La lettre juridique n°440 du 19 mai 2011 : Éditorial

L'adoption simple et le rapt de Ganymède

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N1596BSW

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L'adoption simple et le rapt de Ganymède. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/4427813-ladoptionsimpleetileraptdeganymedei
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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

le 27 Mars 2014


A la lecture de cet arrêt rendu par la Cour de cassation le 4 mai 2011, on ne peut s'empêcher de penser aux "deux amies", au "sofa" et, singulièrement, aux "amantes" de Henri de Toulouse-Lautrec. Certes, les consoeurs de La Goulue n'avaient sans doute pas de velléités relatives à un quelconque lien juridique entre elles, malgré le profond attachement, si ce n'est amour, qui pouvait les unir. Mais, malgré une dépénalisation révolutionnaire de l'homosexualité et un silence empreint de gêne du Code de 1810, le "siècle bourgeois" aura fait son oeuvre, et revendiquer un lien juridique, semblant marital ou filial, ne traversait pas, pour sûr, les esprits. Et, la solution rendue par la Haute juridiction en ce mois de mai 2011 n'aurait sans doute pas été différente en 1895 : l'adoption simple est impossible entre concubins. Le fondement en est des plus évidents : l'adoption simple établit un lien de filiation entre adoptant et adopté ; aussi, comment voulez-vous que cette procédure, inscrite aux articles 343 et suivants du Code civil, puissent être de mise entre deux concubins, qu'ils soient homosexuels ou non d'ailleurs ?

La décision rapportée n'est assurément pas à mettre dans le même panier que celles qui freinent l'émancipation juridique de l'homosexualité, pour ne pas dire "l'égalitarisme" -les mêmes droits quelle que soit la différence de situations-. Bien que l'affaire portée devant la Cour concernait deux femmes, l'une née le 6 janvier 1928, une contemporaine de la danseuse de l'Alcazar décédée en 1929, et l'autre adoptée simplement par jugement du 18 octobre 2002, la solution eut été assurément la même si elle avait trait à l'adoption d'un genre différent. La plus âgée des deux femmes avait donné à ses neveux et nièces la nue-propriété des parts sociales dont elle était propriétaire dans deux SCI. A la suite de son décès, un litige était né entre sa concubine adoptée et les consorts latéraux, la première demandant la révocation des donations au motif qu'elles avaient, de plein droit, été révoquées par son adoption, et les seconds formant tierce opposition au jugement d'adoption. Dans sa décision du 4 mai 2011, la première chambre civile rappelle que l'adoption simple a pour objet non pas de renforcer des liens d'affection ou d'amitié entre deux personnes ayant des relations sexuelles, mais de consacrer un rapport filial. Aussi, après avoir retenu que l'adoptante et l'adoptée vivaient en concubinage depuis 1990 et que l'adoptante n'avait jamais évoqué l'existence d'un rapport filial, mais aussi, que l'adoption simple leur permettait de contourner les règles civiles régissant les donations entre vifs, la cour d'appel a souverainement apprécié la demande en révocation de l'adoption au regard de la finalité de l'institution, et constaté son détournement.

Pour la Haute juridiction, les choses sont claires : soit la relation en cause est une relation quasi-filiale, soit elle est une relation amoureuse, voire sexuelle. Mais, elle ne peut être les deux à la fois ; et ce, quelle que soit l'orientation sexuelle des protagonistes. La loi avait justement pris garde à ne pas mélanger les genres : une différence d'âge de quinze ans est nécessaire entre l'adopté et l'adoptant -sauf s'il s'agit de l'enfant du conjoint, la différence d'âge est ramenée à dix ans-. Mais, la notion de concubinage, définie comme "une union de fait, caractérisée par une vie commune présentant un caractère de stabilité et de continuité, entre deux personnes, de sexe différent ou de même sexe, qui vivent en couple", était, jusqu'à l'introduction tardive, en 1999, de l'article 515-8 du Code civil, une notion floue, sans réelle existence. Aussi, il n'est pas étonnant que les deux concubines aient souhaité établir, entre elles, un lien juridique assurant la protection matérielle de la plus jeune. C'est simplement le truchement qui ne fut pas le bon ; à l'adoption simple, les "deux amantes" eurent mieux fait de préférer le pacte civil de solidarité (Pacs). Mais, il faut dire que la plupart des avancées juridiques liées à ce "partenariat de vie" furent adoptées après 2002...

En l'espèce, l'adoption simple était doublement dévoyée : d'une part, parce que la vie de couple supplantait l'idée d'une éventuelle relation filiale ; et, d'autre part, parce que l'adoption simple ne fut qu'un instrumentum servant la cause homosexuelle de l'époque, à savoir la protection matérielle du concubin survivant, en l'absence de tout droit héréditaire. La sanction de la Cour de cassation ne pouvait qu'être des plus fermes.

Pourtant, sur le plan historique, comme sur le plan pratique, il y aurait beaucoup à dire sur cet interdit présenté comme une évidence.

D'abord, parce que la pédérastie désigne, à l'origine, et avant d'être tronquée par les écrits homophobes du XVIème siècle, une institution morale et éducative de la Grèce et de la Rome antiques, des mondes celtes, du Japon féodal, de la Chine, et de l'Italie de la Renaissance... Elle caractérisait une relation particulière entre un homme mûr (adulte) et un jeune garçon (adolescent). Il convient, dès lors, de s'éloigner tant de la destruction de Sodome et Gomorrhe que des bogomiles de Bulgarie de la fin du Xème siècle, pour ne retenir de la relation entre érastes et éromènes, subtilement évoquée sur l'Arc de Triomphe de François Rude, que la formation des élites sur le mode ésotérique, que l'on retrouvera également chez Platon (Le Banquet ou Phèdre). Il est même certain que la relation homosexuelle -pardonnez l'anachronisme conceptuel- chez les grecs anciens n'avait de légitimité, voire de légalité (cf. la grande rhêtra de Lycurgue à Sparte) que du fait de cette sensible différence d'âge. Et, la finalité reconnue de cette relation institutionnalisée sous d'autres temps et d'autres lieux revêtait, assurément, une dimension filiale (sans laquelle Platon condamne la pédérastie dans Les Lois). Par conséquent, concubinage (par étymologie "vivre en relation avec") et filiation faisaient bon ménage. La solution de la Haute juridiction, bien que fondée sur une incompatibilité intrinsèque et incontestable, du point de vue des moeurs du XXIème siècle, n'est, dans son raisonnement, pas absolue. La relation de fait empêche la filiation de droit essentiellement parce que l'adoption simple consacre un rapport affectif filial et que, sauf à revenir sur l'interdit de l'inceste, l'incompatibilité sexuelle entre concubinage et filiation doit être de mise sans exception aucune.

Ensuite, sur le plan pratique, la question de la preuve révèle toute son importance en la matière. En effet, chacun sait combien l'établissement d'un concubinage à l'égard des tiers dépend de la preuve apportée par les concubins eux-mêmes ou ces tiers. Et, cette preuve des faits juridiques pouvant être établie par tous moyens et par quiconque n'est pas toujours des plus simples. En l'absence de certificat de concubinage ou d'acte de communauté de vie, le concubinage est caractérisé par l'existence de relations sexuelles, une communauté de vie (C. civ., art. 515-8), une stabilité et une certaine durée des relations (C. civ., art. 515-8), voire une certaine notoriété (cf. la loi du 6 juillet 1989, relative aux baux d'habitation). A l'inverse, sauf à apporter les preuves des éléments constitutifs du concubinage, celui-ci ne sera pas caractérisé. Et, toute relation amoureuse ou charnelle ne pourra pas subir l'interdit de l'adoption simple ; d'autant que la condition sexuelle n'est pas légale mais implicite ; d'autant que la manifestation d'un rapport filial et protecteur, compte tenu de la différence d'âge et du pygmalionisme naturel, pourrait être aisée à rapporter, voire à créer pour les besoins de la cause... D'où l'on voit que le recours à l'abus de droit et la condamnation du détournement de l'adoption simple sont des armes bien plus utiles que le rappel à la volonté filiale.

Reste comme un goût amer face à l'incurie des pouvoirs publics à ce défaire d'un corpus cultuel propre à ralentir, autant que faire ce peu, une émancipation juridique de l'homosexualité. Sans promouvoir de nouveaux bataillons sacrés de Thèbes, il est "dérangeant" de constater combien les personnes concernées furent, encore une fois, avant les aménagements du Pacs conduisant à une quasi-équivalence juridique et fiscale entre les modes de vie légaux, obligées à des circonvolutions juridiques confinant à l'abus de droit, pour assurer la protection matérielle de leur aimé survivant. Mais au pays des droits l'Homme, l'on oublie souvent de faire ses humanités...

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