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N4342BSM
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par Frédéric Dal Vecchio, Docteur en droit, Chargé d'enseignement à l'Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines
le 24 Juin 2011
Les décisions rendues par le juge de l'impôt, favorables aux contribuables qui ont fondé leur thèse sur la violation de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme (CEDH) et de ses protocoles additionnels, ne sont pas si nombreuses.
L'arrêt commenté nous offre l'opportunité de signaler une procédure contentieuse, initiée par une société commerciale, et couronnée de succès : il s'agissait du transfert, à une société absorbante, d'une créance de "carry-back", au visa du premier protocole additionnel à la CEDH, relatif au respect des biens. Précédemment, la Cour de Strasbourg (CEDH, 3 juillet 2003, Req. 38746/97 N° Lexbase : A0425C9M) et le juge de l'impôt français avaient déjà eu à sanctionner la loi fiscale contraire aux stipulations du premier protocole additionnel (Protocole additionnel à la CEDH, du 20 mars 1952, art. 1er N° Lexbase : L1625AZ9) : telles furent les hypothèses en matière d'intérêts moratoires (CE 3° et 8° s-s-r., 10 février 2006, n° 270255, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A8318DMZ) ; de retard dans la transposition de la 6ème Directive-TVA (Directive 77/388 du Conseil du 17 mai 1977, en matière d'harmonisation des législations des États membres relatives aux taxes sur le chiffre d'affaires - Système commun de taxe sur la valeur ajoutée : assiette uniforme N° Lexbase : L9279AU9) (CEDH, 16 avril 2002, Req. 36677/97 N° Lexbase : A5395AYH) ; quant à l'application rétroactive de la loi fiscale (CAA Nantes, 1ère ch., 1er décembre 2008, n° 07NT03306, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A9130EC7) ou encore en matière de validation rétroactive de règles de compétence des agents de l'administration (CEDH, 23 juillet 2009, Req. 30345/05 N° Lexbase : A1212EK4).
Rappelons succinctement que la gestion des déficits de l'entreprise soumise à l'IS commande aux dirigeants de choisir entre les reporter en avant sans limitation de durée depuis la loi de finances pour 2004 (1) (loi du 30 décembre 2003, n° 2003-1311, de finances pour 2004, art. 89 N° Lexbase : L6348DM3), pour autant que le contribuable respecte la règle dite "de l'identité de l'entreprise" (CGI, art. 221-5 N° Lexbase : L5208IMT (2)), ou les reporter en arrière depuis l'adoption de l'article 19 de la loi de finances pour 1985 (loi du 29 décembre 1984, n° 84-1208, de finances pour 1985 N° Lexbase : L9099AT8) codifié à l'article 220 quinquies du CGI (N° Lexbase : L3412HNP). A ce titre, l'entreprise peut imputer les déficits qu'elle constate sur les bénéfices des trois exercices précédents. Cette créance de "carry-back", qui offre des avantages certains par rapport au régime du report en avant des déficits, constitue une augmentation de l'actif net non imposable. Elle est alors imputable sur l'IS ou remboursée par le Trésor au terme d'une période de cinq ans. Théoriquement, la créance de "carry-back" peut, également, être mobilisée auprès d'un établissement financier, dans certaines conditions (CGI ann. III, art. 46 quater-0 U, N° Lexbase : L8526HLD ; C. mon. fin., art. L 313-23 N° Lexbase : L9256DYH à L 313-35, N° Lexbase : L9269DYX).
Les faits de l'espèce rapportent que la société initiale a constaté un déficit de 2 739 063 euros au titre de l'exercice 1995. Ce déficit a alors été reporté en arrière, ce qui a entraîné une créance de "carry-back" de 912 929,66 euros. Le 1er septembre 1997, cette même société a été absorbée. L'administration fiscale a alors considéré que la créance de "carry-back" était éteinte faute, pour l'absorbante, d'avoir sollicité l'agrément prévu par les dispositions alors en vigueur (CGI art. 220 quinquies-II).
Les autorités publiques ont, en effet, mis en place un régime d'agrément (CGI, art. 1649 nonies, N° Lexbase : L0668IH9), permettant un contrôle a priori des opérations menées par les contribuables, favorable à la sécurité juridique selon l'administration (QE n° 10648 de M. Peirre Bas, JOAN 8 mars 1982, p. 818, réponse publ. le 3 mai 1982, p. 1839, 7ème législature) : c'est, par exemple, le cas en matière de bénéfice mondial et de bénéfice consolidé, ou encore en matière de restructuration d'entreprises (apports effectués à des sociétés étrangères par exemple).
Il faut, alors, distinguer les agréments discrétionnaires de ceux accordés de droit (lire les observations E. Medioni dans Le nouveau contentieux de l'agrément fiscal, Lexbase Hebdo édition fiscale n° 141, du 3 novembre 2004 N° Lexbase : N3355ABU). Pour ces derniers, l'administration n'a pas le choix : elle doit délivrer l'agrément lorsque le contribuable répond à l'ensemble des conditions exigées par la loi. Et dans l'hypothèse d'un refus, l'administration devra motiver sa position. Il faut, toutefois, savoir que certains agréments sont subordonnés à la satisfaction d'objectifs économiques qui offrent à l'administration, en pratique, une liberté d'appréciation dont elle peut user. A titre d'illustration, avant le 1er janvier 2002, l'agrément pour le report de déficits lors d'une fusion était discrétionnaire (CE 8° et 7° s-s-r., 1er juin 1988, n° 79550, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A8208APP ; CE 8° et 9° s-s-r., 1er décembre 1993, n° 141124, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A1637ANX). Depuis lors, cet agrément est de droit et son octroi est notamment subordonné à ce que l'opération soit justifiée du point de vue économique et obéisse à des motivations principales autres que fiscales (3). Mais la justification économique apportée par le contribuable sera-t-elle suffisamment probante aux yeux de l'administration ? Nul ne peut jamais, raisonnablement, l'affirmer avec certitude a priori.
S'agissant des agréments discrétionnaires, dont faisait partie le II de l'article 220 quinquies objet du présent litige (CE 8° et 3° s-s-r., 29 novembre 2000, n° 197319, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A9583AHE), la situation était différente : l'administration pouvait toujours refuser de délivrer l'agrément ou l'assortir de conditions supplémentaires qui n'avaient pas été prévues à la lecture des textes l'instituant.
L'enseignement de l'arrêt commenté est qu'il existe, malgré tout, une limite à l'instauration d'un agrément discrétionnaire, tenant au respect du droit européen : la cour administrative d'appel valide le raisonnement du tribunal administratif de Marseille (TA Marseille, 5ème ch., 3 décembre 2007, n° 04MA5279 ; RJF, avril 2008, n° 411) -à la réserve près que les juges du fond avaient confondu les francs et les euros- en considérant que l'administration ne pouvait pas opposer l'absence de demande d'agrément pour refuser le transfert de la créance de "carry-back" qui est un bien, au sens du premier protocole à la CEDH.
Sur le plan de la pratique professionnelle, on remarquera également que l'arrêt commenté a permis au contribuable, dans les faits, de suppléer son ignorance du droit fiscal puisque les considérants de cette décision rappellent que l'agrément n'avait pas été demandé au ministre.
Les droits de l'Homme au secours d'une opération de restructuration d'entreprise mal préparée sur le plan juridique lors de sa mise en oeuvre : une issue favorable inattendue pour le contribuable.
L'erreur est souvent invoquée par les contribuables pour tenter de se soustraire aux conséquences d'une rigueur fiscale jugée trop grande, et justifiant ainsi l'émission de déclarations rectificatives : il faut alors distinguer la simple erreur qui peut être corrigée (4) ; la décision de gestion opposable à l'administration, comme au contribuable, telle qu'une option pour le report en arrière des déficits, par exemple (CGI art. 220 quinquies), et qui est irréversible après l'expiration du délai légal de déclaration ; ou, encore, la décision de gestion irrégulière, parfois désignée par l'oxymore "erreur comptable volontaire", dont la caractéristique est d'introduire une forme d'opposabilité asymétrique puisque l'administration peut la rectifier alors que le contribuable doit en subir les conséquences. L'exemple le plus significatif est l'hypothèse d'une comptabilité ne retraçant pas l'ensemble des charges de l'exercice afin de présenter un bilan acceptable en vue d'obtenir des concours bancaires (CE 8° et 9° s-s-r., 12 mai 1997, n° 160777, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A9837ADP).
La décision commentée offre une illustration de la notion de "décision de gestion dans le cadre d'un objectif purement fiscal : au cas d'espèce, une société et sa filiale, ayant opté pour le régime de l'intégration fiscale (CGI art. 223 A N° Lexbase : L3729IC4), ont souscrit dans les délais légaux leurs déclarations de résultat, laissant apparaître un bénéfice issu d'une réévaluation de la valeur de l'actif social décidée par le conseil d'administration de la filiale.
Or, les actionnaires, lors d'une assemblée générale ordinaire, n'ont pas approuvé l'opération de réévaluation en raison, nous apprend la cour administrative d'appel de Marseille (CAA Marseille, 4ème ch., 2 septembre 2008, n° 06MA00699, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A0269EBL), d'un "risque fiscal". Une rectification des comptes a alors été ordonnée -cette fois-ci entérinée par l'assemblée générale-, entraînant un dépôt de déclarations rectificatives au titre de l'impôt sur les sociétés.
Tant devant la juridiction du fond que du juge de cassation, la société requérante n'aura pas gain de cause, et on rapprochera l'arrêt de la cour administrative d'appel d'une précédente décision du Conseil d'Etat, selon laquelle : "les résultats bénéficiaires ou déficitaires doivent, au regard de l'établissement de l'impôt, s'apprécier d'après la déclaration souscrite dans le délai légal, et les décisions de gestion relatives à un exercice qui sont prises après l'expiration de ce délai sont sans influence sur l'établissement des bases d'imposition dudit exercice telles qu'elles résultent de la déclaration souscrite ou, en l'absence de déclaration, des résultats acquis à la date légale de déclaration" (CE 9° s-s., 22 mars 1967, n° 63399, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A5040B88).
De plus, le juge de cassation relève que la délibération de l'assemblée générale rejetant la réévaluation de l'actif social de la société mentionnait clairement que cette décision avait été adoptée afin d'éviter le supplément d'imposition issu de cette opération de restructuration : l'erreur ou l'omission invoquée au titre des déclarations de résultat déposées initialement est antinomique avec une motivation "d'opportunité fiscale", pour reprendre la terminologie de la cour administrative d'appel de Marseille, ou même un "objectif fiscal" selon le Conseil d'Etat.
Le contribuable ne peut donc pas invoquer une erreur fondée sur une mauvaise appréciation des conséquences fiscales de l'opération -en l'espèce une réévaluation de l'actif social- qu'il a initiée.
La décision commentée est, vraisemblablement, motivée par la recherche d'une certaine stabilité -moralisme ?- juridique, voulue par la Haute juridiction administrative, qui s'accommode mal de modifications intempestives décidées a posteriori par le contribuable, au motif que l'onde de choc fiscal serait insupportable. La capacité à anticiper les conséquences fiscales attachées aux faits et actes juridiques est essentielle afin de prévenir un futur contentieux, et c'est pourquoi les faits de l'espèce surprennent puisqu'il s'agit, non pas d'un entrepreneur individuel esseulé dans le maquis juridique et entretenant un rapport épisodique avec le droit fiscal, mais d'un groupe de sociétés comprenant des actionnaires d'une société anonyme intégrée qui exercent leurs prérogatives politiques attachées à la détention de leurs titres.
On rapprochera cette décision de litiges plus anciens, qui concernaient des sociétés ou des entreprises individuelles, pour lesquels la juridiction administrative a vu une décision de gestion opposable aux contribuables lorsque ces derniers ont réévalué les actifs de leur entreprise : telle fut l'hypothèse de la révision de la valeur comptable d'un fonds de commerce (5) (CE 9° et 8° s-s-r., 21 décembre 1979, n° 17058, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A2582AKT) ; ou quant à la révision facultative de valeurs inscrites au bilan d'une société (CE Assemblée, 4 novembre 1970, n° 76989, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A3152B7U). Certains contribuables ont même tenté -sans succès- d'imputer les conséquences fiscales désastreuses d'une réévaluation d'actif sur le comptable (6), car les "conseils" n'avaient, manifestement, pas répondu à leurs attentes (CAA Nantes, 16 décembre 1992, n° 91NT00271, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A7460A8S).
D'une manière générale, cette décision met en lumière, également, tout l'intérêt qu'il y a à rédiger les actes de société -que d'aucuns appellent malencontreusement "secrétariat de société", alors qu'ils ont vocation à être publiés et lus par des tiers qui en tireront les conséquences juridiques en temps utile- en adoptant une perspective qui intègrerait, outre les dirigeants, les actionnaires et les associés de ces entreprises, un autre lecteur particulièrement intéressé, l'administration fiscale, dans le but de ne pas lui offrir des arguments qui se retourneront, nécessairement, contre l'entreprise.
Le Conseil d'Etat poursuit son oeuvre prétorienne en matière d'acte anormal de gestion (7) qui constitue une borne au principe de liberté de gestion des entreprises (8) : l'administration fiscale n'est pas juge de l'opportunité quant à la gestion d'une entreprise et la décision commentée le rappelle.
Une société de sécurité et de gardiennage a déposé, en mars 1994, une somme de 2 000 000 francs (304 898 euros), afin de faciliter la création d'une banque située au Vanuatu, archipel situé dans l'Océanie. Malencontreusement, cette banque est mise en liquidation judiciaire en décembre 1995. Au titre de l'exercice 1995, la société décide de constituer une provision pour risque de perte à hauteur du dépôt effectué quelques mois plus tôt.
A l'issue d'une vérification de comptabilité, l'administration fiscale a remis en cause la déductibilité de cette provision. A nouveau, la lecture du procès-verbal d'une assemblée générale du 15 janvier 1994 de la société est instructive : on y apprend que l'entreprise requérante envisageait, notamment, d'investir au Maroc dans un complexe hôtelier et que la banque du Vanuatu devait offrir un taux de placement élevé et l'obtention d'un montant, également élevé, de crédit à des taux très bas. Le rêve va se transformer en cauchemar : financier, dans un premier temps, puis fiscal, jusqu'à la décision rendue par le Conseil d'Etat.
La cour administrative d'appel de Paris (CAA Paris, 5ème ch., 12 mars 2009, n° 07PA00587, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A8506EG7) va rejeter la requête de la société au motif qu'elle "ne justifie ni que le montant de ce placement n'est pas disproportionné par rapport au montant de son chiffre d'affaires ni, eu égard notamment à la pluralité des objectifs poursuivis, que ce placement était justifié par l'intérêt de l'entreprise".
En cassation, le juge de l'impôt nous offre une autre lecture de la cause justifiant le renvoi devant la juridiction d'appel : "la disproportion entre le montant du placement financier et le chiffre d'affaires de la société requérante ne saurait établir par elle-même que ce placement lui aurait fait courir un risque manifestement exagéré". La notion de disproportion entre l'acte et l'avantage attendu est régulièrement employée dans la jurisprudence du juge administratif : il en a été ainsi d'une aide financière consentie par une sous-filiale à sa société mère -aïeule, devront-on dire !- en difficulté (CE 3° et 8° s-s-r., 22 janvier 2010, n° 313868, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A4550EQL).
Pour la Haute juridiction, l'intérêt de l'entreprise est sauvegardé si elle "se livre à des opérations financières dans des conditions présentant pour elle un caractère avantageux ; qu'il en va autrement si, compte tenu des circonstances dans lesquelles il intervient et de l'objet qu'il poursuit, un placement financier excède manifestement les risques qu'un chef d'entreprise peut, eu égard aux informations dont il dispose, être conduit à prendre, dans une situation normale, pour améliorer les résultats de son entreprise". On retiendra, notamment, la référence aux informations dont le chef d'entreprise dispose lorsqu'il prend la décision d'effectuer un placement financier, renvoyant, à nouveau, au questionnement en amont -lors de l'opération envisagée et non lors de la vérification de comptabilité-, qui devrait être celui de tout chef d'entreprise avisé. Ce considérant de principe laisse une place importante aux circonstances de fait propres à chaque litige fiscal et le Conseil d'Etat reconnaît au contribuable un droit au risque mais on pourra s'interroger, par exemple, sur le sort fiscal d'un contribuable ayant entrepris de vaines démarches pour recueillir des informations, ou bien s'il est considéré, par l'administration fiscale, comme n'ayant pas recueilli suffisamment d'informations.
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