La lettre juridique n°726 du 11 janvier 2018 : Baux commerciaux

[Le point sur...] Frais de réinstallation et maintien dans les lieux du locataire évincé : la jurisprudence remet les pendules à l'heure !

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[Le point sur...] Frais de réinstallation et maintien dans les lieux du locataire évincé : la jurisprudence remet les pendules à l'heure !. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/44576872-le-point-sur-frais-de-reinstallation-et-maintien-dans-les-lieux-du-locataire-evince-la-jurisprudence
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par Jean-Pierre Dumur, MRICS, Expert agréé par la Cour de cassation, Chargé d'enseignement à l'Ecole Régionale des Avocats du Grand Est

le 11 Janvier 2018

Le vieux serpent de mer de l'indemnisation des frais de réinstallation en matière d'indemnité d'éviction n'est apparemment pas mort, malgré une rédaction relativement limpide de l'article de l'article L. 145-14, alinéa 2, du Code de commerce (N° Lexbase : L5742AII): "Cette indemnité comprend notamment la valeur marchande du fonds de commerce, déterminée suivant les usages de la profession, augmentée éventuellement des frais normaux de déménagement et de réinstallation, ainsi que des frais et droits de mutation à payer pour un fonds de même valeur, sauf dans le cas où le propriétaire fait la preuve que le préjudice est moindre". Pendant longtemps, certains auteurs ont soutenu que les frais de réinstallation ne pouvaient être indemnisés que dans le cas où l'indemnité principale avait été déterminée en "valeur de transfert".

A l'inverse, ils considéraient que lorsque l'indemnité principale avait été déterminée en "valeur de remplacement", les frais de réinstallation étaient inclus dans la valeur marchande du fonds de commerce et n'avaient pas à faire l'objet d'une indemnisation complémentaire.

La Cour de cassation a mis fin à ce débat en 2007, par un arrêt de principe connu sous la dénomination "arrêt Sophia-Monoprix" : "La cour d'appel a exactement retenu que le locataire n'avait pas à supporter les frais d'une réinstallation coûteuse à proportion du degré d'amortissement des investissements qu'il abandonnait par la contrainte et qu'il convenait de tenir compte de ces frais de réinstallation pour évaluer le préjudice subi par le locataire évincé, tant dans l'hypothèse du remplacement du fonds de commerce que dans celle de son déplacement" (Cass. civ. 3, 21 mars 2007, n° 06-10.780, FS-P+B N° Lexbase : A7501DUD).

Pendant plus de dix ans la question des frais de réinstallation est sortie des radars, jusqu'à ce que certains bailleurs imaginent un nouveau moyen d'y échapper, en soutenant que pour pouvoir y prétendre le locataire évincé devait au préalable rapporter la preuve de sa réinstallation effective.

Pourtant, un tel raisonnement relève de la quadrature du cercle : en effet, comment un locataire peut-il justifier d'une réinstallation effective avant d'avoir perçu son indemnité d'éviction, alors qu'en vertu de l'article L. 145-28, alinéa 1er, du Code de commerce (N° Lexbase : L5756AIZ) il a droit au maintien dans les lieux jusqu'au paiement effectif de cette indemnité ?

Fort heureusement, la jurisprudence vient à plusieurs reprises de "calmer les ardeurs"...

Au début de l'année 2017, la Cour de cassation a eu à se pencher pour la première fois sur la question, à la suite d'un pourvoi formé contre un arrêt de la cour d'appel de Bastia.

Dans cette affaire, pour rejeter la demande d'indemnisation au titre des frais de réinstallation, la cour d'appel avait retenu que, faute pour le locataire évincé de démontrer quels frais de ce type il pourrait avoir à exposer, sa demande n'était pas fondée par la seule production d'un devis de transformation.

La Cour de cassation a censuré cette décision, au motif qu'elle "inversait la charge de la preuve" : le bailleur est tenu d'indemniser des frais de réinstallation du preneur évincé, sauf s'il établit que le preneur ne se réinstallera pas dans un autre fonds (Cass. civ. 3, 12 janvier 2017, n° 15-25.939, F-D N° Lexbase : A0826S84).

Cinq mois plus tard, la cour d'appel de Paris a rendu à son tour un arrêt fort intéressant sur le sujet : "S'agissant des frais de réinstallation, la circonstance que les investissements faits par la société dans la boutique délaissée restent la propriété du bailleur en fin de bail ne met pas obstacle à ce que le preneur sollicite des frais de réinstallation dans de nouveaux locaux, ces frais n'étant pas strictement fonction de ceux amortis dans les anciens locaux mais ceux nécessaires à l'installation d'une nouvelle boutique ayant de semblables caractéristiques ou en tout cas développant le même concept. C'est à juste titre cependant, compte tenu des sommes déjà perçues par la société locataire et du temps qui s'est écoulé depuis son départ des lieux sans qu'elle justifie de recherches de locaux ou d'un projet sérieux de réinstallation, que le tribunal a ordonné la consignation de ces sommes à la Caisse des dépôts et consignations et dit qu'elles ne seront versées que sur justificatif de la réinstallation effective de la société locataire dans un délai prescrit" (CA Paris, Pôle 5, 3ème ch., 7 juin 2017, n° 15/09238 N° Lexbase : A0707WHN).

Certains auteurs ont vu dans cet arrêt un revirement de jurisprudence, impliquant que désormais il appartiendrait au locataire de justifier "a priori" de sa réinstallation pour solliciter et se voir allouer des frais de réinstallation (O. Jacquin, Gaz.Pal. "baux commerciaux", 11 juillet 2017, p. 73 à 76).

Il n'en est rien : le droit "a priori" du locataire évincé à percevoir une indemnité au titre de ses frais de réinstallation n'est remis en cause ni dans son principe, ni dans son montant et la charge de la preuve, résultant expressément de l'article L. 145-14, alinéa 2, du Code de commerce, n'est en aucun cas inversée. Ce n'est qu'en raison de circonstances particulières résultant du temps qui s'est écoulé depuis la libération des lieux et de l'incurie dont a fait preuve la société locataire dans la recherche de nouveaux locaux que la cour d'appel, sans remettre en cause le principe du droit "a priori" du locataire à indemnité au titre des frais de réinstallation, a ordonné la consignation des sommes correspondantes avec obligation de réinstallation effective dans un délai prescrit.

Non seulement il ne s'agit pas d'un revirement de jurisprudence, mais la cour d'appel de Paris n'a fait ici que confirmer sa jurisprudence antérieure, aux termes de laquelle en présence d'une réinstallation incertaine, il est possible d'ordonner la consignation de l'indemnité pendant un délai prescrit, dans l'attente de la justification de la réinstallation (CA Paris, 16ème ch., sect. B, 4 février 2000, AJDI, 2000, p. 274).

Six mois plus tard, la cour d'appel de Paris a de nouveau été appelée à se prononcer dans un débat peu banal, portant à la fois sur l'indemnisation du locataire évincé au titre des frais de réinstallation et sur son droit au maintien dans les lieux jusqu'à ce qu'il ait effectivement perçu ceux-ci (CA Paris, Pôle 1, 3ème ch., 6 décembre 2017, n° 17/08019 N° Lexbase : A5983W7Q)

Dans cette affaire, par acte d'huissier du 9 décembre 2013, la société bailleresse avait refusé la demande de renouvellement du bail de la société locataire, en offrant une indemnité d'éviction.

Par assignation du 22 septembre 2015, la société locataire a fait citer la société bailleresse devant le tribunal de grande instance de Paris afin d'obtenir sa condamnation au paiement de la somme de 815 000 euros à titre d'indemnité d'éviction principale, outre les frais de réinstallation, les pertes de stock et les indemnités de licenciement venant en sus, et subsidiairement la désignation d'un expert aux fins de cette fixation.

Par acte d'huissier du 21 juin 2016, la société bailleresse a signifié à la société locataire qu'elle acceptait le montant de l'indemnité d'éviction de 815 000 euros, outre éventuellement les frais de réinstallation, les pertes de stock et les indemnités de licenciement qui viendraient en sus sur justification lors du transfert de la locataire, puis lui a fait sommation de lui indiquer si elle était d'accord pour la désignation d'un séquestre amiable, ce qui a été refusé.

Par ordonnance du 5 janvier 2017, rendue sur requête de la bailleresse, le président du tribunal de grande instance de Paris a désigné comme séquestre juridique l'Ordre des avocats du Barreau de Paris afin que la bailleresse puisse y déposer l'indemnité d'éviction d'un montant de 815 000 euros conformément à l'article L. 145-29 du Code de commerce (N° Lexbase : L2275IBU).

Le 19 janvier 2017, la société bailleresse a notifié à la locataire le versement de l'indemnité d'éviction entre les mains du séquestre et l'a mise en demeure de quitter les lieux dans le délai de trois mois, conformément aux dispositions de l'article L. 145-30 du Code de commerce (N° Lexbase : L5758AI4).

Le 15 février 2017, la société locataire a assigné à jour fixe la société bailleresse, afin de voir rétracter l'ordonnance sur requête du 5 janvier 2017.

Par ordonnance rendue en référé en date du 30 mars 2017, le président du tribunal de grande instance de Paris :

- a déclaré non fondée la demande de rétractation de l'ordonnance rendue le 5 janvier 2017 à la requête de la société bailleresse ;

- a débouté en conséquence la société locataire de ses demandes ;

- a rappelé que l'exécution provisoire était de droit.

En conséquence de ce qui précède, la société locataire a été contrainte de quitter les lieux pour ne pas courir le risque de voir son indemnité d'éviction amputée de 1 % par jour au titre de l'article L. 145-30 du Code de commerce.

Néanmoins, par déclaration du 13 avril 2017, la société locataire a interjeté appel de l'ordonnance du 30 mars 2017 sur le fondement des articles L. 145-14 et L. 145-28 (N° Lexbase : L5756AIZ) et suivants du Code de commerce, faisant valoir :

- que certains postes de l'indemnité d'éviction n'avaient pas fait l'objet d'un accord entre les parties ;

- que dès lors, seul le juge du fond pouvait la fixer et, le cas échéant, désigner un séquestre pour recueillir la consignation de l'intégralité de l'indemnité ;

- qu'en effet, aux termes de l'article L. 145-14 du Code de commerce, ce n'est pas l'indemnité d'éviction mais la valeur du fonds qui se trouve augmentée des frais accessoires, et que l'indemnité d'éviction constitue donc un tout indivisible qu'il appartient au tribunal de fixer ;

- qu'ainsi, la société bailleresse ne pouvait pas soutenir que la somme de 815 000 euros couvrait la totalité de l'indemnité d'éviction alors qu'il n'existait aucun accord des parties sur le montant des indemnités accessoires ;

- que le juge de la rétractation s'était substitué au juge du fond en retenant l'existence d'un accord des parties sur le montant de l'indemnité d'éviction et en estimant que les postes de l'indemnité d'éviction revendiqués non chiffrés ne pouvaient l'être qu'après réinstallation du locataire ;

- que la mesure de séquestre prévue par l'article L. 145-29 du Code de commerce ne constituait qu'une conséquence de la fixation de l'indemnité d'éviction et ne pouvait s'y substituer ;

- que le juge des référés avait en conséquence outrepassé ses pouvoirs, l'indemnité n'ayant été fixée ni par accord, ni par le juge du fond ;

- qu'enfin le séquestre ne pouvait être désigné que pour recueillir la consignation de l'intégralité de l'indemnité d'éviction et non uniquement de certaines de ses composantes ;

- que dans le cas contraire, cela permettrait au bailleur de contraindre le preneur à quitter les lieux alors qu'il n'a pas été réglé en totalité de l'indemnité d'éviction, ce qui contreviendrait aux dispositions de l'article L. 145-28 du Code de commerce ;

- qu'en conséquence, seul le versement de l'indemnité d'éviction dans sa totalité faisait courir le délai laissé au locataire pour libérer les lieux et sert de point de départ à la pénalité de retard de 1 % par jour prévue à l'article L. 145-30 du Code de commerce.

Dans son arrêt du 6 décembre 2017, la cour d'appel de Paris a fait droit aux moyens soulevés par la société locataire :

- l'article L. 145-14 du Code de commerce dispose que l'indemnité d'éviction "comprend notamment la valeur marchande du fonds de commerce, déterminée suivant les usages de la profession, augmentée éventuellement des frais normaux de déménagement et de réinstallation, ainsi que des frais et droits de mutation à payer pour un fonds de même valeur, sauf dans le cas où le propriétaire fait la preuve que le préjudice est moindre" ;

- contrairement à ce que soutient la société bailleresse, il en résulte que l'indemnité d'éviction n'est pas constituée uniquement de la valeur du fonds, mais également des frais mentionnés par la loi qui s'y ajoutent et qui doivent être compris dans l'évaluation de l'indemnité ;

- n'étant pas distincts de l'indemnité d'éviction, ils doivent donc être payés avec celle-ci ou compris dans le montant du séquestre, qui doit donc inclure l'indemnité dans toutes ses composantes pour pouvoir faire courir le délai d'éviction et la retenue de 1 % sur l'indemnité par jour de retard prévue à l'article L. 145-30 du Code commerce, la société locataire ayant un droit au maintien dans les lieux tant qu'elle n'a pas reçu l'indemnité d'éviction dans son intégralité conformément à l'article L. 145-28 du Code de commerce ;

- il en résulte, d'une part, que toutes les composantes de l'indemnité n'étant pas chiffrées lors du dépôt de la requête de la société bailleresse et celle-ci n'offrant de séquestrer que la somme de 815 000 euros, il ne pouvait être fait droit à cette requête et, d'autre part, qu'en l'absence d'accord des parties sur le montant global de l'indemnité d'éviction, il convient d'attendre que le tribunal statue sur cette fixation, le juge des requêtes n'en n'ayant pas le pouvoir ;

- il y a lieu en conséquence d'infirmer l'ordonnance déférée et de rétracter l'ordonnance du 5 janvier 2017.

Le problème dans cette affaire c'est que la société locataire, contrainte, du fait du bailleur, de libérer ses locaux avant d'avoir perçu l'intégralité de son indemnité d'éviction, a perdu de ce fait le droit au maintien dans les lieux qui lui est conféré par l'article L. 145-28, alinéa 1er, du Code de commerce...

Alors, quid de la réparation du préjudice résultant de ses pertes d'exploitation entre la date de son départ forcé et la date de perception effective de l'intégralité de son indemnité d'éviction ?

La jurisprudence vient de répondre : dans un arrêt de principe (FP+P+B) du 30 novembre 2017, la troisième chambre civile de la Cour de cassation a jugé que "le préjudice né de la perte du droit au maintien dans les lieux jusqu'au paiement de l'indemnité d'éviction est distinct de celui réparé par cette indemnité" (Cass. civ. 3, 30 novembre 2017, n° 16-17.686, FP-P+B N° Lexbase : A4826W4I).

Au visa de ce qui précède, certains bailleurs seraient bien inspirés de s'abstenir désormais de "jouer avec le feu" !

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