La lettre juridique n°441 du 26 mai 2011 : Éditorial

Entre ordalie médiatique et sérénité des prétoires : du dévoiement de notre procédure inquisitoire

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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

le 27 Mars 2014


"Ce qu'un étranger comprend avec le plus de peine, aux Etats-Unis, c'est l'organisation judiciaire. Il n'y a pour ainsi dire pas d'événement politique dans lequel il n'entende invoquer l'autorité du juge ; et il en conclut naturellement qu'aux Etats-Unis le juge est une des premières puissances politiques" - A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique.

Et, il n'est pas certain que la médiatisation outrancière de l'Affaire permette à l'opinion publique d'appréhender, avec sérénité, les rouages d'une justice américaine, opinion publique qui a du mal à dérouler les arcanes de sa propre justice. Pourtant, si l'Affaire présente une vertu, ce n'est certainement pas celle d'un voyeurisme judiciaire mené tambour battant par les chaînes de télévision, mais l'occasion de donner un aperçu, même lointain, de l'avenir de notre système judiciaire, si l'on y prend garde.

D'abord, à n'en pas douter, il s'est passé quelque chose, ces dernières semaines, de hautement plus important que la comparution d'un homme, présumé innocent, devant répondre de ses éventuels actes auprès de la justice de son pays d'accueil. Le cas d'espèce fait malheureusement légion et doit, seulement, être réglé sous l'égide de l'impartialité. Non, l'évènement significatif de l'Affaire, c'est l'empressement médiatique à fouler du pied, et sans réserve, les principes les plus importants de notre Constitution (la présomption d'innocence), la loi (le respect de la vie privée), et disons le tout net, l'éthique (la frontière entre la politique et la chambre à coucher). L'hallali fut claironnée par l'ensemble des médias confondus, avec une palme d'or -c'est la saison-, non pour les chaînes de télévision traditionnellement jugées trash, mais pour le service public. Les chaînes étatiques ayant raté le coche de la télé-réalité, elles semblent vouloir rattraper leur retard et proposer, sous couvert d'actualité, un nouveau concept : la télé-réalité judiciaire. On savait le succès d'une émission hertzienne contant, sous le sceau documentaire, les affaires criminelles les plus sordides ; désormais, le direct est de mise, même en matière judiciaire, qu'il en aille de la dignité humaine ou non -mais cela, on savait déjà que c'était le cadet des soucis de la télé-réalité de droit commun-. Et, le "journaliste" de présenter l'Affaire dans les prétoires comme un "jeu", comme un "match" ; de "compter les points" entre l'accusation et la défense... Pour peu, on s'attendait à ce que l'émission propose de téléphoner à un standard -moyennant le coût d'un appel surtaxé ou d'un SMS- pour éliminer l'un des protagonistes ! "Si vous voulez que Dominique soit libéré sous conditions, tapez 1" ! Un certain malaise ne pouvait que transparaître à la vision d'une telle curée, d'une atteinte manifeste, non plus au seul homme incriminé, mais à la Justice toute entière, en ce qu'elle revêt, en principe, une solennité, une dignité, une sérénité que le système accusatoire peut envier au système inquisitoire.

Car c'est bien de cela qu'il est, encore, question aujourd'hui : de la prédominance d'un système judiciaire sur un autre. Depuis le Concile de Latran de 1215, adoptant, dans l'Europe ecclésiastique, la procédure inquisitoire, rien n'est véritablement réglé entre le système accusatoire et le système inquisitoire. Et, malgré la promotion de plus en plus vive, mais tardive, du droit continental, force est de constater que l'hégémonie accusatoire est une réalité, dont la télévision assure, à des degrés divers, la promotion dans l'inconscient collectif (séries américaines à profusion et, désormais, sensationnalisme judiciaire que seuls peuvent offrir les pays anglo-saxons).

Il n'y a qu'à faire état des dernières réformes de la Justice et, plus particulièrement, de la procédure pénale, pour s'apercevoir de l'influence grandissante du système accusatoire sur notre propre système judiciaire.

C'est bien entendu "le plaider coupable" à la française ou comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité, introduit par la loi du 9 mars 2004, qui ouvrit la transformation progressive et insidieuse de notre système inquisitoire. Même si cette procédure ne concerne, aujourd'hui, que les délits punis d'une peine d'amende ou d'une peine d'emprisonnement inférieure ou égale à cinq ans -tout de même-, il s'agit, comme en pays de common law, de proposer à un prévenu une peine inférieure à celle encourue en échange de la reconnaissance de sa culpabilité. Où la Justice n'est plus affaire de vérité mais de pragmatisme...

Le second opus de ce dévoiement progressif de notre système inquisitoire se joue, en ce moment même à l'Assemblée, avec la participation des citoyens au fonctionnement de la justice pénale et le jugement des mineurs. La rigueur juridique et l'obligation de motivation risquaient de voir disparaître la notion de jury populaire en matière criminelle ; voici que le Gouvernement s'échine à en développer le concept, en plaçant deux "citoyens assesseurs" aux côtés de magistrats professionnels au sein des tribunaux correctionnels, des chambres des appels correctionnels ainsi que des juridictions d'application des peines. En pratique, cette nouvelle composition juridictionnelle traitera des violences, des vols avec violence et des agressions sexuelles. On assure que, dans le cadre de ces "tribunaux correctionnels citoyens" -sur lesquels plane déjà la sagesse révolutionnaire de thermidor-, seule la décision sur la qualification des faits, la culpabilité du prévenu et sur la peine est prise par les magistrats et les citoyens assesseur (sic). Sur toute autre question, la décision est prise par les seuls magistrats... Cette introduction des "citoyens" -comme si les magistrats n'était pas eux-mêmes citoyens, d'ailleurs-, dans quasiment toutes les juridictions (assises, correctionnelle, prud'hommes, tribunaux de commerce... juridiction de proximité), revêt le plus haut sceau démocratique : "la participation des citoyens au fonctionnement de la justice pénale est la démonstration la plus évidente que la justice, et notamment la justice pénale, est rendue au nom du peuple français'" nous dit le ministre de la Justice, en introduisant son projet de loi -sous procédure accélérée, tant il est vrai qu'il convient de précipiter les choses en la matière !-. Mais la sémantique est importante : "au nom du peuple français", ce n'est pas la même chose que "par le peuple français". Et, de deux choses l'une : soit le système représentatif n'assure pas la démocratie, les juges ne représentant pas ce peuple souverain et que dire, alors, de l'exécutif lui-même... Soit, il convient, pour les tenants des jurys populaires à tout va, de surveiller des magistrats professionnels parfois trop respectueux du droit et de la loi au goût de certains. Plus vraisemblablement, ces "citoyens assesseurs" vont être contraints à un "stage d'immersion" dans le monde judiciaire, à l'image d'un "vis ma vie de juge", à travers lequel les magistrats qui ne croulent pas tant sous les dossiers, comme chacun le sait, devront faire oeuvre de pédagogie pour expliquer aux citoyens les rouages de la Justice...

Enfin, pour parachever l'influence croissante du système accusatoire sur notre système judiciaire, on ne peut omettre la prochaine réforme de l'instruction. La disparition du juge charger d'instruire à charge et à décharge, d'enquêter pour la manifestation de la vérité marquera l'avènement d'un Parquet accusatoire chargé d'administrer la preuve de la culpabilité et d'une défense qui, avec les moyens qu'on voudra bien lui conférer, devra administrer la preuve de l'innocence. Et, suivant que vous soyez puissant ou misérable...

A travers l'Affaire, ce n'est finalement pas tant un homme "dans le viseur" (couverture de l'Express), dont "la chute" (couverture du Nouvel observateur et du Point) est ainsi précipitée, qui doit interpeller ; mais l'appétence des "citoyens", futurs assesseurs, pour une justice médiatique, aux ressorts dramatiques, dont le culte de la transparence -ou supposé tel, 90 % des affaires judiciaires se réglant finalement par voie transactionnelle- assassine le fondement suprême de notre justice, notamment, pénale, la présomption d'innocence, sur l'autel du sensationnel médiatique. Voir un juge arbitre, compter les points entre une accusation publique sous suffrage électoral et une défense au talent proportionnel au curseur pécuniaire, voilà l'hégémonie anglo-saxonne dont d'aucuns vantent les mérites, et qui risque bien de pourrir le fruit séculaire d'une justice inquisitoriale, qui malgré tous ces défauts, tentait de respecter la dignité humaine, et dont l'une des vertus fut d'interdire l'ordalie -ce jugement de Dieu par l'épreuve du feu et autres tortures-.

Un pas en avant (la réforme de la garde à vue), trois pas en arrière (le "plaider coupable", les jurys populaires, la suppression du juge d'instruction) : il n'est pas certain que la Justice française gagne au change... D'autant, que l'une des caractéristiques enviables du système accusatoire, l'exclusion autant que faire ce peut de la détention provisoire aux fins d'organiser au mieux la défense du prévenu, n'est, quant à elle, naturellement pas envisagée pour la patrie de la Liberté...

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