La lettre juridique n°454 du 22 septembre 2011 : Discrimination et harcèlement

[Jurisprudence] Principe de non-discrimination et "marge opérationnelle" des partenaires sociaux : la contribution de la CJUE au débat

Réf. : CJUE, 13 septembre 2011, aff. C-447/09 (N° Lexbase : A7249HXR)

Lecture: 21 min

N7805BSU

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

[Jurisprudence] Principe de non-discrimination et "marge opérationnelle" des partenaires sociaux : la contribution de la CJUE au débat. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/4783825-jurisprudenceprincipedenondiscriminationetmargeoperationnelledespartenairessociauxlacontr
Copier

par Christophe Radé, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV

le 24 Septembre 2011

Les arrêts rendus, le 8 juin 2011, par la Chambre sociale de la Cour de cassation (1) en matière d'égalité de traitement ont montré que la Haute juridiction n'entendait pas modifier l'intensité du contrôle exercé par le juge sur la légitimité ou la proportionnalité des atteintes au principe d'égalité, sous prétexte que ces atteintes auraient été négociées et adoptées par les partenaires sociaux. C'est, également, (notamment) à la question de la marge de manoeuvre dont disposent les partenaires sociaux pour déroger au principe de non-discrimination imposé par le droit de l'Union européenne que devait répondre la CJUE, de nouveau confrontée à la difficile question des limites d'âges imposées aux pilotes de l'aviation civile, cette fois-ci dans une affaire qui intéressait une compagnie aérienne. Dans un arrêt en date du 13 septembre 2011, la CJUE reconnaît aux partenaires sociaux une certaine "marge opérationnelle" pour déroger au principe de non-discrimination (I), mais invalide la limite d'âge litigieuse pour diverses raisons qui laissent peu de doute sur le sort des dispositions comparables qui subsistent en droit français (II).
Résumé

"Une mesure [...], qui fixe à 60 ans l'âge limite à compter duquel les pilotes ne peuvent plus exercer leur activité professionnelle alors que les réglementations nationale et internationale fixent cet âge à 65 ans, n'est pas une mesure nécessaire à la sécurité publique et à la protection de la santé, au sens de l'article 2, paragraphe 5, de la Directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 (N° Lexbase : L3822AU4)".

I - La consécration d'une "marge opérationnelle" reconnue aux partenaires sociaux pour négocier des dérogations au principe de non-discrimination en raison de l'âge des salariés

Bases juridiques du principe de non-discrimination. Jusqu'au Traité de Lisbonne et l'intégration de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (N° Lexbase : L8117ANX) dans le Traité lui-même, désormais assimilable à la "Constitution" de l'Union, le principe de non-discrimination s'appuyait sur les dispositions des articles 6, paragraphe 1 (N° Lexbase : L3059INM), et 13 (N° Lexbase : L2114IPY) du Traité, devenu 19 TFUE (N° Lexbase : L2495IP4), ainsi que sur l'article 52 de la Charte des droits sociaux. La Cour de justice avait déduit de ces dispositions l'existence d'un principe général du droit de l'Union concrétisé par la Directive 2000/78 (Directive du 27 novembre 2000 portant création d'un cadre général en faveur de l'égalité de traitement en matière d'emploi et de travail (2).

Désormais, et comme le considère d'ailleurs la CJUE dans cet arrêt pour la première fois, il est possible de fonder directement ce principe sur l'article 21, paragraphe 1, de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne aux termes de laquelle "est interdite, toute discrimination fondée notamment sur [...] l'âge". Ce texte énumère, en effet, quinze motifs de discriminations interdits, dont l'âge, qui a d'ailleurs fait son entrée dans le droit dérivé des discriminations avec la Directive 2000/78 qui l'a intégré en même temps que la religion ou les convictions, le handicap et l'orientation sexuelle.

Aux termes de son article 1er, cette Directive dispose qu'elle "a pour objet d'établir un cadre général pour lutter contre la discrimination fondée sur la religion ou les convictions, [le] handicap, l'âge ou l'orientation sexuelle, en ce qui concerne l'emploi et le travail, en vue de mettre en oeuvre, dans les Etats membres, le principe de l'égalité de traitement".

Ce principe n'est bien entendu par absolu et l'article 2, paragraphe 5, dispose que la Directive "ne porte pas atteinte aux mesures prévues par la législation nationale qui, dans une société démocratique, sont nécessaires à la sécurité publique, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé et à la protection des droits et libertés d'autrui".

Les Etats peuvent ainsi prévoir "qu'une différence de traitement fondée sur une caractéristique liée à l'un des motifs visés à l'article 1er ne constitue pas une discrimination lorsque, en raison de la nature d'une activité professionnelle ou des conditions de son exercice, la caractéristique en cause constitue une exigence professionnelle essentielle et déterminante, pour autant que l'objectif soit légitime et que l'exigence soit proportionnée" (article 4, paragraphe 1).

Cette exception doit être interprétée de manière extrêmement restrictive, comme l'indique d'ailleurs très clairement le considérant 23 de la Directive 2000/78 aux termes duquel cette dérogation ne peut s'appliquer qu'"en des circonstances très limitées" qui "doivent être mentionnées dans les informations fournies par les Etats membres à la Commission" (3).

Dispositions propres à l'âge. L'article 6 contient des dispositions qui concernent précisément les différences de traitement fondées sur l'âge, ce qui démontre qu'il ne s'agit en réalité pas d'un motif comme les autres, et que son caractère d'interdit est certainement moins prononcé.

Les Etats membres "peuvent prévoir que des différences de traitement fondées sur l'âge ne constituent pas une discrimination lorsqu'elles sont objectivement et raisonnablement justifiées, dans le cadre du droit national, par un objectif légitime, notamment par des objectifs légitimes de politique de l'emploi, du marché du travail et de la formation professionnelle, et que les moyens de réaliser cet objectif sont appropriés et nécessaires. Ces différences de traitement peuvent notamment comprendre: a) la mise en place de conditions spéciales d'accès à l'emploi et à la formation professionnelle, d'emploi et de travail, y compris les conditions de licenciement et de rémunération, pour les jeunes, les travailleurs âgés et ceux ayant des personnes à charge, en vue de favoriser leur insertion professionnelle ou d'assurer leur protection ; b) la fixation de conditions minimales d'âge, d'expérience professionnelle ou d'ancienneté dans l'emploi, pour l'accès à l'emploi ou à certains avantages liés à l'emploi ; c) la fixation d'un âge maximum pour le recrutement, fondée sur la formation requise pour le poste concerné ou la nécessité d'une période d'emploi raisonnable avant la retraite".

Dispositions conventionnelles litigieuses. La disposition conventionnelle litigieuse était la convention collective d'entreprise X qui disposait, dans son article 19, que "la relation de travail cesse - sans qu'il y ait besoin de résilier le contrat - à l'expiration du mois du soixantième anniversaire [...]. A partir de ce moment, les pilotes affectés par cette disposition perçoivent une rémunération transitoire" dans l'attente de l'ouverture des droits à la retraite des intéressés, soit 63 ans, ce que contestait trois pilotes de ligne qui considéraient cette limite d'âge comme discriminatoire, ne serait-ce que parce que dans d'autres compagnies aériennes allemandes, ou d'autres Etats membre, l'âge limite est fixé à 65 ans, conformément d'ailleurs aux dispositions du droit international (4).

Ces dispositions dérogeaient donc à la réglementation internationale concernant les pilotes de ligne qui leur permet de voler, sous certaines conditions, jusqu'à l'âge de 65 ans.

Problématique propre au rôle des partenaires sociaux dans la négociation des dérogations au principe de non-discrimination. Dans cette affaire, comme dans d'autres d'ailleurs, et comme c'est également le cas dans les débats qui agitent la doctrine française s'agissant de la portée du principe d'égalité de traitement lorsque les normes litigieuses sont conventionnelles (5), le fait que la limite d'âge résulte d'un accord collectif était avancé comme un argument fort devant consolider la règle litigieuse.

Il faut, en effet, rappeler que l'article 28 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne fait du droit à la négociation collective un droit fondamental des travailleurs et des employeurs : "les travailleurs et les employeurs, ou leurs organisations respectives, ont, conformément au droit communautaire et aux législations et pratiques nationales, le droit de négocier et de conclure des conventions collectives [...]".

La Cour de justice a déjà eu à statuer sur la mise en oeuvre conjointe du principe de non-discrimination et du droit à la négociation collective, et a considéré que les Etats membres peuvent "laisser le soin de réaliser le principe de l'égalité des rémunérations en premier lieu aux partenaires sociaux", mais sous réserve de continuer à s'assurer "par des mesures législatives, réglementaires ou administratives appropriées, que tous les travailleurs de la Communauté puissent bénéficier de la protection prévue par la directive dans toute son étendue". Au regard des exigences du droit de l'Union, les partenaires sociaux doivent respecter le principe de non-discrimination, tout comme le législateur ou le pouvoir réglementaire (6), notamment pour ce qui concerne le respect du principe de non-discrimination entre les femmes et les hommes (7), et ce que les dispositions nationales respectent elles-mêmes ou non le droit de l'Union (8).

Les partenaires sociaux peuvent, par ailleurs, mettre en oeuvre des principes adoptés par le législateur national, comme le juge d'ailleurs le Conseil constitutionnel au regard des exigences de l'article 34 de la Constitution (N° Lexbase : L1294A9S) (9), mais n'ont pas la compétence pour déterminer eux-mêmes, de manière autonome, comment il convient de concilier le principe de non-discrimination avec d'autres impératifs, comme pourrait l'être celui de la sécurité aérienne qui était invoqué dans cette affaire par la Compagnie aérienne pour justifier la fixation conventionnelle de l'âge de la retraite à 60 ans (10) ; pareil impératif pourrait uniquement être invoqué par les pouvoirs publics, car cette exigence se rattache d'évidence aux notions de "sécurité publique" ainsi qu'à la "protection de la santé" qui sont visés par l'article 2, paragraphe 5, de la Directive 2000/78 au titre des atteintes éventuellement justifiées au principe de non-discrimination (11).

Apport de la décision. Il semble, toutefois, au regard notamment des conclusions de l'avocat général dans cette affaire, qu'il faille tout de même tenir compte de l'origine conventionnelle de la norme lors de l'examen de la légitimité des dérogations apportées au principe de non-discrimination. Certes, cet examen tient compte, également, de variables telle la possibilité pour les salariés dont le contrat de travail est rompu de bénéficier immédiatement des prestations de l'assurance vieillesse (12), ce qui constitue un objectif légitime de politique d'emploi qui vise à favoriser l'accès des jeunes générations au marché du travail.

La marge de manoeuvre des partenaires sociaux pour apprécier comment il convient de gérer les conditions d'accès au marché de l'emploi a, d'ailleurs, été définie avec beaucoup de finesse par l'avocat général dans cette affaire (cons. 85) : "il existe un domaine d'action propre des conventions collectives, une zone spéciale où elle peuvent légitimement opérer, et les règles relatives à la cessation des relations de travail relèvent naturellement de ce domaine ou terrain propre de la négociation collective. Le simple fait de leur intervention sur ce terrain, sur ces questions, constitue un pas important pour légitimer leurs décisions mais, même dans ce domaine, elles ne peuvent agir avec une totale liberté, puisque, une fois constatée la légitimité de l'objectif qui ouvre droit à l'application de l'article 6, paragraphe 1, encore faudra-t-il soumettre la mesure au test de proportionnalité qu'impose cette disposition".

II - La censure d'un dispositif conventionnel portant une atteinte excessive au principe de non-discrimination en raison de l'âge

La légitimité de l'objectif poursuivi. Restait, également, à déterminer si cette limite d'âge pouvait se réclamer des dispositions de l'article 6 de la Directive qui fixe les exceptions au principe de l'indifférence de l'âge.

Il ne faisait guère de doute que l'objectif poursuivi était "légitime" (protéger la sécurité des biens et des personnes), et on ne pourra qu'être en accord avec la Cour qui affirme, dans son considérant 58, que "s'agissant de la sécurité aérienne, il apparaît que les mesures qui tendent à éviter les accidents aéronautiques par le contrôle de l'aptitude et des capacités physiques des pilotes afin que des défaillances humaines ne soient pas à l'origine de ces accidents constituent indéniablement des mesures de nature à assurer la sécurité publique au sens de l'article 2, paragraphe 5, de la Directive 2000/78".

La prise en compte d'une exigence professionnelle "essentielle et déterminante". La Cour de justice a déjà eu l'occasion de statuer sur cette question.

Dans son arrêt "Wolf" rendu en 2010, elle a ainsi pu considérer comme valable la condition d'un âge maximum de 30 ans pour le recrutement de pompiers (13). Pour des raison identiques, la Cour avait considéré en 1986 qu'il était possible d'exclure des femmes de l'exercice de certaines activités, notamment de tâches de police exercées dans une situation de graves troubles intérieurs (14), du travail de surveillant de prison (15), ou du service dans des unités de combat comme les Royal Marines (16). En revanche, une disposition qui exclut les femmes de tous les emplois militaires qui impliquent l'utilisation d'armes ne peut pas être justifiée (17).

La Cour rappelle, dans cet arrêt, que "le fait de posséder des capacités physiques particulières peut être considéré comme une " exigence professionnelle essentielle et déterminante ", au sens de l'article 4, paragraphe 1, de la Directive 2000/78, pour l'exercice de la profession de pilote de ligne et que la possession de telles capacités est liée à l'âge" (cons. n° 67).

L'examen de la jurisprudence de la Cour montre clairement que celle-ci n'admet que des liens qui mettent en évidence, et de manière indiscutable, la nécessité de prendre en compte une caractéristique liée à un motif discriminatoire.

Or, force est de constater que tel n'est pas le cas de la limite d'âge pour les pilotes fixée à 60 ans par l'accord de la compagnie aérienne (18), étant considéré que sur le plan international cette limite d'âge a été fixée à 65 ans.

Une mesure inadaptée. En dépit du caractère légitime de l'objectif poursuivi, il était ici possible de s'interroger sur le caractère "adapté" de la mesure d'interdiction, alors que le droit international s'est contenté de mesures simplement restrictives. Pour la Cour de Justice, la réponse est clairement négative et elle considère que "l'interdiction de piloter après cet âge, contenue dans la mesure en cause au principal, n'était pas nécessaire à la réalisation de l'objectif poursuivi", au sens du même article 2, paragraphe 5, ce qui semble là encore justifié.

Une atteinte disproportionnée. Pour que la clause dérogatoire prévue par l'article 6 en matière de critère d'âge puisse justifier la mesure, encore faut-il que celle-ci soit proportionnée au but recherché.

Or, les mêmes observations qui ont conduit la Cour à considérer que le critère général de l'article 2 de moyen "adapté" n'est pas rempli devaient logiquement la pousser à affirmer également le caractère disproportionné de l'interdiction.

Dans ses conclusions, l'avocat général avait d'ailleurs conclu en ce sens et pris en compte le fait que les pilotes dont le contrat est rompu à 60 ans perçoivent, jusqu'à la liquidation de leurs droits à retraite à 63 ans, une "rémunération transitoire à caractère compensatoire, correspondant à environ 60 % des contributions au régime de pensions", mais aussi qu'en fixant la limite d'âge à 60 ans la compagnie aérienne prive ses pilotes de cinq années d'exercice professionnel, au regard des règles qui gouvernent le droit international et qui s'applique, d'ailleurs, à d'autres pilotes appartenant à d'autres compagnies aériennes allemandes (19).

La Cour a considéré, à son tour, cet écart d'âge comme étant excessif, les partenaires sociaux ayant "dépassé la marge opérationnelle" dont ils bénéficiaient ici (cons. 75).

Un objectif illégitime au sens de l'article 6. Si l'article 2, qui comprend les dispositions relatives à la justification des différences de traitement en général, autorise de mobiliser un argument tiré de la sécurité des personnes et des biens, visé par le texte, l'interprétation des dérogations spécifiques prévues par l'article 6 conduit à un résultat différent dans la mesure où le texte explicite la notion d' "objectif légitime" en visant "notamment [...] des objectifs légitimes de politique de l'emploi, du marché du travail et de la formation professionnelle", ce qui circonscrit assez nettement la nature des arguments invoqués (20).

Or, pour la Cour, "un objectif tel que la sécurité aérienne ne relève pas des objectifs visés à l'article 6, paragraphe 1, premier alinéa, de la Directive 2000/78".

La portée de cette décision sur la jurisprudence française. Reste à déterminer si cette décision est susceptible d'emporter des conséquences sur la jurisprudence de la Cour de cassation en matière de limites d'âges. On peut en douter, à tout le moins pour ce qui concerne le contentieux judiciaire.

Position du Conseil d'Etat. Le Conseil d'Etat a admis que l'on puisse imposer un seuil d'âge pour l'accès à certains concours administratif, en l'occurrence celui de l'ENA, et ce pour poursuivre l'objectif légitime de "permettre le déroulement ultérieur de la carrière des intéressés" (21).

En aucun cas il n'est toutefois possible de tenir compte de l'âge d'un candidat pour lui refuser l'accès à un poste ou une promotion, sous peine d'annulation, comme le montre une affaire qui concernait le recrutement par le CNRS de directeurs de recherche (22).

Position de la Cour de cassation. La Cour de cassation a, également, eu à se prononcer sur la licéité de la rupture du contrat de travail de salariés en considération de leur âge.

Dans un premier temps, la Chambre sociale avait estimé que l'article 14 de la CESDH (N° Lexbase : L4747AQU) et l'article 1er du Protocole n° 1 à la Convention (N° Lexbase : L1625AZ9) ne sont pas applicables au cas d'un salarié mis à la retraite à raison de son âge, ce qui est bien distinct d'un licenciement, dès lors que l'intéressé remplit les conditions d'âge et d'ancienneté permettant à l'employeur de le mettre à la retraite, conformément à l'article 11 du décret du 5 avril 1968 modifiant le statut des caisses de retraites des personnels de l'Opéra (23).

Dans une affaire intéressant la mise à la retraite d'un danseur des Folies bergères par application d'un accord collectif ayant fixé une limite d'âge, la Haute juridiction avait considéré celle-ci comme injustifiée dans la mesure où l'accord était nul et la rupture dès lors uniquement fondée sur l'âge de l'intéressé (24).

Par la suite, la même juridiction a considéré comme discriminatoire la mise à la retraite d'un salarié ne remplissant les conditions exigées par les textes pour partir à la retraite à taux plein (25).

Dans deux arrêts en date du 11 mai 2010 (26), la Cour de cassation a manifesté son désir de fondre sa jurisprudence dans le moule communautaire et de contraindre les juridictions du fond à s'interroger sur la licéité des limites d'âge au regard des critères autorisant les Etats membres à prendre valablement en compte des critères en principe prohibées, et ce conformément d'ailleurs aux instructions données par la CJCE (27).

La première affaire concernait le licenciement d'un pilote-instructeur qui avait atteint l'âge limite de 60 ans et dont il demandait l'annulation en raison de son caractère discriminatoire. La cour d'appel de Paris l'avait débouté après avoir relevé "qu'il n'est pas discutable que la limite d'âge a été retenue en raison de sujétions particulières du métier de pilote d'avion, au regard de la responsabilité assumée par un commandant de bord assurant le transport aérien de passagers" et "que la fixation d'une telle limite d'âge est donc légitime au sens de la directive européenne en ce qu'elle répond à un objectif de bon fonctionnement de la navigation aérienne et de sécurité de ses utilisateurs comme de ceux qui y travaillent, de façon raisonnable et proportionnée au regard de la spécificité de l'activité et du métier de pilote". L'arrêt a été cassé pour manque de base légale, c'est-à-dire à raison d'une motivation insuffisante au regard des exigences du texte, la Cour de cassation reprochant à la juridiction parisienne de n'avoir pas recherchée, ainsi qu'elle y était invitée par le demandeur, "si ces objectifs étaient légitimes, il lui appartenait de rechercher, ainsi qu'elle y était invitée, si la cessation des fonctions de pilote à l'âge de 60 ans était nécessaire à leur réalisation".

La seconde affaire concernait la mise à la retraite à l'âge de 60 ans d'un salarié qui occupait les fonctions de chef du service patrimoine de l'Opéra national de Paris, en application des dispositions de l'article 6 du décret n° 68-382 du 5 avril 1968, modifié le 16 octobre 1980, portant statut de la caisse de retraites des personnels de l'Opéra national de Paris. Le salarié avait demandé l'annulation de celle-ci en raison de la contrariété existant entre les termes de ce décret et les dispositions de la loi n° 2003-775 du 21 août 2003 (N° Lexbase : L9595CAM) restreignant les possibilités de mise à la retraite avant l'âge de 65 ans à la seule existence d'un accord collectif. Il avait été débouté de ses demandes par la cour d'appel de Paris pour qui sa mise à la retraite était régie exclusivement par l'article 6 du décret du 5 avril 1968. L'arrêt a, également, été cassé pour violation de la loi, la Haute juridiction reprochant à la juridiction parisienne d'avoir statué "sans constater que, pour la catégorie d'emploi de cette salariée, la différence de traitement fondée sur l'âge était objectivement et raisonnablement justifiée par un objectif légitime et que les moyens pour réaliser cet objectif étaient appropriés et nécessaires, la Directive communautaire consacrant un principe général du droit de l'Union".

Ces deux cassations présentent un caractère très nettement méthodologique, la Haute juridiction veillant à ce que les critères autorisant les employeurs à tenir compte, dans leurs décisions, de l'âge des salariés, soient scrupuleusement vérifiés et appliqués de manière stricte, pour ne pas dire restrictive, ce qui est logique compte tenu de l'atteinte réalisée au principe de non-discrimination en raison de l'âge.

Dans la seconde affaire, la méconnaissance des contraintes issues de la Directive, dont le juge doit faire application en ce qu'elle met en oeuvre un principe inscrit dans le droit de l'Union depuis les origines, était totale puisque les juges s'étaient purement et simplement réfugié derrière le texte réglementaire (un décret datant de 1968) pour valider la mise à la retraite. Confirmant les termes d'une précédente décision rendue en matière de non-discrimination entre les femmes et les hommes (28), la Cour de cassation affirme, cette fois-ci à propos d'une affaire de discrimination fondée sur l'âge, que le juge judiciaire est tenu de faire respecter le principe de non-discrimination, principe général de droit de l'Union, ce qui lui impose d'écarter tout texte contraire de droit interne, notamment réglementaire, sans que cette mise à l'écart ne soit assimilable à un contrôle de légalité réservé au juge administratif.

Dans la première affaire, la cour d'appel de Paris était bien entrée dans une logique de justification de la limite d'âge et avait considéré celle-ci comme justifiée (existence de sujétions particulières du métier de pilote d'avion, bon fonctionnement de la navigation aérienne, sécurité des passagers et du personnel) et proportionnée "au regard de la spécificité de l'activité et du métier de pilote". La cassation intervient toutefois car la cour d'appel n'avait pas recherché précisément en quoi l'instauration d'une limite d'âge de 60 ans pour un pilote-instructeur "était nécessaire" à la réalisation des objectifs poursuivis, c'est-à-dire, plus prosaïquement, en quoi un pilote âgé de plus de 60 ans exposerait, en raison d'une baisse supposée de ses capacités physiques et/ou intellectuelles, les personnes et les biens à des risques particuliers. Ce n'était donc pas les motivations de l'employeur qui étaient ici en cause (comment contester qu'il cherche à s'assurer de la sécurité des personnes transportées ?), mais uniquement la preuve que les salariés âgés de plus de 60 ans étaient moins aptes à piloter des avions. On notera d'ailleurs ici que l'arrêt est cassé non pour violation de la loi, comme le second, mais pour défaut de base légale, c'est-à-dire en raison d'une motivation insuffisante.

Cette analyse a été confirmée en 2011 à propos du régime de la mise à la retraite du personnel de la SNCF. La cour d'appel de Paris, et avec elle la Chambre sociale de la Cour de cassation, ont rappelé qu'en lui-même le régime de mise à la retraite ne constituait pas une discrimination, mais a, également, considéré que les justifications avancées par l'entreprise, à savoir la volonté d'apporter aux personnes publiques "une souplesse durable dans la gestion de ses effectifs, en fonction de l'évolution de son organisation et de son activité", ne constituait pas un objectif légitime justifiant qu'il soit tenu compte de l'âge des salariés pour rompre leur contrat de travail (29).

Le même jour, la Haute juridiction a jugé avec la même sévérité le régime de mise à la retraite d'EDF après avoir constaté que les juges du fond ne s'étaient pas situés dans le contexte pourtant obligatoire de la justification des atteintes réalisées au principe de non-discrimination, "principe général du droit de l'Union" (30).

Position de la Halde. La Halde a, également, considéré comme discriminatoire la mise à la retraite d'office d'un ingénieur de la navigation aérienne qui avait atteint la limite d'âge de 57 ans posée par l'article 3 de la loi n° 89-1007 du 31 décembre 1989 relative au corps des ingénieurs du contrôle de la navigation aérienne (N° Lexbase : L1100G8A) (31).

Et maintenant ? Le juge national a l'obligation d'interpréter son droit national à la lumière des directives communautaires, telles qu'interprétées par la Cour de Justice. Le nouvel arrêt rendu, le 13 septembre 2011, par la CJUE reconnaît certes aux partenaires sociaux une certaine légitimité pour participer de la définition des conditions dans lesquelles il est possible de déroger au principe de non-discrimination, mais affirme en même temps que des impératifs de sécurité ne peuvent justifier des atteintes légitimes au principe de non-discrimination, au sens où l'entend l'article 6 de la Directive qui impose des impératifs sociaux, et qu'une mesure d'interdiction fondée sur des considérations uniquement physiologiques n'est pas appropriée à l'objectif poursuivi. L'arrêt ne semble donc pas traduire de nouvel infléchissement significatif dans l'approche de la marge de manoeuvre laissée aux Etats pour déroger au principe de non-discrimination, et ne devrait donc pas réussir à "sauver" les dispositions réglementaires ou conventionnelles qui fixent des limites d'âge dans des conditions comparables.


(1) Cass. soc., 8 juin 2011, deux arrêts, n° 10-14.725, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A3807HT8) et jonction, n° 10-11.933 à n° 10-13.663, P+B+R+I (N° Lexbase : A3806HT7) et nos obs., La Cour de cassation et les avantages catégoriels : la montagne accouche d'une souris, Lexbase Hebdo n° 444 du 16 juin 2011 - édition sociale (N° Lexbase : N4332BSA).
(2) CJUE, 19 janvier 2010, aff. C-555/07 (N° Lexbase : A3442EQK), point 21.
(3) En ce sens CJUE, 12 janvier 2010, aff. C-341/08 (N° Lexbase : A2386EQG), point 60.
(4) Joint Aviation Requirements - Flight Crew Licensing 1 adopté le 15 avril 2003 et applicable en Allemagne.
(5) En ce sens notre ouvrage, Discriminations et inégalités de traitement dans l'entreprise, éditions Liaisons, coll. Droit vivant, 232 p., 2011, notamment n° 256.
(6) CJCE, 15 janvier 1998, aff. C-15/96 (N° Lexbase : A0339AWH), Rec. p. I-47 ; CJCE, 24 septembre 1998, aff. C-35/97 (N° Lexbase : A0457AWT), Rec. p. I-5325 ; CJCE, 16 septembre 2004, aff. C-400/02 (N° Lexbase : A3839DDK), Rec. p. I-8471 ; CJCE, 11 décembre 2007, aff. C-438/05 (N° Lexbase : A0543D3I), Rec. I-10779, point 54 ; CJCE, 18-12-2007, aff. C-341/05 (N° Lexbase : A1122D3X), arrêt "Laval" point 98, et Commission/Allemagne, précité, points 42 à 47.
(7) CJCE, 8 avril 1976, aff. C-43/75 (N° Lexbase : A7048AUL), Rec. p. 455, point 39 ; CJCE, 27 juin 1990, aff. C-33/89 (N° Lexbase : A9578AUB), Rec. p. I-2591, point 12 ; CJCE, 7 février 1991, aff. C-184/89 (N° Lexbase : A9822AUC), Rec. p. I-297, point 11 ; CJCE, 27 octobre 1993, aff. C-127/92 (N° Lexbase : A0066AWD), Rec. p. I-5535, point 22 ; CJCE, 21 octobre 1999, aff. C-333/97 (N° Lexbase : A7361AH4), Rec. p. I-7243, point 26 ; CJCE, 18 novembre 2004, aff. C-284/02 (N° Lexbase : A9122DD9), Rec. p. I-11143, point 25 ; CJUE, 9 décembre 2004, aff. C-19/02 (N° Lexbase : A3076DEN), Rec. p. I-11491, point 43.
(8) CJCE, 12 octobre 2010, aff. C-45/09 (N° Lexbase : A4807GBN), point 53.
(9) Décision n° 99-423 DC du 13 janvier 2000, Loi relative à la réduction négociée du temps de travail (N° Lexbase : A8786ACE).
(10) En ce sens les conclusions de l'avocat général, point 46, 51 et 52, se fondant sur le domaine naturel de la négociation collective.
(11) En ce sens les conclusions de l'avocat général, point 50.
(12) CJCE, 16 octobre 2007, aff. C-411/05 (N° Lexbase : A7508DYQ), Rec. p. I-8531 ; CJUE, 12 octobre 2010, aff. C-45/09 (N° Lexbase : A4807GBN), Rec. p. I-0000.
(13) CJUE, 12 janvier 2010, C-229/08 (N° Lexbase : A2385EQE), Rec. p. I-0000, notamment point 38.
(14) CJCE, 15 mai 1986, aff. C-222/84 (N° Lexbase : A7291AHI), Rec. p. 1651, points 36 et 37.
(15) CJCE, 30 juin 1988, aff. C-318/86 (N° Lexbase : A8426AUM), Rec. p. 3559, points 11 à 18.
(16) CJCE, 26 octobre 1999, aff. C-273/97 (N° Lexbase : A0518AW4), Rec. p. I-7403, points 29 à 31.
(17) CJCE, 11 janvier 2000, aff. C-285/98 (N° Lexbase : A0239AWR), Rec. p. I-69, points 25 à 29.
(18) En ce sens les conclusions de l'avocat général, point 65.
(19) Concl. préc., cons. 92.
(20) Sur cette notion interprétée restrictivement par référence à des questions "sociales", CJCE, 5 mars 2009, aff. C-388/07 (N° Lexbase : A5596EDM), Rec. p. I-1569, point 46 ; CJUE, 18 juin 2009, aff. C-88/08 (N° Lexbase : A2798EIH), Rec. p. I-5325, point 41.
(21) CE, 5° et 4° s-s-r., 1er mars 2006, n° 268130, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A3982DNS).
(22) CE, 4° et 5° s-s-r., 7 juillet 2010, n° 322636, mentionné dans les tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A2711E8W).
(23) Cass. soc., 6 juin 2001, n° 98-46.254, inédit (N° Lexbase : A6200CNX).
(24) Cass. soc., 6 décembre 1995, n° 92-40.389 (N° Lexbase : A1054ABN), Bull. civ. V, n° 331.
(25) Cass. soc., 21 décembre 2006, n° 05-12.816, FP-P+B+R+I (N° Lexbase : A3624DTE), v. les obs. de S. Tournaux, La nullité de la mise à la retraite prématurée, Lexbase Hebdo n° 244 du 18 janvier 2007 - édition sociale (N° Lexbase : N7461A99).
(26) Cass. soc., 11 mai 2010, 2 arrêts, n° 08-45.307, FP-P+B+R (N° Lexbase : A1608EXT) et n° 08-43.681, FP-P+B+R (N° Lexbase : A1605EXQ), v. nos obs., Non-discrimination en raison de l'âge : la Cour de cassation au secours des seniors, Lexbase Hebdo n° 396 du 27 mai 2010 - édition sociale (N° Lexbase : N2117BP4); LSE, n° 253 du 27 mai 2010, note J-P. Lhernould.
(27) CJCE, 5 mars 2009, aff. C-388/07 (N° Lexbase : A5596EDM), §. 68.
(28) Cass. soc., 18 décembre 2007, n° 06-45.132 (N° Lexbase : A1382D3L), Dr. soc., 2008, p. 246, obs. Ch. Radé.
(29) Cass. soc., 16 février 2011, n° 10-10.465, FS-P+B+R (N° Lexbase : A1625GXH).
(30) Cass. soc., 16 février 2011, n° 09-72.061, FS-P+B+R (N° Lexbase : A1575GXM).
(31) Délibération Halde n° 2010-213 du 29 novembre 2010.

Décision

CJUE, 13 septembre 2011, aff. C-447/09 (N° Lexbase : A7249HXR)

Textes concernés : Directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 (N° Lexbase : L3822AU4), Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (N° Lexbase : L8117ANX)

Mots-clés : principe de non-discrimination, "marge opérationnelle", âge des salariés, différences de traitement

Liens base : (N° Lexbase : E2589ET3)

newsid:427805

Cookies juridiques

Considérant en premier lieu que le site requiert le consentement de l'utilisateur pour l'usage des cookies; Considérant en second lieu qu'une navigation sans cookies, c'est comme naviguer sans boussole; Considérant enfin que lesdits cookies n'ont d'autre utilité que l'optimisation de votre expérience en ligne; Par ces motifs, la Cour vous invite à les autoriser pour votre propre confort en ligne.

En savoir plus