La lettre juridique n°436 du 14 avril 2011 : Experts-comptables

[Jurisprudence] Il est interdit d'interdire... totalement le démarchage aux experts-comptables

Réf. : CJUE, 5 avril 2011, aff. C-119/09 (N° Lexbase : A4134HM3)

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N9746BRE

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par Vincent Téchené, Rédacteur en chef de Lexbase Hebdo - édition affaires

le 14 Avril 2011

C'est un arrêt particulièrement important et très attendu, notamment par les experts-comptables, mais pas seulement, qu'a rendu la Cour de justice de l'Union européenne le 5 avril 2011. Par requête introduite le 28 novembre 2007, une société française avait demandé au Conseil d'Etat d'annuler le décret nº 2007-1387 (décret du 27 septembre 2007, portant Code de déontologie des professionnels de l'expertise comptable N° Lexbase : L5421HYG) en ce qu'il interdit le démarchage. Cette société considérait que l'interdiction générale et absolue de toute activité de démarchage, prévue à l'article 12-I du Code de déontologie des professionnels de l'expertise comptable (N° Lexbase : L9987HZW), est contraire à l'article 24 de la Directive "Services" (Directive 2006/123 du Parlement européen et du Conseil, relative aux services dans le marché intérieur N° Lexbase : L8989HT4) et met gravement en péril la mise en oeuvre de cette norme communautaire. Le Conseil d'Etat, par un arrêt du 4 mars 2009 (CE 1° et 6° s-s-r., 4 mars 2009, n° 310979 N° Lexbase : A5776EDB), a sursis à statuer et a posé à la Cour la question préjudicielle suivante: "La Directive [2006/123] a-t-elle entendu proscrire, pour les professions réglementées qu'elle vise, toute interdiction générale, quelle que soit la forme de pratique commerciale concernée, ou bien a-t-elle laissé aux Etats membres la possibilité de maintenir des interdictions générales pour certaines pratiques commerciales, telles que le démarchage ?" La réponse de la Cour de Luxembourg est très claire : la Directive "Services" doit être interprétée en ce qu'elle s'oppose à une réglementation nationale qui interdit totalement aux membres d'une profession réglementée, telle que la profession d'expert-comptable, d'effectuer des actes de démarchage. Bref retour sur cette décision et sur ses conséquences...
Les textes. La requérante soutenait donc que l'article 12-I du Code de déontologie des professionnels de l'expertise comptable, est contraire à l'article 24 de la Directive 2006/123.
Aux termes du premier de ces texte, "il est interdit aux [experts-comptables] d'effectuer toute démarche non sollicitée en vue de proposer leurs services à des tiers. Leur participation à des colloques, séminaires ou autres manifestations universitaires ou scientifiques est autorisée dans la mesure où elles ne se livrent pas, à cette occasion, à des actes assimilables à du démarchage".
L'article 24 de la Directive 2006/123, intitulé "Communications commerciales des professions réglementées", impose, quant à lui, aux Etats deux obligations :
- d'une part, ils doivent supprimer toutes les interdictions totales visant les communications commerciales des professions réglementées ;
- et, d'autre part, ils sont tenus de veiller à ce que les communications commerciales faites par les professions réglementées respectent les règles professionnelles, conformes au droit communautaire, qui visent notamment l'indépendance, la dignité et l'intégrité de la profession ainsi que le secret professionnel, en fonction de la spécificité de chaque profession, les règles en matière de communications commerciales devant être non discriminatoires, justifiées par une raison impérieuse d'intérêt général et proportionnées.

Or, pour les juges, l'intention du législateur de l'Union était non seulement de mettre fin aux interdictions totales, pour les membres d'une profession réglementée, de recourir à la communication commerciale, quelle qu'en soit la forme, mais également d'éliminer les interdictions de recourir à une ou plusieurs formes de communication commerciale telles que, notamment, la publicité, le marketing direct ou le parrainage. De même, doivent être considérées comme des interdictions totales, proscrites par l'article 24, les règles professionnelles prohibant de communiquer, dans un média ou dans certains d'entre eux, des informations sur le prestataire ou sur son activité.

Or le démarchage tel qu'il est visé par la réglementation française entre-t-il dans le champ d'application de cette prohibition ? En d'autres termes, le démarchage constitue-t-il une communication commerciale ?

La notion de communication commerciale. D'abord, la notion de "communication commerciale" est définie à l'article 4, point 12, de la Directive 2006/123. Elle inclut toute forme de communication destinée à promouvoir, directement ou indirectement, les biens, les services ou l'image d'une entreprise, d'une organisation ou d'une personne ayant une activité commerciale, industrielle, artisanale ou exerçant une profession réglementée. Toutefois, ne relèvent pas de cette notion :
- les informations permettant l'accès direct à l'activité de l'entreprise, de l'organisation ou de la personne, notamment un nom de domaine ou une adresse de courrier électronique ;
- les communications relatives aux biens, aux services ou à l'image de l'entreprise, de l'organisation ou de la personne élaborées d'une manière indépendante, en particulier lorsqu'elles sont fournies sans contrepartie financière.

Dès lors, pour la Cour, la communication commerciale ne se limite pas à la publicité classique, mais elle comprend d'autres formes de publicité et de communications d'informations destinées à engager de nouveaux clients.

La notion de démarchage. Si la notion de démarchage n'est définie ni par la Directive 2006/123, ni par aucun autre acte du droit de l'Union, l'article 12-I du Code de déontologie des professionnels de l'expertise comptable précise, en somme, que doit être considérée comme un acte de démarchage une prise de contact d'un expert-comptable avec un tiers qui ne l'a pas sollicitée, en vue de proposer ses services à ce dernier.
Pour la Cour, le démarchage constitue une forme de communication d'informations destinée à rechercher de nouveaux clients ; il implique un contact personnalisé entre le prestataire et le client potentiel, afin de présenter à ce dernier une offre de services et peut, de ce fait, être qualifié de marketing direct. Elle en déduit que le démarchage relève de la notion de "communication commerciale", au sens des articles 4 et 24 de la Directive "Services".

L'interdiction de démarchage peut-elle alors être considérée comme une interdiction totale des communications commerciales ? La Cour de Luxembourg relève qu'il résulte du libellé de l'article 12-I du Code de déontologie ainsi que de la grille indicative des outils de communication, établie par le Conseil supérieur de l'ordre des experts-comptables, que, en vertu de cette disposition, les membres de la profession d'expert-comptable doivent s'abstenir de tout contact personnel non sollicité qui pourrait être considéré comme un recrutement de clientèle ou une proposition concrète de services commerciaux.
L'interdiction du démarchage est donc ici conçue de manière large, en ce qu'elle prohibe toute activité de démarchage, quelle que soit sa forme, son contenu ou les moyens employés. Cette interdiction qui comprend la prohibition de tous les moyens de communication permettant la mise en oeuvre de cette forme de communication commerciale, doit donc être considérée comme une interdiction totale des communications commerciales, prohibée par l'article 24.

Or, une réglementation d'un Etat membre interdisant aux experts-comptables de procéder à tout acte de démarchage est susceptible d'affecter davantage les professionnels provenant d'autres Etats membres, en les privant d'un moyen efficace de pénétration du marché national en cause. Elle constitue, dès lors, une restriction à la libre prestation des services transfrontaliers (1).

La Cour rejette, par ailleurs, l'argument du Gouvernement français selon lequel le démarchage porterait atteinte à l'indépendance des membres de cette profession, dans la mesure où, par une prise de contact avec le dirigeant de l'entreprise ou de l'organisme concernés, l'expert-comptable risquerait de modifier la nature de la relation qu'il doit habituellement entretenir avec son client. En effet, le fait que l'interdiction soit totale contrevient au droit de l'Union, suffit à rendre cette disposition incompatible avec la Directive et ne peut être justifiée, même si elle est non discriminatoire, fondée sur une raison impérieuse d'intérêt général et proportionnée.

Conséquences du non-respect de la Directive "Services" par le Code déontologie des professionnels de l'expertise comptable. D'abord, le Conseil d'Etat, qui avait sursis à statuer dans l'attente de la réponse de la CJUE, devra tirer les conséquences qui s'imposent à lui de la réponse ainsi donnée, et donc déclarer la disposition litigieuse illégale. Les autorités devront, par la suite, édicter de nouvelles dispositions encadrant le démarchage de clients par les experts-comptables.

Or, ne nous y trompons pas, ce que la CJUE a censuré en des termes fort explicites est l'interdiction totale de démarcher. Le droit national peut donc tout à fait encadrer la communication commerciale, et par conséquent la restreindre, y apporter des limites. Si la CJUE prohibe l'interdiction totale d'effectuer des actes de démarchage pour les experts-comptables, elle ne procède pas pour autant à une libéralisation totale du démarchage. Alors, quelles sont les limites légitimes et légales qui pourront y être apportées ? Et bien, la réponse à cette question découle directement du droit de l'Union et plus précisément de la Directive "Services", dont l'article 24 prévoit que les communications commerciales faites par les professions réglementées doivent respecter les règles professionnelles, conformes au droit communautaire, qui visent notamment l'indépendance, la dignité et l'intégrité de la profession ainsi que le secret professionnel. On le voit, la marge de manoeuvre de ceux à qui il reviendra de réécrire cette disposition du Code de déontologie des professionnels de l'expertise comptable, à savoir l'ordre des experts-comptables, est suffisamment large pour prévoir des garde-fous et empêcher une libéralisation totale du démarchage qui contreviendrait assurément à l'indépendance des membres de cette profession. L'expert-comptable étant chargé de contrôler la comptabilité d'entreprises et d'organismes auxquels il n'est pas lié par un contrat de travail ainsi que d'attester la régularité et la sincérité des comptes de résultats de ces entreprises ou de ces organismes, il est indispensable que ce professionnel ne soit suspecté d'aucune complaisance vis-à-vis de ses clients.
Les restrictions apportées à la liberté de démarcher de nouveaux clients devront donc être strictement proportionnées au but poursuivi qui réside dans le respect des principes professionnels d'indépendance, de dignité et d'intégrité.

Enfin, l'arrêt du 5 avril 2011 est important car le principe ainsi posé de la non-conformité au droit communautaire de dispositions qui interdisent totalement le démarchage aux professions réglementées a vocation à s'appliquer à d'autres professions réglementées qui connaîtraient un sort identique. On pense évidemment tout de suite aux avocats pour lesquels l'article 66-4 de la loi du 31 décembre 1971 (loi n° 71-1130, portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques N° Lexbase : L6343AGZ), le décret du 25 août 1972 (décret n° 72-785 relatif au démarchage et à la publicité en matière de consultation et de rédaction d'actes juridiques N° Lexbase : L6642BHH ) et l'article 10-2 du RIN (N° Lexbase : L4063IP8) prohibent tout acte de démarchage, en quelque domaine que ce soit, et toute offre de service personnalisée adressée à un client potentiel. Il s'agit bien là d'une interdiction totale incompatible avec l'article 24 de la Directive "Services" !


(1) Cf., déjà en ce sens, CJCE, 10 mai 1995, C-384/93, points 28 et 38 (N° Lexbase : A1645AWT).

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