La lettre juridique n°436 du 14 avril 2011 : Santé

[Questions à...] La vente de tabac aux mineurs : vers une application de la loi ? Questions à Maître Francis Caballero, Avocat à la cour

Lecture: 5 min

N9710BR3

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

[Questions à...] La vente de tabac aux mineurs : vers une application de la loi ? Questions à Maître Francis Caballero, Avocat à la cour. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/4318199-questions-a-la-vente-de-tabac-aux-mineurs-vers-une-application-de-la-loi-questions-a-b-maitre-franci
Copier

par Anne-Lise Lonné, Rédactrice en chef de Lexbase Hebdo - édition privée

le 14 Avril 2011

Dans le cadre d'une affaire largement médiatisée, un buraliste de Limoges se voit poursuivi pour avoir vendu du tabac à une mineure de dix-sept ans, en méconnaissance de la loi dite "Bachelot" du 21 juillet 2009 (loi n° 2009-879 N° Lexbase : L5035IE9). Il appartiendra au juge de proximité du tribunal de police de Limoges de décider de se prononcer sur la sanction applicable -une amende "symbolique" de 150 euros- et sur la condamnation du buraliste au paiement de dommages-intérêts -nettement moins symbolique... Si les faits sont pour le moins banals, la poursuite et la condamnation des débitants de tabac sont, en revanche, beaucoup plus rares. Force est de constater que, dans la réalité, la loi n'est pas appliquée. L'occasion nous est donc ici donnée de faire le point sur l'état du droit et de la jurisprudence applicable. Lexbase Hebdo - édition privée a rencontré Maître Francis Caballero, le spécialiste en la matière, et avocat des poursuivants dans cette affaire, qui a accepté de répondre à nos questions. Lexbase : Pouvez-vous nous préciser l'état du droit applicable depuis la loi "Bachelot" du 21 juillet 2009 ? Quelles sont les modalités d'application de l'interdiction de vente de tabac aux mineurs et les sanctions ?

Francis Caballero : L'article L. 3511-2-1 du Code de la santé publique (N° Lexbase : L5703IEX), prévoit qu'"il est interdit de vendre ou d'offrir gratuitement, dans les débits de tabac et tous commerces ou lieux publics, des produits du tabac ou des ingrédients définis au deuxième alinéa de l'article L. 3511-1 à des mineurs de moins de dix-huit ans".

La sanction relative à cette interdiction est prévue à l'article L. 3512-1-1 du même code (N° Lexbase : L6717HN4), en vertu duquel "est puni des amendes prévues pour les contraventions de la 2ème classe le fait de vendre ou d'offrir gratuitement, dans les débits de tabac et tous commerces ou lieux publics, des produits du tabac à des mineurs de moins de dix-huit ans, sauf si le contrevenant fait la preuve qu'il a été induit en erreur sur l'âge des mineurs. Les modalités du contrôle de l'âge sont définies par décret".

Il s'agit en fait d'une sanction symbolique, la contravention de deuxième classe étant punie d'une amende d'un montant de 150 euros.

Ce dispositif, institué par la loi n° 2003-715 du 31 juillet 2003, visant à restreindre la consommation de tabac chez les jeunes (N° Lexbase : L3709BLX), visait initialement la vente aux mineurs de moins de seize ans. Il a été modifié par l'article 98 de la loi "Bachelot" n° 2009-879 du 21 juillet 2009, portant réforme de l'hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires, qui étend l'interdiction posée à la vente aux mineurs de moins de dix-huit ans.

Le décret d'application de cette mesure (décret n° 2010-545 du 25 mai 2010, relatif aux sanctions prévues pour la vente et l'offre de produits du tabac N° Lexbase : L3434IM7), codifié à l'article R. 3512-3 (N° Lexbase : L3653IMA), précise que "la personne chargée de vendre des produits du tabac peut exiger que les intéressés établissent la preuve de leur majorité, par la production d'une pièce d'identité ou de tout autre document officiel muni d'une photographie".

Afin de faciliter l'application de ces dispositions législative et réglementaire, le ministère des Solidarités, de la Santé et de la Famille, en collaboration avec le ministère de la Justice et le ministère de l'Intérieur, de la Sécurité intérieure et des Libertés locales, a dressé la liste des documents officiels pouvant être exigés par la personne chargée de vendre des tabacs dans une circulaire n° DGS/SD6B/2005/217 du 3 mai 2005. Il est précisé que sont ainsi admis comme documents officiels au titre de l'article R. 3512-3 du Code de la santé publique, sous réserve qu'ils soient munis d'une photographie, les carte nationale d'identité et passeport ; carte du lycéen ; carte d'étudiant ; permis de conduire ; titre de séjour ; carte d'identité ou de circulation délivrée par les autorités militaires ; carte de réduction délivrée par une entreprise de transport public ; carte professionnelle délivrée par une autorité publique ; carte d'invalidité civile ou militaire ; et permis de chasser.

Lexbase : Ce dispositif a-t-il déjà fait l'objet d'une application jurisprudentielle ?

Francis Caballero : La poursuite du buraliste de Limoges ne constitue pas tout à fait une première, puisqu'elle fait suite à une précédente affaire dans laquelle le Comité national contre le tabagisme (CNCT), avait poursuivi un bureau de tabac parisien pour avoir vendu du tabac à des mineurs de moins de 16 ans, plus précisément à sept mineurs de quinze, quatorze, treize, douze et même onze ans. Nous avons attaqué le bureau de tabac devant le juge de proximité du tribunal de police de Paris qui a condamné l'intéressé à une amende de 750 euros, puisqu'il s'agissait d'une personne morale (le montant est multiplié par cinq dans ce cas) (Jurid. prox. Paris, 23 juin 2010, n° 10/C61967 N° Lexbase : A3701HNE). Il a, par ailleurs, été condamné à verser 5 000 euros à titre de dommages-intérêts (contre 80 000 euros réclamés au total, puisque je réclame, en général, 10 000 euros par enfant).

Le bureau de tabac a fait appel de cette décision. La cour d'appel doit rendre sa décision en septembre, donc l'affaire n'est pas définitivement jugée, mais il existe tout de même une décision de justice avec des motifs. Le juge a ainsi estimé, d'une part, que le bureau de tabac n'avait pas été induit en erreur, d'autre part, qu'il aurait dû se renseigner sur l'âge des mineurs. Cela étant, le juge n'a pas fait preuve d'une grande sévérité puisqu'il n'a retenu qu'une seule infraction, pour sept ventes réalisées à sept moments distincts, alors qu'il aurait pu condamner l'intéressé à sept amendes, et qu'il faut rappeler que l'un des enfants n'était âgé que de onze ans.

Lexbase : Pouvez-vous nous expliquer la situation donnant lieu à l'affaire qui va être soumise au juge de Limoges ?

Francis Caballero : Dans l'affaire qui va être soumise au juge de Limoges, la mère d'une mineure de dix-sept ans a porté plainte contre un buraliste qui vendait régulièrement des cigarettes à sa fille, laquelle était tabaco-dépendante. La mère a fait constater par huissier les ventes illégales à deux reprises.

L'originalité de cette affaire par rapport à celle précédemment évoquée venait de ce que la mère avait agi au nom de sa fille et que, pour la première fois, il ne s'agissait pas seulement d'une victime associative, à savoir le CNCT.

Malheureusement, cette affaire a entraîné un tel déchaînement médiatique et de haine à l'égard de cette femme, qu'elle a finalement écrit au Parquet pour retirer sa plainte. Sa plainte ne sera pas retirée en tant que telle puisqu'elle est jointe à celle du CNCT qui est maintenue. Nous réclamons seulement 15 000 euros de dommages-intérêts en moins que prévu.

Dans cette affaire, le buraliste ne nie pas avoir vendu les cigarettes à un mineur -il peut en effet difficilement le nier- mais il argumente, classiquement, qu'il pensait que l'adolescente était majeure, et que rien ne permet de différencier un mineur de dix-sept ans d'un majeure de dix-huit ans. C'est un grand classique de la défense, que ce soit en matière de détournement de mineurs, de vente d'alcool aux mineurs, etc..

Rappelons que le législateur a prévu que le buraliste peut s'exonérer s'il prouve qu'il a "été induit en erreur sur l'âge des mineurs". Selon moi, le fait d'avoir été induit en erreur, correspond au fait que le mineur aurait menti sur son âge, ou se serait déguisé, autrement dit qu'il aurait voulu tromper le vendeur.

Mais tel n'était pas le cas en l'espèce, et le buraliste se devait donc de demander la carte d'identité de la jeune fille, chose qu'il n'a pas faite. L'argument alors opposé par les buralistes, dans cette situation, consiste à soutenir qu'ils ne sont pas "flics" et qu'ils ne disposent d'aucune légitimité pour réclamer les papiers de leurs clients.

Mais cela revient tout simplement à inverser la situation dès lors qu'il ne s'agit pas d'une infraction qui serait commise par le jeune en cause, mais bien par le buraliste.

Contrairement à ce que l'on peut entendre, la réglementation n'est donc certainement pas inapplicable, il suffit simplement pour les buralistes de réclamer les papiers de la personne pour laquelle il existe un doute sur son âge ; il s'agit d'une contrainte pour le buraliste, qui doit être systématiquement respectée sous peine d'être passible d'une sanction et de versement de dommages-intérêts.

newsid:419710