intéressantes à cet égard. Monsieur C. avait rattaché à son foyer fiscal, au titre des années 2008 à 2010, sa tante, Madame A., titulaire d’une carte d’invalidité au taux de 100 %, qui est décédée en 2011. L’administration fiscale, à la suite d’un contrôle sur pièces, a toutefois remis en cause ce rattachement, en refusant à Monsieur C. le bénéfice des dispositions de l’article 196 A bis du Code général des impôts. Le nouveau calcul de l’impôt sur le revenu, impliquant notamment une diminution du quotient familial retenu dans les déclarations de Monsieur C. et le refus d’une réduction d’impôt pour emploi d’un salarié à domicile, dont l’administration a considéré que seule Madame A. pouvait bénéficier, a conduit à la mise en recouvrement de suppléments d’impôts - un peu plus de 6 000 euros en droits. Ils ont été contestés, successivement, devant le tribunal administratif de Rennes puis la cour administrative d’appel de Nantes, sans succès.
Pour confirmer la remise en cause, par l’administration, du rattachement de sa tante au foyer fiscal du contribuable, la cour administrative d’appel de Nantes a commencé par citer, au point 2 de son arrêt, les dispositions de l’article 196 A bis du Code général des impôts, dont elle a donné une interprétation inédite dans votre jurisprudence en jugeant que «l'avantage tenant, pour les contribuables prenant en charge une personne invalide, au bénéfice d'une [majoration] de quotient familial, est subordonné à une condition de vie commune entre le contribuable et la personne invalide». Puis, au point 3 de son arrêt, qui ne contient que des considérations propres à l’espèce, la cour ne mentionne plus la condition de vie commune énoncée au point précédent : elle se penche, d’une part, sur le point de savoir si Monsieur C. et Madame A. occupaient deux logements distincts ou, au contraire, un seul et même logement, de l’autre, sur le point de savoir si Monsieur C. pouvait être regardé comme assumant, à titre exclusif ou principal, la charge de l’entretien de sa tante. La cour juge en substance, sur le premier point, qu’ils occupaient deux appartements distincts et autonomes bien que constituant, pris ensemble, un même immeuble leur appartenant et, sur le second point, qu’en raison des revenus propres de Madame A. et de l’emploi d’une aide familiale, Monsieur C. n’assumait pas sa charge à titre principal ou exclusif.
Il n’est pas facile de suivre le raisonnement tenu par la cour administrative d’appel. Il est permis de penser qu’elle a décomposé la condition de «vie commune» dégagée au point 2 de son arrêt en deux sous-conditions cumulatives tenant, d’une part, au partage au moins partiel d’un même logement, d’autre part, en la prise en charge par le contribuable, à titre principal ou exclusif, de l’entretien de la personne invalide. On s’attendrait à ce que le pourvoi soulève une critique d’erreur de droit à l’encontre d’un tel raisonnement. Mais il ne le fait pas : le pourvoi ne s’intéresse, dans les motifs de l’arrêt dont nous avons résumé la teneur, qu’à ceux par lesquels la cour a jugé que Monsieur C. et Madame A. occupaient deux appartements distincts et autonomes. Selon le pourvoi, ces motifs seraient entachés de dénaturations et d’une erreur de qualification juridique des faits, étant précisé que ce sont deux moyens de dénaturation qui sont soulevés : l’un est très ciblé et porte sur la seule question de la présence, au sein de la partie de l’immeuble dont Madame A. était propriétaire, d’une cuisine ; l’autre est plus large et, présenté comme une alternative au moyen d’erreur de qualification juridique des faits, il reproche à la cour d’avoir jugé, au vu de l’ensemble des faits de l’espèce, que Madame A. ne pouvait être considérée comme vivant sous le toit de Monsieur C..
1. Nous croyons nécessaire de revenir, même si l’arrêt attaqué n’est pas critiqué à cet égard, sur la recherche à laquelle s’est livrée la cour du point de savoir si Monsieur C. assumait à titre principal ou exclusif la charge de Madame A..
Cette recherche nous paraît révéler une erreur de droit, dès lors que la seule condition posée par l’article 196 A bis du Code général des impôts pour qu’une personne titulaire de la carte d’invalidité puisse être rattachée au foyer fiscal d’un contribuable tient à ce qu’elle vive sous le toit du contribuable. La cour administrative d’appel a peut-être été influencée par les dispositions voisines de l’article 196 du Code général des impôts (N° Lexbase : L3309HL7), selon lesquelles : «Sont considérés comme étant à la charge du contribuable, que celle-ci soit exclusive, principale ou réputée également partagée entre les parents, à la condition de n'avoir pas de revenus distincts de ceux qui servent de base à l'imposition de ce dernier : / 1° Ses enfants âgés de moins de 18 ans ou infirmes ; / 2° Sous les mêmes conditions, les enfants qu'il a recueillis à son propre foyer». Toutefois, à la différence de ces dispositions, celles de l’article 196 A bis ne contiennent aucune référence explicite à une condition tenant à ce que le contribuable supporte effectivement, en tout ou partie, la charge de la personne invalide avec laquelle il partage son toit. Et il nous paraît difficile de voir, dans la mention qu’elles font de l’article 196, un énoncé implicite d’une telle condition : cette mention a pour objet d’assimiler les personnes titulaires de la carte d’invalidité vivant sous le même toit que le contribuable à des enfants à charge, et non de renvoyer aux conditions figurant à l’article 196. Ajoutons que cette interprétation est confortée par les travaux préparatoires de la loi de finances pour 1982[3], dont les dispositions de l’article 196 A bis sont issues[4].
Vous pourriez vous saisir de la présente affaire pour trancher cette question d’interprétation des dispositions de l’article 196 A bis du Code général des impôts - au prix d’un léger obiter dictum, certes. Que vous y consentiez ou non, nous vous invitons à limiter votre lecture de l’arrêt attaqué, comme le fait le pourvoi, aux seuls motifs qui nous paraissent opérants, c’est-à-dire ceux par lesquels la cour a jugé que Monsieur C. et Madame A. occupaient deux logements autonomes et distincts - et donc, faut-il comprendre, que la seconde ne pouvait être regardée comme vivant sous le toit du premier.
2. Vous devrez, en tout cas, répondre à une autre question : celle de votre degré de contrôle, en tant que juge de cassation, sur le point de savoir si, pour l’application de l’article 196 A bis, la personne invalide vit sous le toit du contribuable.
Nous inclinons, pour notre part, à laisser cela à l’appréciation souveraine des juges du fond. Il est vrai que, par des décisions qui ont eu les honneurs du recueil -encore que sur d’autres points-, vous avez affiché un contrôle de qualification juridique des faits sur la notion d’«enfant recueilli» au foyer d’un contribuable, au sens de l’article 196 du Code général des impôts[5]. Mais justement, nous l’avons dit, les dispositions de cet article posent des conditions supplémentaires, dont l’une tient à ce que le contribuable assume la charge de l’enfant recueilli, ce qui confère davantage de complexité au maniement de la notion[6]. Au contraire, pour l’application de l’article 196 A bis, seule se pose la question de savoir si la personne titulaire de la carte d’invalidité vit sous le toit du contribuable - question essentiellement factuelle comme le faisait déjà observer en 2002 Christine Maugüé dans ses conclusions sur l’une de vos décisions, qui n’a pas tranché la question[7]. Et nous observons d’ailleurs que, pour l’application de l’article 6 paragraphe 4 du Code général des impôts (N° Lexbase : L1177ITR) qui fixe les conditions dans lesquelles des époux doivent faire l’objet d’impositions distinctes à l’impôt sur le revenu, vous laissez à l’appréciation souveraine des juges du fond la question de savoir s’ils vivent sous le même toit (voyez notamment CE 10° et 9° ch.-r., 21 octobre 2011, n° 333898, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A8335HYD, RJF, 1/2012, n° 2 ; CE 10° et 9° ch.-r., 16 octobre 2013, n° 345478, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A1089KNN, point 6, RJF, 1/2014, n° 62).
3. Cette question relative à votre contrôle en cassation tranchée, nous vous invitons dans la présente affaire, sans trop faire de théorie au regard de la particularité du cas d’espèce, à accueillir le second moyen de dénaturation soulevé par le pourvoi.
Vous avez précisé, dans une décision rendue en formation de plénière fiscale dont ce n’était pas le principal intérêt, le régime de preuve qui s’applique lorsque l'administration entend remettre en cause la déclaration d’un contribuable faisant état d’une personne invalide à sa charge : vous avez jugé qu’il appartient à l'administration de produire tous éléments pertinents pour justifier une telle remise en cause et au contribuable d'apporter en réponse tous éléments de nature à justifier ses prétentions, le juge appréciant la valeur des uns et des autres (CE Plénière, 9 mars 2016, n° 364586, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A5407QYW, RJF, 5/2016, n° 460). En bref, vous avez dégagé un régime de preuve objective.
Il nous paraît difficile de théoriser, au-delà de cette mécanique de preuve, la manière d’appréhender la condition tenant à ce que la personne invalide vive « sous le toit » du contribuable. Comme Edouard Crépey dans ses conclusions sur l’affaire de plénière précitée, nous croyons qu’il faut en avoir une conception concrète et matérielle. Comme lui, nous paraît devoir être approuvé, parmi les solutions adoptées par les cours administratives d’appel, un arrêt de celle de Bordeaux jugeant qu’une personne âgée invalide devait être regardée comme vivant sous le toit de son fils, dont elle était totalement dépendante, alors même que les pièces qui lui étaient affectées dans la maison qu’ils possédaient en commun étaient distinctes et imposées séparément à la taxe d’habitation (CAA Bordeaux, 27 juin 1995, n° 94BX00634 N° Lexbase : A6826BEK, RJF, 10/1995, n° 1079).
Ce précédent fournit un point de repère intéressant pour la résolution du cas d’espèce, en dépit de la relative originalité de ce dernier, qui tient à ce que Monsieur C., d’une part, Madame A., d’autre part, étaient propriétaires respectivement, et occupaient principalement, des lots de propriété distincts au sein d’une même maison de famille. Il en résultait des impositions distinctes à la taxe foncière sur les propriétés bâties, circonstance mise en avant par l’administration pour contester les déclarations de Monsieur C., et sur laquelle le ministre continue d’insister en défense au pourvoi. Toutefois, il s’agissait-là d’un élément juridique, non concret et matériel, qui était pour cette raison à nos yeux inopérant et que la cour administrative d’appel n’a d’ailleurs pas relevé dans les motifs de son arrêt. En face de cet élément, Monsieur C. faisait valoir quant à lui un ensemble d’éléments très concrets, et non contestés par l’administration : les lots dont il était propriétaire et ceux de sa tante étaient imbriqués au sein de la maison de famille, et se répartissaient sur chaque niveau, du sous-sol au second étage ; ils étaient desservis par un escalier qui les mettaient en relation, sans séparation privative, ainsi que par un ascenseur installé pour permettre à Madame A., malgré son handicap, de parcourir les différents niveaux de la maison, et notamment d’accéder à une cuisine commune installée en sous-sol, qui relevait du lot dont Monsieur C. était propriétaire ; enfin, si Madame A. bénéficiait de services de soins infirmiers à domicile et de l’intervention d’une aide familiale, c’est Monsieur C. qui assurait les repas de sa tante.
Une fois mis en balance ces différents éléments, nous n’avons guère de doute que Madame A. ne pouvait qu’être regardée comme vivant sous le toit de Monsieur C. - ou, pour être plus précis, elle vivait à la fois sous son propre toit et sous celui de son neveu. Les quelques éléments relevés par la cour dans les motifs de son arrêt pour juger l’inverse - à savoir la circonstance que les lots dont l’un et l’autre étaient respectivement propriétaires au sein de la maison familiale pouvaient être habités de manière autonome et l’existence d’un compteur électrique propre à Madame A. - nous paraissent très insuffisants pour étayer son appréciation, pour ne pas dire inopérants. Dans ces conditions, nous vous invitons à accueillir le moyen du pourvoi tiré de ce que la cour administrative d’appel a dénaturé les faits en jugeant que la condition énoncée à l’article 196 A bis du Code général des impôts, tenant à ce que la personne invalide vive sous le toit du contribuable, n’était pas remplie en l’espèce.
Par ces motifs nous concluons dans le sens qui suit :
1. Annulation de l’arrêt attaqué ;
2. Renvoi de l’affaire à la cour administrative d’appel ;
3. Mise à la charge de l’Etat d’une somme de 3 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L3227AL4).
[1] Catégorie définie au 3° de l’article L. 341-4 du Code de la Sécurité sociale (N° Lexbase : L5080ADI) («invalides qui, étant absolument incapables d'exercer une profession, sont, en outre, dans l'obligation d'avoir recours à l'assistance d'une tierce personne pour effectuer les actes ordinaires de la vie»).
[2] Voir le dernier alinéa du I de l’article 194 du Code général des impôts (N° Lexbase : L3343LCS).
[3] Loi n° 81-1160 du 30 décembre 1981 de finances pour 1982 (N° Lexbase : L5269I7B).
[4] Il ressort seulement des débats parlementaires que le législateur a entendu encourager l’accueil à domicile des personnes invalides, en donnant une définition stricte et objective de ces personnes, et sans plus subordonner le bénéfice de l’avantage fiscal à aucune condition de lien familial.
[5] CE Contentieux, 27 novembre 2000, n° 190424, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A9563AHN), RJF, 2/2001, n° 137 ; CE Contentieux, 26 novembre 1999, n° 181648, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A5053AXG), RJF, 1/2000, n° 7, avec chronique E. Mignon p. 3.
[6] Pour un exemple des questions susceptibles de se poser à ce propos, voir CE 8° et 3° ch.-r., 15 décembre 2010, n° 334961, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A6755GNI), RJF, 3/2011, n° 272.
[7] CE 10° et 9° ch.-r., 21 juin 2002, n° 215824, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A9682AYA), RJF, 10/2002, n° 1053.
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:465836