La lettre juridique n°444 du 16 juin 2011 : Fiscalité des entreprises

[Jurisprudence] La réintégration de renonciation à recettes au revenu imposable dans la catégorie des BNC s'apprécie compte tenu des conditions d'exercice de la profession

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par Guy Quillévéré, Président-assesseur à la cour administrative d'appel de Nantes

le 15 Juin 2011

La cour administrative d'appel de Paris, dans un arrêt de plénière, a jugé que la théorie de l'acte anormal de gestion ne s'applique pas aux bénéfices non commerciaux (BNC), notamment en matière de renonciation à recette. L'administration, dans le cadre d'un contrôle, avait remis en cause les renonciations à recette consenties au personnel des sociétés clientes, aux confrères, aux amis et connaissances, ou encore à des tiers, pour l'exercice de prestations immatérielles telles que la publicité et les relations publiques. La commission départementale des impôts avait retenu que les remises consenties aux confrères, à leurs proches parents, ainsi qu'aux membres de leur personnel, relevaient des usages courants de la profession et devaient donc être admises. La cour administrative d'appel de Paris rejoint cet avis, en décidant que la réintégration au résultat imposable d'un contribuable dont les revenus sont imposables dans la catégorie des BNC s'apprécie seulement compte tenu des conditions d'exercice de la profession. Cet arrêt de plénière est l'occasion de revenir sur l'exclusion de l'acte anormal de gestion aux BNC, ceci creusant encore la limite entre BNC et BIC, et sur la différence entre l'"exercice normal de la profession" et "l'intérêt de l'entreprise". Les faits dans cette affaire sont les suivants : à la suite d'une vérification de comptabilité d'une société civile professionnelle notariale, dont l'un des associés détient la moitié des parts, l'administration a réintégré au résultat de cette société, imposable dans la catégorie des BNC, au nom des associés, une partie des remises sur honoraires consenties aux clients de l'étude. Au titre des années 1996, 1997 et 1998, ces remises avaient représenté respectivement 16,75 %, 20,48 % et 9,3 % du chiffre d'affaires réalisé. L'administration, dans le cadre du contrôle, a admis l'existence d'un intérêt en ce qui concerne les remises faites aux principaux clients. Quant à celles accordées au personnel des sociétés clientes, aux confrères, aux amis et connaissances, ou encore à des tiers, pour l'exercice de prestations immatérielles telles que la publicité et les relations publiques, le service a estimé qu'elles constituaient des libéralités non conformes à l'intérêt de l'entreprise, et les a réintégrées aux bénéfices imposables, en application de la théorie de l'acte anormal de gestion. La commission départementale des impôts compétente saisie avait retenu que les remises consenties aux confrères, à leurs proches parents, ainsi qu'aux membres de leur personnel relevaient des usages courants de la profession et devaient donc être admises. L'associé relevait appel devant la cour administrative d'appel de Paris du jugement du 7 juillet 2008, par lequel le tribunal administratif de Paris avait rejeté sa demande tendant à la décharge des compléments d'impôt sur le revenu et des pénalités y afférentes auxquels l'associé avait été, en conséquence, assujetti.

La doctrine s'est interrogée sur l'opportunité d'appliquer la théorie de l'acte anormal de gestion aux abandons de recettes professionnelles par les titulaires de BNC. La cour administrative d'appel de Paris juge clairement que la réintégration au résultat imposable d'un contribuable dont les revenus sont imposables dans la catégorie des BNC s'apprécie seulement compte tenu des conditions d'exercice de la profession. Il n'appartient donc pas à l'administration de réintégrer au résultat imposable d'un contribuable le montant des renonciations à recettes consenties à leurs clients au motif que, n'étant pas justifiée par une contrepartie ou par les usages de la profession, une renonciation à recette constituerait un acte anormal de gestion. Ce faisant, l'arrêt de la cour administrative d'appel de Paris réaffirme le caractère particulier du BNC en endiguant l'alignement du traitement fiscal de ce dernier sur celui appliqué aux BIC.

I - Une révolution copernicienne avortée : l'application de la théorie de l'acte anormal de gestion aux BNC en matière de renonciation à recette

Si la théorie, d'origine jurisprudentielle, des actes anormaux de gestion est applicable à d'autres cédules que les bénéfices industriels et commerciaux (BIC), elle l'est et le demeure par exception.

A - Le bénéfice industriel et commercial concentre l'application de la théorie de l'acte anormal de gestion

La théorie de l'acte anormal de gestion repose sur le principe selon lequel l'exercice de l'activité professionnelle a pour objet la recherche du profit. C'est ce qui explique que le domaine d'application de cette théorie de l'acte anormal soit, a priori, limité à l'imposition du bénéfice. Pour sa mise en oeuvre, le juge de l'impôt considère qu'une opération revêt le caractère d'un acte anormal de gestion lorsqu'elle entraîne, soit une augmentation des charges, soit une réduction du profit de l'entreprise, alors que l'acte ne relève pas de la gestion commerciale normale. La théorie de l'acte anormal de gestion semble donc ne pas devoir s'appliquer aux professions libérales. Il est vrai que l'exercice de ces professions délimite, à titre principal, le champ d'application du BNC, lequel est de nature civile et non commerciale, d'où des règles et fondements différents pour le BIC et le BNC.

Ainsi, tandis que les dispositions de l'article 39 du CGI (N° Lexbase : L3894IAH), applicables en matière de BIC, se bornent à indiquer, de façon très générale que le "bénéfice net est établi sous déduction de toutes charges", l'article 93 du même code (N° Lexbase : L1207IPE), relatif à la détermination du bénéfice imposable des titulaires de BNC dispose, de façon plus précise et donc plus contraignante, que le bénéfice est constitué par "l'excédent des recettes totales sur les dépenses nécessitées par l'exercice de la profession".

S'il est vrai que les actes anormaux de gestion concernent des renonciations à des profits, le juge retient cependant, compte tenu des textes précités, qu'une charge est déductible dès lors qu'elle est supportée dans l'intérêt de l'entreprise, et ce quand bien même elle résulte d'un acte illicite. En revanche, en matière de BNC, la jurisprudence n'applique pas la théorie de l'acte anormal de gestion pour ce qui concerne les dépenses. Les pertes assumées doivent, pour être regardées comme déductibles des BNC, résulter des risques correspondant à l'exercice normal de la profession. C'est donc parce qu'un titulaire de BNC accomplit un acte qui n'est pas nécessité par l'exercice de sa profession, et que cet acte lui fait courir un risque anormal, que les pertes qui en résultent ne sont pas déductibles ; l'exercice normal de la profession est donc une notion distincte de celle de l'intérêt de l'entreprise.

Dans un nombre limité de cas particuliers la jurisprudence déroge aux canons de la théorie de l'acte anormal. D'une part, parce qu'elle l'applique à d'autres cédules que le BIC et, d'autre part, parce que le juge est tenté de regarder comme synonyme "l'intérêt de l'entreprise" et "l'exercice normal de la profession".

B - L'application de cette théorie à d'autres revenus professionnels demeure l'exception, même si la jurisprudence apparaît mal assise

La jurisprudence hésite et n'avance qu'à pas comptés pour appliquer la théorie de l'acte anormal de gestion à d'autres cédules que le BIC, et plus encore pour les BNC.

La théorie de l'acte anormal joue un rôle pour d'autres revenus que le BIC. Elle s'applique, ainsi, en matière de bénéfices agricoles et de revenus fonciers. Cette application d'une construction jurisprudentielle issue des BIC aux bénéfices agricoles n'a, à vrai dire, rien de surprenant, puisque l'article 72 du CGI (N° Lexbase : L0055IKA) prévoit que "le bénéfice réel de l'exploitation agricole est déterminé et imposé selon les principes généraux applicables aux entreprises industrielles et commerciales". Le Conseil d'Etat, dans une décision du 23 novembre 1998 (CE 9° et 8° s-s-r., 23 novembre 1998, n° 159131, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A9019AST), a appliqué à ce revenu, tout en l'adaptant à la marge, la théorie de l'acte normal de gestion. De même, la Haute juridiction fait application de la théorie de l'acte anormal de gestion aux revenus fonciers ; ainsi en a-t-il été dans une décision du 13 février 1980 (CE 9° et 7° s-s-r., 13 février 1980, n° 16937, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A8599AIC). Cette décision du Conseil d'Etat laissait entrevoir la possibilité d'appliquer les mêmes principes à l'ensemble des revenus professionnels, qu'il s'agisse des BA, des BIC ou des BNC.

Toutefois, l'application de la théorie de l'acte anormal de gestion aux BNC ne va pas sans poser d'autres difficultés, nées des contraintes particulières inhérentes à l'exercice de certaines professions, et qui expliquent, notamment, la solution retenue dans l'arrêt de plénière commenté.

II - La théorie de l'acte anormal de gestion : théorie générale du droit fiscal en matière d'imposition du bénéfice industriel et commercial

Les conditions d'exercice de l'activité des contribuables, dont les revenus sont imposables dans la catégorie des BNC, sont un obstacle dirimant à l'application à cette cédule de la théorie de l'acte anormal de gestion.

A - Les obstacles à l'application de la théorie de l'acte anormal de gestion aux BNC

Le juge se montre extrêmement prudent dans l'application de la théorie de l'acte anormal de gestion aux BNC, et les décisions du Conseil d'Etat allant en ce sens demeurent, à ce jour, des exceptions au principe de non application de la théorie de l'acte anormal aux BNC.

Une décision du conseil d'Etat et un arrêt de cour administrative d'appel semblent avoir admis l'application de la théorie de l'acte anormal de gestion aux BNC en matière de renonciation à recettes. D'une part, une décision du 22 juin 1983 (CE 9° s-s., 22 juin 1983, n° 25170, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A8095ALE), dans laquelle il est jugé qu'une rétrocession d'honoraires trop importante au regard des usages de la profession versée à un bureau d'études, par un cabinet d'architectes, a constitué un acte anormal de gestion ; d'autre part, un arrêt de la cour administrative d'appel de Marseille (CAA Marseille, 3ème ch., 23 novembre 2006, n° 02MA00171, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A8919DTI) a jugé que les prêts sans intérêt ou l'abandon de recette accordés par un contribuable imposé dans la catégorie des BNC au profit de tiers ne relève pas, en règle générale, d'une gestion normale, sauf s'il apparaît qu'en consentant de tels avantages le contribuable a agi dans son propre intérêt.

Toutefois, différents obstacles s'opposent à l'application pure et simple de la théorie de l'acte anormal de gestion aux BNC. Un premier obstacle tient aux spécificités des professions relevant du BNC. En effet, le domaine des BNC recouvre, avant tout, celui des professionnels libéraux, même si, de fait, il est bien plus large ; la rédaction de l'article 92 du CGI en atteste. Les revenus soumis à l'imposition dans la catégorie des BNC sont, ainsi, susceptibles de provenir de professions extrêmement diverses. Toutefois, les professions soumises aux BNC, au-delà de leur diversité, et en dépit de la fonction particulière de rattachement par exception de revenus à la cédule des BNC, porte une identité forte, liée à leurs conditions particulières d'activité. Cette identité se manifeste par l'ensemble des règles particulières, notamment lorsque ces professions ne sont pas règlementées ; ainsi, la fixation des honoraires perçus qui relèvent de règles particulières propres à ces professions s'accorde mal avec l'idée de "prix normal", qui renvoie plutôt à l'idée de "profession règlementée". De même, comment apporter la preuve d'une contrepartie s'agissant de professions soumises au secret professionnel ?

Par ailleurs, les règles de détermination du résultat imposable diffèrent entre le BIC et le BNC. En matière de BNC, le revenu net est constitué par l'excédent des recettes totales sur les dépenses nécessitées par l'exercice de la profession. Ainsi, le fait générateur de l'impôt varie selon que l'on est en présence de BIC ou de BNC. Il est alors délicat d'imposer en matière de BNC une renonciation à recettes qui interviendrait en amont du fait générateur.

B - "Les conditions particulières de l'exercice d'une profession" relevant des BNC recouvrent une notion distincte de celle portée par "l'intérêt de l'entreprise"

L'arrêt de plénière ici commenté stoppe l'alignement du régime des BNC sur celui des BIC. Ce coup d'arrêt est motivé par l'existence de "conditions d'exercice de l'activité des contribuables dont les revenus sont imposables dans la catégorie des bénéfices non commerciaux". On pense alors à un extrait du Précis de fiscalité des entreprises du Professeur Maurice Cozian, soulignant que "la sociologie révèle la forte identité du monde libéral à qui il serait faire injure de le rattacher au monde du commerce ou du business".

De fait, l'arrêt de la cour administrative d'appel commenté cantonne la théorie de l'acte anormal de gestion dans ses limites ou frontières actuelles, en jugeant que, compte tenu des conditions d'exercice de l'activité des contribuables dont les revenus sont imposables dans la catégorie des BNC, il n'appartient pas à l'administration de réintégrer, au résultat imposable de ces contribuables, le montant des renonciations à recettes qu'ils ont consenties à leurs clients au motif que, n'étant pas justifiées par une contrepartie ou par les usages de la profession concernée, ces renonciations à recettes constituent un acte anormal de gestion. Les professions non commerciales ont donc une identité dont témoignent leurs contraintes particulières d'exercice, lesquelles ne permettent pas de les assimiler fiscalement à des activités commerciales.

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