Réf. : CE Section, 21 mars 2011, n° 306225, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A5714HIH)
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par Sophie Cazaillet, Rédactrice en chef de Lexbase Hebdo - édition fiscale
le 19 Mai 2011
Jean-Pierre Lieb : L'arrêt du Conseil d'Etat du 21 mars 2011 marque une évolution importante des critères d'engagement de la responsabilité de l'Etat en ce qu'il conduit principalement à abandonner, désormais complètement, l'exigence d'une faute lourde de l'administration fiscale.
Le Conseil d'Etat a suivi, dans sa jurisprudence relative à la responsabilité de l'Etat du fait de l'action de l'administration fiscale, la même évolution que celle qui a pu être observée en matière de responsabilité administrative générale. Sans évoquer l'époque lointaine où la responsabilité de l'administration fiscale ne pouvait être engagée qu'à raison d'une faute "manifeste ou d'une exceptionnelle gravité", le Conseil d'Etat est passé ensuite au régime de la faute lourde, puis à un régime mixte, dégagé par l'arrêt "Bourgeois" en 1990 (CE Section, 27 juillet 1990, n° 44676, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A4648AQ9). Dans ce régime, relevaient de la faute lourde les erreurs commises lors de l'exécution d'opérations qui se rattachaient aux procédures d'établissement et de recouvrement de l'impôt, lorsque ces procédures comportaient des difficultés particulières tenant à l'appréciation de la situation des contribuables. En revanche, relevaient déjà du régime de la faute simple les erreurs commises en dehors de ces procédures ou celles commises à l'occasion de ces procédures lorsque l'appréciation de la situation des contribuables ne présentait aucune difficulté particulière. Tel pouvait être le cas d'une absence de prise en compte d'un sursis de paiement de l'impôt supplémentaire mis en recouvrement, de l'assujettissement d'un contribuable à un impôt dont il était, à l'évidence, exonéré, de la répétition annuelle d'une erreur malgré les éclaircissements apportés par un contribuable, etc..
S'agissant de la fréquence d'engagement de la responsabilité de l'Etat, les juridictions n'hésitent pas, lorsque c'est légitime, à condamner l'administration fiscale. Si l'on tient compte des contentieux de série, certaines années, le nombre de condamnations peut dépasser la centaine. Abstraction faite de ces contentieux, le rythme annuel moyen de condamnation est d'environ une dizaine d'affaires aux enjeux parfois très contrastés (de quelques milliers à quelques millions d'euros).
Mais il convient de souligner que, dès le stade de la réclamation du contribuable qui estime avoir subi un préjudice du fait de l'action des services fiscaux, l'administration est régulièrement amenée à admettre sa responsabilité, évitant ainsi tout contentieux inutile. Cette approche pragmatique requiert, cependant, que le demandeur ne soit pas tenté par une maximisation de ses prétentions. Les demandes manifestement exagérées, voire caricaturales, font obstacle à une transaction équitable.
Appliquée de façon loyale par l'administration, la jurisprudence "Bourgeois" permettait, ainsi, de corriger les effets de celles des erreurs des services qui ne pouvaient être excusées par les difficultés des tâches que ces services ont en charge, et qui causaient un préjudice effectif aux contribuables. Mais, sans doute, en permettant de donner une solution rapide aux affaires les plus sérieuses, cette approche a tari le nombre de dossiers arrivant jusqu'au Conseil d'Etat, ce qui a pu faire dire à certains que cette jurisprudence était restée lettre morte, d'où son abandon.
Lexbase : Le passage de la faute lourde à la faute simple bouleverse la mise en jeu de la responsabilité de l'administration fiscale, du moins en théorie. En pratique, cette décision va-t-elle modifier les procédures ?
Jean-Pierre Lieb : A première vue, l'arrêt "Krupa", dont il est question ici, bouleverse les conditions dans lesquelles l'administration fiscale doit remplir ses missions. Le principe étant que toute illégalité est une faute, tout dégrèvement accordé au contribuable deviendrait ainsi la manifestation d'une faute commise dans l'établissement ou le recouvrement de l'impôt. Sachant que chaque année sont présentées environ quatre millions de réclamations contentieuses et que l'administration fait droit à ces demandes à 90 % environ, à première vue toujours, la jurisprudence "Krupa" devrait appeler une réflexion sur les mesures qu'il conviendrait de prendre afin de protéger l'administration contre les effets potentiels de cette décision.
Mais il convient de rester serein et d'attendre à la fois, l'usage que les contribuables et leurs conseils feront de la nouvelle règle, et l'application qui en sera faite par les juridictions du fond. De plus, si l'arrêt "Krupa" pose clairement la règle de l'engagement de la responsabilité de l'Etat, il trace également un cadre dans lequel cette règle devra être appliquée. Ce cadre sera probablement précisé dans l'avenir par le Conseil d'Etat mais il est d'ores et déjà possible de faire un certain nombre de remarques.
Tout d'abord, un bon nombre de dégrèvements sont accordés à la suite de la correction d'une erreur du contribuable lui-même et font suite à la production tardive par ce dernier de justificatifs. Dans un tel cas, bien entendu, aucune faute ne peut être reprochée aux services.
De même, devrait être prise en compte l'attitude du contribuable, notamment dans le cas d'un contrôle fiscal. Si des rappels notifiés sont abandonnés alors que le contribuable vérifié était en situation d'opposition à contrôle, l'on espère que le rappel abandonné sera regardé comme notifié à tort, non du fait d'une faute du service vérificateur, mais du fait de "la victime".
En outre, l'arrêt "Krupa" pose le principe d'un traitement différent des rappels abandonnés à la suite d'une erreur de procédure.
Enfin, même si une faute des services est reconnue, encore faut-il que le contribuable soit en mesure d'établir un préjudice causé directement par cette faute. Ce préjudice ne peut être le seul versement de l'impôt dégrevé par la suite. En pratique, et la jurisprudence "Krupa" ne modifie en rien sur ce point l'état du droit, la démonstration d'un tel préjudice reste exceptionnelle.
Tous ces éléments conduisent à espérer que la jurisprudence "Krupa" ne sera pas un véritable bouleversement.
En tout état de cause, la responsabilité première de l'administration fiscale est d'appliquer la loi fiscale et de collecter l'impôt légalement du. Le risque de voir la responsabilité de l'Etat engagée en cas d'erreur commise dans la procédure de l'établissement ou de recouvrement de l'impôt ne saurait, d'une quelconque façon, entraver l'action de la DGFiP et en particulier de ses services de contrôle.
Aucune "procédure" ne sera donc modifiée et des consignes seront données à nos agents pour qu'ils continuent d'accomplir leurs missions avec la même rigueur professionnelle qui caractérise de longue date leur action, quelle que soit le régime de la responsabilité applicable à cette action.
Lexbase : La reconnaissance d'une faute commise par l'administration est-elle une affaire d'institution ou une affaire d'agent ? Autrement dit, lorsqu'un agent des impôts est impliqué dans une erreur, peut-il subir des sanctions disciplinaires ?
Jean-Pierre Lieb : Votre question est très intéressante, mais il faut ici distinguer entre une approche juridique et une approche, disons, sociologique, du comportement des agents.
Sur le plan du droit, la responsabilité des services fiscaux et de ses agents obéit aux règles classiques de la responsabilité administrative. De façon très schématique, la faute personnelle de l'agent est exceptionnelle et implique que l'agissement fautif soit détachable du service. Ce n'est qu'alors que la responsabilité personnelle de l'agent pourrait être recherchée devant le juge judiciaire. Mais, en pratique, il est toujours plus intéressant pour le plaignant de se tourner vers l'administration, qui sera mieux à même d'assurer son indemnisation.
Cela étant, il faut ajouter que les menaces personnelles de contribuables à l'égard de vérificateurs, menaces évoquant l'engagement de poursuites pénales à l'encontre de la personne de l'agent au prétexte qu'il serait mû par une vindicte personnelle ou ferait preuve d'un acharnement anormal ne sont pas exceptionnelles, même si elles restent rares. Il s'agit là de pressions de la part de contribuables souvent de mauvaise foi et dont il s'avère souvent in fine qu'ils ne sont pas d'un civisme fiscal exemplaire. En règle générale, les relations avec les contribuables de bonne foi qui constituent l'écrasante majorité de nos interlocuteurs sont aujourd'hui sereines et les contrôles se passent dans un climat apaisé.
J'ajouterai que l'administration assume pleinement son devoir de protection et d'assistance à l'égard des agents victimes de telles pressions ou menaces.
L'arrêt "Krupa" ne modifie, en fait, rien à l'équilibre, très classique, entre la responsabilité personnelle de l'agent et la responsabilité de l'Etat. Celle-ci reste la règle et c'est elle qui sera recherchée. D'autant plus que la faute de l'Etat résultera de la seule constatation de l'abandon d'un rappel ou d'un dégrèvement, alors que pour faire condamner la personne de l'agent, il faudrait prouver devant le juge judiciaire que le comportement de l'agent était fautif.
Bien entendu, lorsqu'il apparaît que des erreurs graves ont été commises dans la procédure d'imposition, l'agent qui les a commises peut, mais cela n'est pas nouveau, faire l'objet de sanctions disciplinaires ou administratives ou, dans un cas extrême, l'Etat, condamné du fait de ces fautes, peut engager une action récursoire à son encontre. Mais un tel cas apparaît comme assez hypothétique, compte tenu du fait que le travail d'un agent est rarement un travail solitaire, et que la procédure d'imposition est gérée davantage par un service que par une personne isolée.
En revanche, l'arrêt "Krupa" présente un risque : celui de voir les agents, en particulier ceux chargés du contrôle, inhibés dans leur action. Tout rappel notifié et devant, par la suite, être abandonné étant une faute en puissance, pouvant faire condamner l'Etat au paiement de dommages importants, le contrôleur pourrait choisir de ne plus prendre de risques, car même s'il ne sera pas personnellement responsable, au sens juridique, de cette condamnation, il en sera à l'origine. Une telle responsabilité morale peut aussi être lourde à porter.
Mais je le dis ici et nous le redirons à tous nos agents avec force et conviction, l'arrêt "Krupa" ne doit en rien modifier leur façon de servir, qui est marquée par un grand professionnalisme et la volonté d'appliquer, toujours dans le respect des droits des contrôlables, la loi fiscale. Rien que la loi fiscale mais toute la loi fiscale, y compris face aux situations de fraude ou d'optimisation agressive.
Lexbase : Craignez-vous la multiplication de recours tendant à mettre en jeu la responsabilité de l'administration ?
Jean-Pierre Lieb : Il est sans doute trop tôt pour le dire. D'un côté, l'arrêt "Krupa" apparaît comme un bouleversement : tout dégrèvement est une faute en puissance. Quelle tentation pour un contribuable, surtout s'il est mal conseillé, de se saisir d'une telle occasion pour obtenir, en plus du dégrèvement et des intérêts moratoires qui, le cas échéant, l'accompagnent, un "bonus", plus ou moins grand.
A l'inverse, j'ai bon espoir que les choses rentreront dans l'ordre, plus ou moins rapidement. L'arrêt "Krupa" pose des limites, qui doivent certes être précisées, mais qui rendront, en pratique, moins attractive une action en responsabilité qu'il n'y paraît. Et la DGFiP espère que le juge administratif sera particulièrement vigilant sur les circonstances dans lesquelles un préjudice direct pourra être retenu.
Lorsque les contribuables se rendront compte que la jurisprudence "Krupa" n'ouvre pas un droit automatique à un "bonus" en cas de dégrèvement, et qu'une action en responsabilité a un coût, celui de l'avocat, dont l'intervention est ici obligatoire et celui de la condamnation au paiement de frais irrépétibles que la DGFiP pourra solliciter lorsque la demande sera manifestement fantaisiste et de nature à mobiliser inutilement des agents qui ont des tâches plus importantes pour la collectivité que de traiter de telles demandes, le flux se tarira.
Dans un premier temps, l'administration, comme le juge administratif, sont susceptibles d'avoir à gérer une masse plus importante de contentieux indemnitaires. Mais j'espère sincèrement que les demandeurs, correctement conseillés, ne seront pas tentés par l'illusion d'un enrichissement finalement coûteux et que seules les situations véritablement critiques qui doivent être indemnisées au regard des critères établis par le Conseil d'Etat feront l'objet de tels recours.
Depuis de nombreuses années, notre politique contentieuse est axée sur la prévention des conflits et la réduction du nombre de contentieux juridictionnels. Soyez certaine que nous resterons, en dépit de cette évolution jurisprudentielle, attachés à éviter les occasions où un litige se noue entre le contribuable et l'administration et où, in fine, il est soumis à l'appréciation du juge.
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