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N1609BSE
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par Maître Annie Velle, Avocat au barreau de Lyon
le 19 Mai 2011
I - Le contexte général
Il n'existe pas de législation spécifique en France en matière de responsabilité du fait des produits de santé (à la différence de l'Allemagne qui disposait d'un régime spécifique applicable aux fabricants de produits pharmaceutiques issu d'une loi du 24 août 1976).
Le dispositif repose sur la combinaison des règles issues :
Il s'agit d'une responsabilité objective fondée, non pas sur la faute, mais sur un défaut du produit.
Il s'agit d'une responsabilité de plein droit, sauf pour le producteur à prouver certains cas d'exonération limitativement énumérés dans l'article 1386-11 du Code civil (N° Lexbase : L1504ABC).
La responsabilité du producteur obéit aux mêmes règles pour toutes les victimes du produit. D'où un dépassement de la dualité des responsabilités délictuelle et contractuelle.
Il ne suffit toutefois pas qu'un produit ait causé un dommage ; encore faut-il que ce dommage soit dû à "un défaut de sécurité du produit".
Aux termes de l'article 1386-4 du Code civil (N° Lexbase : L1497AB3), "un produit est défectueux au sens du présent titre lorsqu'il n'offre pas la sécurité à laquelle on peut légitimement s'attendre.
Dans l'appréciation de la sécurité à laquelle on peut légitimement s'attendre, il doit être tenu compte de toutes les circonstances et notamment de la présentation du produit, de l'usage qui peut en être raisonnablement attendu et du moment de sa mise en circulation".
Autrement dit, le défaut, au sens de la loi du 19 mai 1998, c'est le caractère anormalement dangereux du produit.
Cette notion de défaut de produit de santé renvoie aux dispositions du Code civil issues des articles 1386-1 à 1386-18 (responsabilité du fait des produits défectueux)
Existe-t-il un droit spécial inhérent à la responsabilité du fait des produits de santé ?
Il convient de se référer à l'article L. 1110-5, alinéa 3, du Code de la santé publique (N° Lexbase : L0022G9P), relatif à l'obligation de sécurité à laquelle est tenu tout fournisseur de produit de santé.
L'on peut puiser dans ces textes une certaine marge de manoeuvre, notamment sur la question très sensible de la preuve du défaut et de l'appréciation de celui-ci. Cette marge de manoeuvre n'existe pas dans le champ de la directive, puisque la victime doit prouver le défaut et que ce défaut doit être caractérisé dans les conditions de l'article 1386-4 du Code civil (N° Lexbase : L1497AB3).
Ces deux lois comportent des règles de prescription différentes :
- trois ans à compter de la connaissance du dommage, du défaut et de l'identité du producteur (C. civ., art. 1386-17 N° Lexbase : L1510ABK) ;
- sauf faute du producteur, la responsabilité de celui-ci est éteinte dans un délai de dix ans après la mise en circulation du produit (C. civ., art. 1386-16 N° Lexbase : L1509ABI). Il s'agit d'un délai préfix qui ne peut être interrompu ou suspendu.
Le régime est défavorable aux victimes.
Il existe, enfin, des régimes spécifiques, tels que, par exemple, le régime des dommages consécutifs aux vaccinations obligatoires, qui prévoit la responsabilité de plein droit de l'Etat, supportée par l'ONIAM, ou encore, depuis la loi n° 2008-1330 du 17 décembre 2008 (N° Lexbase : L2678IC8), la mise en place d'un dispositif spécifique de règlement amiable des contaminations transfusionnelles par le virus de l'hépatite C, causées par une transfusion de produits sanguins ou une injection de médicaments dérivés du sang, avec compétence exclusive depuis le 1er juin 2010 de l'ONIAM pour connaître des demandes d'indemnisation.
II - Le domaine de la responsabilité du fait des produits de santé en pleine construction jurisprudentielle - A titre illustratif....
1. La définition du produit de santé
Il s'agit d'une notion large, le Code de la santé publique définissant le produit comme tout "meuble". Les produits de santé sont des produits à finalité sanitaire destinés à l'homme et incluent, notamment, les médicaments, les produits sanguins labiles (sang total), les organes et cellules sanguines d'origine humaine, les tissus, les cellules...
Il convient de signaler un arrêt important prononcé le 27 janvier 2010 par le Conseil d'Etat (CE, 4° et 5° s-s-r., 27 janvier 2010, n° 313568 N° Lexbase : A7556EQW) :
- les faits : à la suite d'une transplantation cardiaque réalisée auprès d'un Etablissement hospitalier dépendant des HCL, Mme P. a été contaminée par le virus de l'hépatite C dont était porteur le donneur de l'organe précédemment prélevé par le CHU de Besançon.
- après de multiples épisodes de procédure, la cour administrative d'appel de Lyon a confirmé la responsabilité pour faute du CHU de Besançon retenue par le tribunal administratif de Lyon et admis la responsabilité des HCL, même sans faute de leur part, parce qu'assimilant le coeur transplanté à un produit de santé défectueux (CAA Lyon, 20 décembre 2007, n° 03LY01329 N° Lexbase : A1787ERM). Elle appliquait ainsi la jurisprudence "Marzouk" (CE 5° et 7° s-s-r., 9 juillet 2003, n° 220437 N° Lexbase : A1898C98), selon laquelle "le service public hospitalier est responsable, même en l'absence de faute de sa part, des conséquences dommageables pour les usagers de la défaillance des produits et appareils de santé".
La cour administrative d'appel de Lyon avait considéré l'organe contaminé comme un produit de santé, "eu égard à ses fins thérapeutiques".
- la décision du Conseil d'Etat en date du 27 janvier 2010 : par une motivation assez lapidaire, le Conseil d'Etat retient que seule une faute pourra permettre d'engager la responsabilité des hôpitaux qui ont prélevé l'organe et procédé à la transplantation en cas de contamination du bénéficiaire d'une greffe par un agent pathogène dont le donneur était porteur.
Admettre l'application de la responsabilité du fait des produits défectueux, c'était :
- assimiler le greffon contaminé à un "produit" ;
- considérer l'hôpital responsable du prélèvement comme un "producteur" ;
- décider que l'organe avait été mis en circulation.
L'application de la Directive de 1985 aux organes humains ne s'imposait pas d'évidence.
Ainsi, la CJCE avait appliqué la Directive à un vaccin (CJCE, 2 décembre 2009, aff. C-358/08 N° Lexbase : A2771EPC), à un produit de rinçage utilisé à l'occasion de la greffe d'un rein afin de préparer celui-ci à être transplanté (CJCE, 10 mai 2001, aff. C-203/99 N° Lexbase : A4309ATR), à un flacon de sang dont la transfusion a entraîné une contamination par l'hépatite C (CJCE, 25 avril 2002, aff. C-183/00 N° Lexbase : A5768AYB).
La CJCE avait considéré qu'un produit défectueux peut être considéré comme mis en circulation lorsqu'il est par exemple utilisé à l'occasion d'une prestation de service concrète, de nature médicale, consistant à préparer un organe humain en vue de sa transplantation, dès lors que le dommage causé à celui-ci est consécutif à cette préparation (CJCE, 10 mai 2001, préc.).
On s'attendait donc à ce que le Conseil d'Etat posât une question préjudicielle à la Cour de justice des Communautés européennes, démarche au demeurant recommandée par le rapporteur public dans ses conclusions.
Au final, considérer que le greffon contaminé échappait au régime communautaire de responsabilité du fait des produits défectueux conduit le Conseil d'Etat à rechercher la responsabilité des hôpitaux mis en cause sur le terrain de la responsabilité pour faute.
2. L'imputabilité du dommage au produit
La victime supporte la charge de la preuve. Aux termes de l'article 1386-9 du Code civil (N° Lexbase : L1502ABA), "le demandeur doit prouver le dommage, le défaut et le lien de causalité entre le défaut et le dommage".
La question de la preuve du défaut est délicate, puisque ce dernier est apprécié à l'aune de la sécurité légitime à laquelle le patient peut prétendre.
Des décisions récentes marquent une évolution de l'appréhension par la Cour de Cassation du lien de causalité entre le défaut du produit et le dommage :
Antérieurement, la première chambre civile de la Cour de cassation avait semblé hostile à la mise en cause des laboratoires, compte tenu de l'état actuel des connaissances scientifiques et médicales (Cass. civ. 1, 23 septembre 2003, n° 01-13.063, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A5811C94).
Puis, par six arrêts prononcés le 22 mai 2008, la première chambre civile avait retenu la preuve de l'imputabilité de la sclérose en plaques au vaccin anti-hépatite B, ainsi que le caractère défectueux de ce produit par des présomptions suffisamment graves, précises et concordantes (Cass. civ. 1, 22 mai 2008, 6 arrêts, n° 05-20.317 N° Lexbase : A7001D8S, n° 06-14.952 N° Lexbase : A7009D84, n° 06-10.967, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A7005D8X, n° 05-10.593 N° Lexbase : A6996D8M, n° 06-18.848 N° Lexbase : A7014D8B et n° 07-17.200, F-D N° Lexbase : A7136D8S).
La portée réelle de cet assouplissement semblait toutefois incertaine. Même en admettant le recours aux présomptions, il semblait difficile de rattacher certaines affections à la vaccination anti-hépatite B, en l'absence d'éléments tangibles permettant d'expliquer scientifiquement le déclenchement de ces affections, et presque impossible de prouver le défaut du produit compte tenu du petit nombre de victimes rapporté aux millions de personnes vaccinées sans incident.
Dans l'arrêt prononcé le 9 juillet 2009, la Cour de cassation entérine le raisonnement de la première chambre civile de la cour d'appel de Lyon (dans son arrêt prononcé le 22 novembre 2007) qui avait retenu un faisceau d'indices constituant "des présomptions graves, précises et concordantes" permettant de présumer, par application de l'article 1353 du Code Civil (N° Lexbase : L1017ABB), que la poussée de sclérose en plaques pouvait avoir été causée par l'injection du vaccin anti-hépatite B.
Les conditions de la preuve de l'imputabilité de la poussée à la vaccination sont au nombre de trois selon la Cour de cassation :
1. nous sommes dans une situation d'incertitude scientifique, au sens d'absence de certitude, dans la mesure où l'état des connaissances scientifiques ne permet pas de déterminer l'étiologie de la sclérose en plaques ;
2. l'apparition de la poussée doit se réaliser dans un délai voisin de l'injection (en l'espèce, deux mois) ;
3. les juges doivent rechercher et écarter les autres causes possibles du dommage s'ils veulent faire jouer la présomption d'imputabilité : en l'espèce, les juges avaient relevé l'absence d'antécédents familiaux et personnels de la victime.
Quant au défaut de sécurité du produit, la Cour de cassation entérine le raisonnement de la cour d'appel de Lyon qui avait relevé que le dictionnaire médical Vidal, comme la notice actuelle de présentation du vaccin, fait figurer au nombre des effets secondaires indésirables possibles du produit la poussée de sclérose en plaques. Or, la notice de présentation du produit litigieux ne contenait pas cette information.
C'est donc en raison d'une insuffisance dans l'information communiquée aux patients sur les risques éventuels liés à la vaccination que la défectuosité est établie, et non en raison d'une inversion du bilan coût-avantage de la vaccination.
Conséquence : seules les victimes vaccinées avec des produits mis en circulation avant la révision de la notice, intervenue le 3 décembre 1996, pourront donc être indemnisées.
Pour toutes celles qui ont été vaccinées après cette date, elles ne le seront pas nécessairement, car il faudra établir la défectuosité intrinsèque du vaccin. Or, en l'état actuel des connaissances scientifiques, il ne semble pas possible de remettre en cause la non-défectuosité du vaccin, tant qu'une inversion du bilan coût-avantage de la vaccination n'aura pas été constatée (en ce sens, Cass. civ. 1, 22 mai 2008, préc. ; CA Paris, 19 juin 2009, n° 06/13741 N° Lexbase : A5486EIZ).
Toutefois, ces victimes qui ne parviendraient pas à engager la responsabilité du producteur, notamment parce qu'elles échoueraient à prouver le défaut du vaccin -pour celles qui ont subi un acte de prévention à compter du 5 septembre 2001 (date d'application du dispositif d'indemnisation mis en place par la loi du 4 mars 2002)- pourront être indemnisées par l'ONIAM à condition toutefois que les séquelles conservées atteignent le seuil de gravité exigé par l'article D. 1142-1 du Code de la santé publique (N° Lexbase : L2332IP3). Appliquée à la vaccination anti-hépatite B, il suffit d'établir l'imputabilité directe du dommage à l'acte de vaccination (dans les conditions précisées par l'arrêt du 9 juillet 2009) pour que la victime soit indemnisée, sans qu'il soit nécessaire d'établir ici la défectuosité du vaccin.
En l'état actuel des textes et de la jurisprudence, demeurent sans indemnisation les victimes vaccinées avant le 5 septembre 2001 et ne relevant ni du régime d'indemnisation des vaccinations obligatoires, ni du régime d'indemnisation des victimes d'accidents du travail ou de maladies professionnelles, et dès lors que la vaccin injecté a été mis en circulation après le 3 décembre 1996.
Certains auteurs préconisent dans ce contexte une modification du Code de la santé publique afin d'ouvrir droit à une indemnisation, au titre de la solidarité nationale, de manière à ce que toutes les victimes de ces affections soit traitées de manière égale, quelles que soient la date de la vaccination et les circonstances de celles-ci. Ce qui reviendrait à leur étendre le bénéfice du régime d'indemnisation des victimes de vaccinations obligatoires.
Rappel des faits : ces affaires mettent en cause une molécule, appelée diéthylstilbestrol (DES). Cette hormone, commercialisée par deux laboratoires sous deux appellations commerciales distinctes, a été massivement prescrite aux femmes pour diminuer les risques de fausses couches ou d'accouchements prématurés. Sont apparues chez les enfants de ces femmes (principalement chez les filles) des malformations génitales, des cancers du vagin ou des risques de stérilité. L'administration de l'hormone a été interdite en France en 1977.
Dans de nombreuses hypothèses, les ravages du DES ne se manifestent que tardivement, soit au moment de la puberté, soit lorsque ces jeunes femmes décident d'avoir des enfants, ce qui complique d'autant la preuve de l'exposition à l'hormone compte tenu de l'allongement de l'âge moyen du premier enfant constaté ces dernières années.
Dans la première espèce, une femme née en 1965 apprit en juin 1988 qu'elle était atteinte d'un adénocarcinome (tumeur maligne) à cellules claires du col utérin, qu'elle imputa à la prise par sa mère durant sa grossesse de Distilbène.
Elle assigna alors son fabricant, la Société UCB Pharma, mais également la Société NOVARTIS Santé familiale, fabricant de l'autre produit disponible sur le marché, sans avoir toutefois été en mesure de fournir de preuve directe que sa mère s'était vu administrer du DES pendant sa grossesse, ce qui avait conduit la cour d'appel de Versailles à la débouter de ses demandes dans un arrêt du 29 novembre 2007.
En l'espèce, la victime n'avait pas été en mesure de produire le dossier médical de sa mère, détruit lors d'un incendie en 1980, ni aucune prescription médicale de DES. Elle avait simplement fourni une attestation de sa mère par laquelle celle-ci jurait sur l'honneur avoir pris du Distilbène. ; le document avait été jugé "d'une faible force probante" par la cour d'appel de Versailles. La cour d'appel avait débouté la demanderesse en indiquant que les attestations de mémoire de sa mère, non confortées par des documents médicaux source contemporains de sa grossesse, ne peuvent donc être administrés comme preuve de l'exposition au Distilbène durant la grossesse de sa mère, ni au titre des présomptions graves, précises et concordantes, exigées par l'article 1353 du Code civil.
La motivation retenue par la Cour était la suivante : "il appartenait à la requérante de prouver qu'elle avait été exposé au médicament litigieux dès lors qu'il n'était pas établi que le DSB était la seule cause possible de la pathologie dont elle souffrait". La solution se justifie donc par le fait que la pathologie en cause, à savoir un adénocarcinome (tumeur maligne) à cellules claires du col utérin, pouvait avoir d'autres causes que l'exposition au DES, et que la patiente n'était ni en mesure d'écarter ces autres causes, ni de prouver avec certitude avoir été exposé in utero au DES.
Cette analyse est conforme aux solutions adoptées par la Cour de cassation lorsqu'elle recourt à des présomptions pour établir l'imputabilité d'un dommage à un évènement donné, puisque c'est l'élimination des autres causes possibles de ce dommage qui rend vraisemblable l'origine que l'on cherche à établir.
La seconde espèce était assez similaire. Egalement née en 1965, une jeune femme avait elle aussi présenté un adénocarcinome (tumeur maligne) à cellules claires du col utérin qui avait été décelé et opéré en 1986.
Elle avait également été déboutée en appel de ses demandes, car elle n'avait pas été en mesure de rapporter la preuve directe de son exposition au DES, sa mère n'ayant conservé aucun document de l'époque, le médecin ayant suivi la grossesse étant entre-temps décédé et la pharmacie censée avoir délivré le médicament ne présentant aucune archive probante. La demanderesse ne pouvait se fonder que sur une mention portée sur son carnet de santé par sa mère, sans aucune datation possible, et par une attestation sur l'honneur.
La cour d'appel de Versailles, par un arrêt prononcé le 10 avril 2008, avait écarté ces éléments en raison de leur faible force probante et du lien unissant le témoin à la demanderesse (CA Versailles, 3ème ch., 10 avril 2008, n° 07/02477, SA N° Lexbase : A1645D9S).
L'arrêt sera pourtant cassé par la Cour de cassation pour violation des articles 1382 (N° Lexbase : L1488ABQ) et 1315 (N° Lexbase : L1426ABG) du Code civil, les juges ayant "constaté que le DES avait bien été la cause directe de la pathologie tumorale, partant que la requérante avait bien été exposée in utero à la molécule litigieuse, de sorte qu'il appartenait alors à chacun des laboratoires de prouver que son produit n'était pas à l'origine du dommage".
Dans cette affaire, les experts missionnés avaient exclu que la pathologie dont souffrait la requérante puisse avoir une autre cause que l'exposition au DES. D'où une différence capitale avec l'affaire précédente dans laquelle les experts avaient considéré que la pathologie pouvait avoir d'autres causes. A partir du moment où la seule cause possible du dommage était l'exposition au DES, alors l'imputabilité pouvait valablement être présumée en dépit de l'absence de preuve documentaire directe.
Demeurait ensuite la difficulté tirée de l'existence de deux médicaments potentiellement en cause et de l'impossibilité d'imputer le dommage plus précisément à l'un d'entre eux. Pour sortir de cette impasse, la Cour de cassation a fait ici application de la jurisprudence concernant les dommages causés par le membre indéterminé d'un groupe déterminé, à moins qu'il ne prouve n'avoir pas causé le dommage.
En conséquence, une fois l'imputabilité de l'affection au DES admise, chaque fabriquant est présumé responsable de l'entier dommage, dans la mesure où il est susceptible de l'avoir causé, à moins qu'il n'établisse avec certitude qu'il n'a pas pu causer le dommage.
Cette jurisprudence, très favorable aux victimes, tient du tour de passe passe juridique, car elle repose sur un doute portant sur le principe même de la participation de l'un des deux à l'action dommageable. L'on n'est donc plus dans les hypothèses d'action collective (ex. : groupe de chasseurs ou de délinquants) qui repose sur la certitude que chaque membre du groupe a pu commettre l'action.
La différence de traitement entre les deux espèces est choquante, car elle revient à laisser les juges du fond décider souverainement s'il y a lieu ou non de condamner les laboratoires, dès lors qu'ils ont respecté les consignes méthodologiques fixées par la Cour de cassation. Les experts apparaissent peser très lourd dans le débat judiciaire.
En l'espèce, une femme avait été vaccinée contre l'hépatite B les 29 juin 1994, 13 janvier 1995 et 12 juin 1995 avec le vaccin Genhévac B fabriqué par la société Pasteur Vaccins, devenue Sanofi Pasteur MSD. Elle a présenté quinze jours après la dernière injection des symptômes qui ont abouti, en juillet 1996, au diagnostic de la sclérose en plaques.
La première chambre civile de la Cour de cassation laisse ainsi aux juges du fond, dès lors qu'ils se situent dans le cadre de la recherche des présomptions graves, précises et concordantes, toute latitude pour conclure souverainement à l'existence ou non d'une "corrélation" entre la vaccination et l'affection en cause.
Nous sommes ainsi dans une justice au cas par cas qui laisse les victimes dans une situation de désarroi, les laboratoires dans l'incompréhension et les juges du fond dans une situation de malaise.
Certains auteurs appellent à une intervention du législateur afin de clarifier cette question de la preuve de l'imputabilité de la vaccination à l'affection en cause (exemple : les victimes contaminées par le VIH ou le HIV qui bénéficient d'une présomption d'imputabilité).
3. La résistance des juridictions administratives à l'application de la loi du 19 mai 1998
3.1. Il convient, également, de relever une résistance des juridictions administratives à l'application de la loi du 19 mai 1998, illustrée par un arrêt de la cour administrative de Nancy du 26 février 2009 (CAA Nancy, 3ème ch., 26 février 2009, n° 07NC00691 N° Lexbase : A5646EDH).
Les faits consistent en des brûlures occasionnées à un enfant âgé de treize ans au cours d'une intervention chirurgicale pratiquée en octobre 2000 au sein du CHU de Besançon, du fait d'un matelas chauffant sur lequel il avait été installé.
La cour considère que "le service public hospitalier est responsable, même en l'absence de faute de sa part, des conséquences dommageables pour les usagers de la défaillance des produits et appareils de santé qu'il utilise, et ce sans qu'y fasse obstacle la circonstance que le fabricant du matériel en cause peut être identifié, ce régime spécial de responsabilité étant distinct du régime général de responsabilité du fait des produits défectueux dont les principes résultent de la Directive communautaire 85/374 du 25 juillet 1985 (N° Lexbase : L9620AUT), actuellement transposée en droit interne par les articles 1386-1(N° Lexbase : L1494ABX) et suivants du Code civil ; que son existence est compatible avec les objectifs de ladite directive, dont l'article 13 dispose qu'elle ne porte pas atteinte aux droits dont la victime d'un dommage peut se prévaloir au titre d'un régime spécial de responsabilité préexistant".
Ainsi, afin de contourner la Directive et la loi de transposition, la cour vise l'article 13 de la Directive lequel prévoit que :
"la présente Directive ne porte pas atteinte aux droits dont la victime d'un dommage peut se prévaloir au titre du droit de la responsabilité contractuelle ou extracontractuelle ou au titre d'un régime spécial de responsabilité existant au moment de la notification de la présente Directive (soit le 30 juillet 1985)".
Cet arrêt est une confirmation de la jurisprudence "Marzouk" du Conseil d'Etat (arrêt du 9 juillet 2003 précité), la Haute Juridiction ayant considéré que le service public hospitalier était responsable, même en l'absence de faute de sa part, des conséquences dommageables pour les usagers de la défaillance des produits et appareils de santé qu'il utilise (en l'espèce, la défaillance d'un respirateur artificiel). Lors du prononcé de cet arrêt, la Directive de 1985 relative à la responsabilité du fait des produits défectueux n'était pas applicable, le produit ayant été mis en circulation antérieurement au 30 juillet 1988. De sorte que le Conseil d'Etat n'avait pas à examiner la question de l'application de la Directive.
Cet arrêt a été confirmé par le Conseil d'Etat dans un arrêt "Dumas" du 15 juillet 2004, dans la circonstance de la rupture d'une tige fémoro-tibiale en titane posée lors d'une arthrodèse (CE 5° et 4° s-s-r., 15 juillet 2004, n° 252551 N° Lexbase : A2889HRG).
3.2 - A noter, toutefois, que cette position n'a pas été reprise par la cour administrative d'appel de Lyon, dans un arrêt prononcé le 9 avril 2010 (CAA Lyon, 6ème ch., 9 avril 2010, n° 07LY00716 N° Lexbase : A5071EX4) : dans cette espèce, une personne a fait l'objet, le 21 octobre 2003, d'une intervention chirurgicale au CH de Givors aux fins de pose d'une prothèse totale de la hanche droite. La tête en céramique de cette prothèse s'est cassée le 12 mai 2004, nécessitant son remplacement par une autre prothèse.
Le tribunal administratif de Lyon avait retenu la responsabilité sans faute du CH de Givors du fait de la défaillance de cette première prothèse.
La cour administrative d'appel de Lyon a annulé le jugement "considérant qu'il résulte des objectifs de la Directive communautaire n° 85/374 du 25 juillet 1985, actuellement transposée aux articles 1386-1 et suivants du Code civil, que lorsqu'un Centre Hospitalier a fourni un produit défectueux à un patient, et que le producteur est connu, seul ce dernier est susceptible de répondre de plein droit du dommage causé par un défaut de son produit ; que dès lors que le producteur de la prothèse dont le patient incrimine la défectuosité lui est connu, il n'est pas recevable à rechercher la responsabilité sans faute du CH de Givors, qui n'en était que fournisseur".
3.3 - Sur pourvoi du centre hospitalier mis en cause (en l'occurrence, le CHU de Besançon), l'arrêt prononcé le 26 févier 2009 par la cour administrative d'appel de Nancy a été déféré au Conseil d'Etat (CAA Nancy, 3ème ch., 26 février 2009, n° 07NC00691 N° Lexbase : A5646EDH).
Par un arrêt prononcé le 4 octobre 2010 (CE 4° et 5° s-s-r., 4 octobre 2010, n° 327449 N° Lexbase : A3527GBA), le Conseil d'Etat a décidé de surseoir à statuer et de poser une question préjudicielle à la Cour de justice de l'Union européenne, libellée comme suit :
"- compte tenu des dispositions de l'article 13, la Directive du 25 juillet 1985 permet-elle la mise en oeuvre d'un régime de responsabilité fondé sur la situation particulière des patients des établissements publics de santé, en tant qu'il leur reconnaît notamment le droit d'obtenir de ces établissements, en l'absence même de faute de ceux-ci, la réparation des dommages causés par la défaillance des produits et appareils qu'ils utilisent, sans préjudice de la possibilité pour l'établissement d'exercer un recours en garantie contre le producteur.
- la Directive limite-t-elle la possibilité pour les Etats membres de définir la responsabilité des personnes qui utilisent des appareils ou produits défectueux dans le cadre d'une prestation de services et causent, ce faisant, des dommages au bénéficiaire de la prestation ?".
Autrement dit, s'il est répondu négativement à la première question par la CJUE, le régime de responsabilité défini par la Directive concerne-t-il, outre les dommages subis par les utilisateurs des produits défectueux, mais aussi ceux qu'un utilisateur a pu causer à un tiers, notamment dans le cadre d'une prestation de service au bénéfice de ce dernier ?
A suivre donc en fonction de la position qui sera prise par la Cour de justice de l'Union européenne...
En synthèse, l'on peut citer que "presque tous les hommes meurent de leurs remèdes, et non pas de leurs maladies" (Molière, extrait du Malade Imaginaire).
Un système de santé nécessite la plus grande des sécurités en ce qu'il consacre ce qu'il y a de plus sacré chez l'homme (la naissance - la vie - la mort).
Et parce que l'on touche au sacré et à l'essence même de l'homme, un cadre juridique adéquat apparaît désormais comme une nécessité absolue. Ce cadre juridique renvoie en tout état de cause à une réflexion plus philosophique sur la notion de patient. Doit-il être assimilé à un "consommateur" ?
Lors de la transposition de la Directive communautaire dans le dispositif législatif français, un premier débat s'était engagé de savoir si les éléments et produits du corps humain devaient être assimilés à des produits. La Directive ne distinguant nullement entre les différents produits, ils furent intégrés dans le dispositif législatif.
En tout état de cause, les "empilements" de textes actuels -sources d'interprétations jurisprudentielles- n'apportent aucune sécurité aux producteurs et fournisseurs de produits de santé, pas plus qu'aux victimes.
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