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N4337BSG
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le 16 Juin 2011
La cour d'appel de Paris, dans une décision retentissante, avait condamné la SNCF à réparer l'entier préjudice d'un avocat qui n'avait pu plaider en raison du retard d'un train (CA Paris, Pôle 4, 9ème ch., 22 septembre 2010, n° 08/14438 N° Lexbase : A1788GAH) (1). Au grand soulagement du transporteur, le présent arrêt vient fort opportunément rappeler les limites d'une telle jurisprudence. Afin de réaliser un voyage international par avion, un couple prenait le train pour se rendre à l'aéroport, via la gare Montparnasse. Le train arrivait, on ne sait trop pourquoi, à la gare de Massy Palaiseau, bien après le départ du vol. Le juge de proximité condamnait alors la SNCF à indemniser intégralement les voyageurs, indemnisation comprenant les frais du voyage annulé, la restauration, les billets de retour et la réparation du préjudice moral.
La juridiction de proximité retenait, notamment, que les voyageurs ne sont généralement pas rendus à destination lorsqu'ils sont arrivés dans une gare parisienne, de sorte que la SNCF ne saurait prétendre que la poursuite du voyage était imprévisible pour elle. Cet argument est directement inspiré d'une décision de la cour d'appel de Paris du 31 mars 1994, qui, pour rejeter le caractère imprévisible d'un vol manqué à la suite d'un retard, retenait que "la SNCF n'ignore pas que d'une manière générale, beaucoup de voyageurs ne sont pas arrivés à destination lorsqu'ils sont en gare d'arrivée, notamment s'il s'agit d'une gare parisienne, celle-ci ne représentant souvent qu'un étape dans l'exécution d'un parcours nécessitant l'utilisation de plusieurs moyens de transports successifs" (2).
Cette argumentation ne convainc pas les conseillers de la première chambre civile de la Cour de cassation (3). Sur pourvoi, les magistrats rappellent que "le débiteur n'est tenu que des dommages-intérêts qui ont été prévus ou qu'on a pu prévoir lors du contrat, lorsque ce n'est pas par son dol que l'obligation n'est pas exécutée" et casse le jugement, au motif qu'en se déterminant par des motifs généraux, sans expliquer en quoi la SNCF pouvait prévoir, lors de la conclusion du contrat, que le terme du voyage en train n'était pas la destination finale des voyageurs et que ces derniers avaient conclu des contrats de transport aérien, la juridiction de proximité n'a pas donné de base légale à sa décision.
La limitation de la réparation au dommage prévisible est une règle essentielle de la responsabilité contractuelle. Sauf faute intentionnelle ou lourde, le contractant qui n'a pas exécuté son obligation n'est tenu de réparer le dommage que dans la mesure de ce qui était prévisible au moment de la conclusion du contrat. La prévisibilité concerne non la cause du dommage, mais sa nature où son importance. Ainsi, si on peut toujours envisager un retard ou une erreur de destination, il faudrait encore, pour que le dommage soit prévisible, qu'il soit possible de déterminer en quoi consistent leurs conséquences. Ceci supposerait que le transporteur soit précisément informé du but du voyage, ce qui est naturellement exclu.
Contrairement à ce qu'avaient estimé les juges, il ne suffit pas d'une appréciation d'ordre générale pour établir la prévisibilité du dommage. Il convient d'établir concrètement en quoi le débiteur avait prévu le dommage ou était en mesure de le prévoir. L'argument retenu par les juges, qui reposait du reste sur une affirmation discutable, était alors inopérant, en ce qu'il se fondait sur une situation abstraite, alors qu'il aurait fallu, précise la Cour, justifier en quoi la SNCF pouvait avoir connaissance du but du voyage ayant donné lieu à réclamation.
Le contrat de transport de marchandises est soumis à un régime de prescription spécifique, une prescription annale établie par l'article L. 133-6 du Code de commerce (N° Lexbase : L4810H9Z). L'application de cette prescription reste naturellement subordonnée à la qualification préalable du contrat. Tel était l'enjeu de la décision de la Cour de cassation du 3 mai 2011. En l'espèce, une clinique confiait à un prestataire la collecte et le transport de déchets infectieux. Assignée en paiement, elle opposait la prescription annale des actions nées du contrat de transport, établie par l'article L. 133-6 du Code de commerce.
Le jugement rejetait cette argumentation et la clinique formait un pourvoi en cassation, soulignant que la convention avait pour objet, à titre principal, le transport d'emballages de déchets jusqu'à une installation agréée de traitement et, à titre accessoire, la collecte de ces emballages. La Chambre commerciale de la Cour de cassation rejette le pourvoi. Elle estime que les juges ont justifié leur décision en retenant que la clinique confiait les déchets au prestataire en vue de leur élimination et que la collecte n'était pas une prestation accessoire du transport.
Le contrat de transport est défini simplement, comme celui qui a pour objet le déplacement d'une marchandise. Pour qu'il y ait contrat de transport, il faut et il suffit que l'obligation de déplacement soit l'obligation principale du contrat.
Parmi les contrats portant sur le transport de marchandises, cette définition permet de distinguer le contrat de transport du contrat d'affrètement, qui a pour objet la mise à disposition d'un véhicule et non le déplacement. De façon plus subtile, elle permet également de distinguer le contrat de transport du contrat de commission de transport, qui n'a pas pour objet le déplacement, mais l'organisation de celui-ci.
La qualification de contrat de transport doit alors être écartée lorsque, outre le déplacement, le contrat porte sur une multitude de prestations, gestion des stocks, stockage, préparation des commandes, de telle sorte que le transport n'apparaît plus l'obligation principale du contrat. Ainsi, en l'espèce, si le contrat avait porté sur le traitement des déchets, la qualification de contrat de transport devait certainement être exclue, le déplacement ne constituant pas l'obligation principale mais seulement une prestation secondaire, destinée à permettre la réalisation d'un objectif plus ambitieux que le simple transport des marchandises.
L'existence d'un contrat de transport doit, en revanche, être reconnue lorsque les diverses obligations n'ont qu'un caractère accessoire par rapport à l'obligation de déplacement, c'est-à-dire lorsqu'elles sont au service de celle-ci, qu'elles en permettent ou en facilitent l'exécution. Le stockage, en fonction de son but ou de sa durée, l'emballage, la manutention, peuvent ainsi constituer des prestations accessoires au déplacement, qui ne sont pas de nature à écarter la qualification de contrat de transport (4).
En l'espèce, le contrat portait sur la collecte et le transport de déchets, le prestataire ayant pour mission d'amener les déchets à un centre de traitement. La collecte, qui consiste dans le regroupement des déchets, paraît bien être une prestation accessoire au transport. En effet, celui-ci suppose naturellement le ramassage préalable des déchets. La cour d'appel de Bordeaux a ainsi considéré comme un contrat de transport une convention comportant une collecte (5). L'affirmation des juges selon laquelle la collecte n'était pas une prestation accessoire au transport laisse par conséquent perplexe, alors que de toute évidence, tel était le cas. L'arrêt est alors ambigu, en ce qu'il admet implicitement qu'un contrat de transport peut comporter des obligations accessoires, mais refuse cette qualification à une obligation qui paraît fondamentalement revêtir ce caractère.
Un arrêt de la Chambre commerciale du 22 mars 2011 contribue à préciser le mécanisme de l'action directe en paiement, institué au profit du transporteur par l'article L. 132-8 du Code de commerce (N° Lexbase : L5640AIQ).
En l'espèce, la société Distribution casino confie des transports à la société Libellule, qui les sous-traite à la société Xtrans. N'ayant pas été payée par son donneur d'ordre, la société Xtrans assigne en paiement la société Casino, sur le fondement de l'article L. 132-8 du Code de commerce. La société Casino s'oppose au paiement, contestant sa qualité de destinataire. Le tribunal de commerce de Saint-Etienne rejette cet argument, au motif que la lettre de voiture indique explicitement cette société comme destinataire. Sur pourvoi, l'arrêt est cassé. Les juges auraient dû rechercher si le destinataire n'était pas la société Easydis, qui aurait reçu la marchandise et apposé son timbre sur les lettres de voiture, sans indiquer agir pour le compte d'un mandant.
Comme nous avons déjà pu le préciser dans le cadre d'une précédente chronique, l'article L. 132-8 Code de commerce institue une action directe en paiement du transporteur à l'encontre du destinataire (6). Le voiturier peut donc réclamer le prix du transport au destinataire, bien qu'il n'ait pas conclu avec lui le contrat de transport. L'action directe profite également au sous-traitant, qui peut également actionner le destinataire. Tel était le cas en l'espèce.
La notion de destinataire joue alors un rôle déterminant. Faut-il attribuer cette qualité à celui qui est porté comme tel sur la lettre de voiture, document accompagnant la marchandise et matérialisant le contrat de transport, ou doit-on considérer comme destinataire celui qui reçoit la marchandise ? Dans ce cas, les mentions de la lettre de voiture ont-elles une incidence ? Ces questions présentent une importance considérable dans le cas des centrales d'achats, qui reçoivent des marchandises dont elles ne sont pas le destinataire final, ces marchandises devant être ensuite réacheminées. En l'espèce, les marchandises avaient vraisemblablement été reçues par la société Easydis, centrale d'achats du groupe Casino.
Par plusieurs arrêts de principe du 22 janvier 2008, la Chambre commerciale de la Cour de cassation a précisé la notion de destinataire. Celui qui, figurant sur la lettre de voiture en qualité de destinataire, accepte la marchandise sans indiquer agir pour le compte d'un mandant est garant du prix du transport envers le voiturier (7). La qualité de destinataire est ici établie à la fois par la mention sur la lettre de voiture et par la réception de la marchandise. Il est toutefois possible de renverser cette présomption en indiquant, lors de la livraison, agir pour le compte d'un mandant.
D'autre part, en l'absence de lettre de voiture, celui qui reçoit la marchandise et l'accepte sans indiquer agir pour le compte d'un mandant en est le destinataire (8). La solution est également logique. Faute d'être déterminée par la lettre de voiture, la qualité de destinataire résulte de l'acte matériel que constitue la réception des marchandises.
La question se pose alors de savoir quel est le destinataire dans le cas où celui qui reçoit la marchandise n'est pas celui indiqué sur la lettre de voiture. Tel était le problème posé en l'espèce, la lettre de voiture portant comme destinataire la société Casino, tandis que les marchandises étaient réceptionnées par la société Easydis. Précisons que cette question suppose qu'une pratique courante de livraison se soit établie entre le transporteur et l'expéditeur. Normalement, en effet, le transporteur livre au destinataire indiqué sur la lettre de voiture.
La tribunal de commerce de Saint-Etienne privilégiait une conception formelle du destinataire, comme étant celui indiqué sur la lettre de voiture. En effet, il estimait que la société Casino, mentionnée comme destinataire, ne pouvait contester cette qualité. La solution est conforme à une interprétation littérale de l'article L. 132-8 du Code de commerce. Celui-ci dispose en effet que "la lettre de voiture forme un contrat entre l'expéditeur, le voiturier et le destinataire". Il est donc justifié de se fonder sur la lettre de voiture. De plus, la lettre de voiture matérialisant le contrat de transport, elle établit la qualité de destinataire de celui qui y est mentionné.
C'est à l'inverse une conception matérielle qui est retenue par la Cour de cassation. Celle-ci estime que le tribunal aurait dû rechercher si la marchandise n'avait pas été reçue par la société Easydis. C'est donc la réception de la marchandise qui constitue le critère déterminant le destinataire, nonobstant les mentions de la lettre de voiture. C'est un parti pris qui est ainsi adopté par la Cour de cassation. En présence d'une option, elle fait le choix d'une conception matérielle, et non formelle, du destinataire. Cette position reste dans la logique des arrêts du 22 janvier 2008, qui privilégiaient la réception des marchandises. La Cour de cassation avait, du reste, adopté une solution identique dans un arrêt du 15 avril 2008, concernant également la société Casino (9). On peut, néanmoins, regretter que, par cohérence, la Cour de cassation n'adopte pas la même conception du destinataire en matière de responsabilité. En ce cas, elle estime que le destinataire est celui mentionné sur la lettre de voiture, de sorte qu'il dispose d'une action contractuelle et non délictuelle contre le transporteur en cas de perte des marchandises, qui, par hypothèse, ne sont pas réceptionnées (10).
A notre sens, une solution plus satisfaisante aurait été de retenir une obligation solidaire à la fois contre le réceptionnaire des marchandises et contre celui mentionné sur la lettre de voiture. A l'inverse, c'est une solution alternative que retient la Cour de cassation. La qualité de destinataire revenant à celui qui reçoit la marchandise, celui qui est indiqué sur la lettre de voiture n'est pas débiteur du prix et le transporteur ne peut intenter d'action contre lui.
Christophe Paulin, Professeur de droit, Directeur du Master de droit des transports, Université Toulouse I Capitole
(1) Cf. nos obs,in La chronique trimestrielle de droit des transports de Christophe Paulin, Professeur de droit, Directeur du Master de droit des transports, Université Toulouse I Capitole - Février 2011, Lexbase Hebdo n° 240 du 24 février 2011 - édition affaires (N° Lexbase : N4953BRU).
(2) CA Paris, 31 mars 1994 ; Gaz. Pal., 1994, 1, 407.
(3) Sur cet arrêt, cf. également, les obs. de D. Bakouche, in La chronique de responsabilité civile de David Bakouche, Agrégé des Facultés de droit, Professeur à l'Université Paris-Sud (Paris XI) - Mai 2011, Lexbase Hebdo n° 441 du 26 mai 2011 - édition privée (N° Lexbase : N2881BSI).
(4) Par exemple, pour des prestations d'emballage et de manutention, Cass. com., 10 mars 2004, n° 02-18.043, FS-P+B+I (N° Lexbase : A6398DBL), Bull. civ. IV, n° 52.
(5) CA Bordeaux, 2ème ch., 2 décembre 2008, n° 08/03855 (N° Lexbase : A3175EMK) ; Revue de droit des transports, 2009, comm. 118.
(6) Cf., nos obs. sous Cass. com., 1er février 2011, n° 09-72.309, F-P+B (N° Lexbase : A3611GR8), in La chronique trimestrielle de droit des transports de Christophe Paulin, Professeur de droit, Directeur du Master de droit des transports, Université Toulouse I Capitole - Février 2011, préc..
(7) Cass. com., 22 janvier 2008, quatre arrêts, n° 06-11.083, FS-P+B+R (N° Lexbase : A0891D4R) ; n° 06-15.957, FS-P+B+R (N° Lexbase : A0899D43) ; n° 06-18.308, FS-P+B+R (N° Lexbase : A0912D4K) et n° 06-19.423, FS-P+B+R (N° Lexbase : A0934D4D) ; sur ces arrêts cf., nos obs., Revue de droit des transports, 2008, comm. 20.
(8) Cass. com., 22 janvier 2008, préc. et les obs. préc..
(9) Cass. com., 15 avril 2008, n° 07-11.398, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A9361D7T) ; nos obs., Revue de droit des transports, 2008, comm. 222.
(10) Cass. com., 1er avril 2008, n° 07-11.093, FS-P+B sur le deuxième moyen (N° Lexbase : A7694D74) ; nos obs., Revue de droit des transports, 2008, comm. 94.
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