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par François Brenet, Professeur de droit public à l'Université Paris VIII Vincennes Saint-Denis
le 20 Octobre 2011
La transformation de l'office du juge du contrat se poursuit, comme le montre l'arrêt rendu par la section du contentieux du Conseil d'Etat le 21 mars 2011 dans ce qu'il est convenu d'appeler l'affaire "Commune de Béziers". Celle-ci est, désormais, connue de ceux qui s'intéressent au droit des contrats administratifs en général, et au droit du contentieux des contrats administratifs en particulier, puisqu'elle a déjà donné lieu à un arrêt du 28 décembre 2009 d'une grande importance (1).
En 1969, deux communes avaient constitué un syndicat intercommunal à vocation multiple dans le but d'acquérir des terrains et d'étendre une zone industrielle située sur le territoire de la commune A. Parce qu'une telle opération engendrait un transfert du produit de la taxe professionnelle au profit de la seule commune d'accueil de cette zone industrielle, les deux communes ont conclu un contrat le 10 octobre 1986 aux termes duquel la commune A verserait une partie de la taxe professionnelle à la commune B. Ce contrat fut régulièrement exécuté pendant dix ans, avant que le maire de la commune A n'informe le maire de l'autre commune, par une lettre du 22 mars 1996, que le contrat serait résilié à compter du 1er septembre 1996 et que tout reversement serait donc interrompu à compter de cette même date. Deux contentieux sont alors nés, un contentieux indemnitaire, d'une part, et un contentieux portant sur la validité de la décision de résiliation, d'autre part. Le premier a débouché sur l'arrêt du 28 décembre 2009 et a conduit au renvoi de l'affaire devant la cour administrative d'appel de Marseille en vue de son règlement au fond (lequel n'est toujours pas intervenu à ce jour). Le second contentieux, relatif à la validité de la décision de résiliation, a donné l'occasion au Conseil d'Etat de revenir sur une jurisprudence ancienne et très contestable selon laquelle le juge du contrat n'a pas, en principe, le pouvoir d'annuler une décision de résiliation unilatérale édictée par l'administration. Désormais, le juge du contrat dispose d'un tel pouvoir d'annulation qu'il peut exercer dans des conditions qui ont été utilement précisées par l'arrêt du 21 mars 2011.
1) Comme cela a été montré par le Professeur Philippe Terneyre (2), le contentieux des contrats administratifs comporte un certain nombre de paradoxes. Parmi ceux-ci figure en bonne place la solution ancienne et constante selon laquelle le juge du contrat ne dispose pas par principe du pouvoir de prononcer l'annulation des mesures d'exécution prises par l'administration à l'égard de son cocontractant, qu'il s'agisse d'une sanction, d'une modification du contrat, ou même de sa résiliation. Enoncée pour la première fois par l'arrêt "Goguelat" du 20 février 1868 (3) en matière de marché public de travaux, cette solution a, ensuite, été appliquée à d'autres catégories de contrats administratifs, avant d'être généralisée à l'ensemble des contrats administratifs dont l'expression la plus nette résulte d'un arrêt du 17 mars 1976 (4), dans lequel il est indiqué que "le juge des contestations relatives aux contrats administratifs n'a pas le pouvoir de prononcer l'annulation des mesures prises par l'administration à l'encontre de son cocontractant". Cette absence de pouvoir d'annulation est compensée par la reconnaissance, au profit du cocontractant de l'administration, d'un droit à indemnisation. Cette jurisprudence s'inscrit dans le schéma "classique" du contrat administratif, c'est-à-dire dans lequel l'administration dispose de pouvoirs exorbitants du droit privé, et son cocontractant, de droits financiers, intervenant en compensation.
Il reste que cette solution a progressivement fait apparaître ses limites, précisément dans des contrats et à l'égard de mesures pour lesquels le droit à indemnisation attribué au cocontractant ne suffisait pas à réparer son entier préjudice. La jurisprudence a donc attribué au compte-gouttes un pouvoir d'annulation au juge du contrat à l'égard des actes unilatéraux les plus graves, ceux mettant fin aux relations contractuelles (résiliation, non renouvellement par exemple), à condition, toutefois, qu'ils se rapportent à des contrats de longue durée ayant nécessité des investissements importants (concession (5), marché d'entreprise de travaux publics (6). Un pouvoir d'annulation a, également, été reconnu à l'égard d'autres contrats administratifs, non en raison des investissements qu'ils supposaient, mais au regard de leurs caractéristiques intrinsèques : contrats d'occupation du domaine public (7), contrats de gérance de débit de tabac (8), contrats conclus entre deux personnes publiques et ayant pour objet l'organisation d'un service public (9).
De ce principe et de ces nombreuses exceptions, il ressortait finalement une jurisprudence difficilement compréhensible. Bien qu'étant un juge de pleine juridiction, c'est-à-dire un juge disposant théoriquement des pouvoirs les plus larges, le juge du contrat était finalement un juge "mutilé", car ne disposant pas du pouvoir d'annulation. La solution était d'autant plus difficilement acceptable qu'elle ne reposait sur aucun fondement théorique solide (10). Plus encore, elle paraissait en décalage complet avec les droits reconnus aux tiers, puisque ces derniers étaient en mesure de demander et d'obtenir du juge de l'excès de pouvoir qu'il annule ces mesures d'exécution qui étaient considérées comme détachables du contrat à leur égard. C'est avec cette solution dépassée que rompt l'arrêt du 21 mars 2011, et l'on ne peut que s'en féliciter.
2) L'arrêt du 21 mars 2011 ne remet pas en cause frontalement le principe selon lequel le juge du contrat ne dispose pas d'un pouvoir d'annulation. Il rappelle, en effet, que "le juge du contrat, saisi par une partie d'un litige relatif à une mesure d'exécution du contrat, peut seulement, en principe, rechercher, si cette mesure est intervenue dans des conditions de nature à ouvrir droit à indemnité". Cependant, ce principe est abandonné à l'égard des décisions de résiliation et rien ne dit que le Conseil d'Etat n'en fera pas de même à l'avenir pour les sanctions et les modifications unilatérales. En attendant, il est dorénavant certain qu'une partie à un contrat administratif peut former devant le juge du contrat un recours de plein contentieux contestant la validité de la résiliation de ce contrat et tendant à la reprise des relations contractuelles. S'il apparaît au juge du contrat que la décision de résiliation est entachée de vices relatifs à sa régularité (autorité incompétente, détournement de pouvoir, par exemple) ou à son bien-fondé (manquement au contrat non constitué, etc.), celui-ci pourra, alors, ordonner la reprise des relations contractuelles à compter d'une date déterminée par lui. Encore faut-il noter que cette reprise des relations contractuelles ne pourra être ordonnée que si elle n'est pas devenue sans objet, ou de nature à porter une atteinte excessive à l'intérêt général, ou aux droits du titulaire du nouveau contrat conclu par la personne publique à la suite de la résiliation. Le juge du contrat pourra donc assortir sa décision de poursuite des relations contractuelles de l'obligation pour l'administration d'indemniser son cocontractant pour le préjudice subi du fait de la résiliation. Une telle indemnisation devra être demandée par le cocontractant, et ne pourra donc pas être imposée d'office par le juge.
L'intérêt de cette nouvelle solution réside, également, dans la faculté offerte au cocontractant de l'administration d'assortir sa demande d'annulation d'un référé suspension de l'article L. 521-1 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L3057ALS). A vrai dire, la possibilité donnée au cocontractant de l'administration de demander au juge du contrat d'ordonner la poursuite des relations contractuelles n'aurait pas eu grande signification en pratique s'il n'avait pu assortir sa demande d'un référé-suspension. En effet, faute d'intervention rapide de juge du contrat, l'administration aurait toujours pu s'organiser pour faire obstacle à la reprise des relations contractuelles, soit, par exemple, en reprenant le service public en régie, soit en en confiant la gestion à un autre délégataire. Il lui aurait suffi de créer les conditions plaçant le juge du contrat dans l'impossibilité d'ordonner la reprise des relations contractuelles. Il faut donc se féliciter de cette solution qui, sur le strict plan juridique, n'allait pourtant pas de soi, puisque le premier alinéa de l'article L. 521-1 du Code de justice administrative dispose que la suspension de l'exécution d'une décision administrative ne peut être demandée qu'à l'occasion d'une "requête en annulation ou en réformation". Comme il l'avait fait en 2007 dans le cadre du recours "Tropic" (11), le Conseil d'Etat a fait, en l'espèce, un certain effort de lecture pour permettre au cocontractant d'obtenir, à titre provisoire, une reprise des relations contractuelles.
Le renouvellement de l'office du juge du contrat opéré à partir de 2007, approfondi en 2009, et confirmé encore tout récemment dans la décision du 21 mars 2011 étudiée précédemment, ne s'est pas traduit par une simplification du contentieux des contrats administratifs. Or, l'empilement des voies de recours n'est pas sans poser de redoutables difficultés. Parmi celles-ci, figure, en bonne place, la question centrale de l'articulation entre ces différents recours, spécialement entre le recours pour excès de pouvoir, le recours devant le juge de l'injonction, et le recours devant le juge du contrat. En effet, la jurisprudence "Tropic" n'a nullement remis en cause la théorie des actes détachables qui permet aux tiers "ordinaires" (12) (c'est-à-dire ceux ne possédant pas la qualité de concurrent évincé, et qui ne sont donc pas susceptibles d'exercer un recours en contestation de validité du contrat) de demander au juge de l'excès de pouvoir de se prononcer sur la légalité des actes administratifs détachables du contrat (13). La théorie des actes détachables demeure la seule solution envisageable pour les tiers n'ayant pas la qualité de concurrent évincé, mais aussi pour ceux qui ont cette qualité mais qui ne peuvent bénéficier d'un accès au juge du contrat au titre du recours "Tropic", le processus de conclusion du contrat qu'ils contestent ayant été engagé avant le 16 juillet 2007. Elle permet aux tiers de contester la légalité d'un acte détachable et d'assortir leur recours d'une demande d'injonction visant à ce qu'il soit fait obligation aux parties de tirer les conséquences de l'annulation prononcée, soit directement, soit en s'adressant au juge du contrat.
Cette solution, issue d'un arrêt du 7 octobre 1994 (14), a été réaffirmée et aménagée en 2003 (15), par un arrêt qui a précisé que "l'annulation d'un acte détachable d'un contrat n'implique pas nécessairement la nullité dudit contrat [...] il appartient au juge de l'exécution, saisi d'une demande d'un tiers, d'enjoindre à une partie au contrat de saisir le juge compétent afin d'en constater la nullité, de prendre en compte la nature de l'acte annulé, ainsi que le vice dont il est entaché, et de vérifier que la nullité du contrat ne portera pas, si elle est constatée, une atteinte excessive à l'intérêt général". De ce considérant de principe, il ressort clairement que le juge de l'injonction n'est pas un simple relai entre le juge de l'excès de pouvoir et le juge du contrat mais qu'il lui revient, au contraire, de filtrer les annulations prononcées par le juge de l'excès de pouvoir qui méritent de se poursuivre par une saisine du juge du contrat. Cette solution se comprend aisément. Elle présente l'avantage pratique indéniable de purger certains contentieux en évitant une saisine inutile du juge du contrat, soit parce que l'acte annulé n'était pas essentiel, soit parce que le vice de légalité n'était pas décisif, soit parce que l'intérêt général s'y oppose.
Il reste que cette solution pose problème car elle revient à faire juger la même question (quelles conséquences faut-il tirer de l'annulation d'un acte détachable ?) par deux juges distincts. Elle l'est d'autant plus que, si le juge de l'exécution peut enjoindre aux parties de saisir le juge du contrat afin qu'il en prononce l'annulation (le concept de nullité étant à bannir depuis l'intervention de l'arrêt "Commune de Béziers" du 28 décembre 2009), c'est au juge du contrat, et à lui seul, qu'appartient ce pouvoir. Et comme le Conseil d'Etat l'a relevé dans un arrêt du 9 avril 2010 (16), "il appartient, en principe, au juge du contrat d'apprécier, en fonction de la nature du vice ayant conduit à l'annulation de l'acte détachable du contrat et de son éventuelle régularisation, les conséquences de cette annulation sur la continuité ou la validité du contrat". Cependant, cet arrêt a, également, posé une limite importante au pouvoir d'appréciation du juge du contrat puisqu'il a considéré que, lorsque le juge de l'injonction décide d'utiliser l'intégralité de ses pouvoirs en ordonnant aux parties de saisir le juge du contrat d'une action en annulation, le juge du contrat est, alors, lié par l'appréciation portée avant lui par le juge de l'exécution. Dans cette hypothèse particulière, le juge du contrat n'est, alors, plus que le "juge du constat", selon la formule employée par M. Nicolas Boulouis dans ses conclusions (17).
C'est précisément ce défaut que le Conseil d'Etat vient corriger dans les arrêts rendus le 21 février 2011. Le considérant de principe de l'arrêt rendu le 10 décembre 2003 (18) est, en effet, amendé afin de réaffirmer l'entier pouvoir d'appréciation du juge du contrat. Plus précisément, c'est un raisonnement en deux temps qui est consacré par la jurisprudence. Est réaffirmée, tout d'abord, la règle selon laquelle l'annulation d'un acte détachable d'un contrat n'implique pas nécessairement la "nullité" (19) dudit contrat. A cet égard, le juge de l'injonction conserve son rôle de filtre puisqu'il lui revient, après avoir pris en considération la nature de l'illégalité commise, soit de décider que la poursuite de l'exécution du contrat est possible, éventuellement sous réserve de mesures de régularisation prises par la personne publique ou convenues entre les parties, soit, après avoir vérifié que sa décision ne portera pas une atteinte excessive à l'intérêt général, d'enjoindre à la personne publique de résilier le contrat, le cas échéant avec un effet différé, soit, eu égard à une illégalité d'une particulière gravité, d'inviter les parties à résoudre leurs relations contractuelles. A ce stade, tout est donc mis en place afin que l'intervention du juge de l'exécution ne soit pas une intervention pour rien, mais, bien au contraire, une intervention destinée à ce que toutes les conséquences de l'annulation de l'acte détachable soient tirées sans qu'il soit nécessaire de s'adresser au juge du contrat. Ce n'est qu'à défaut d'entente sur cette résolution, et c'est là qu'intervient le deuxième temps du raisonnement qui constitue l'apport majeur des arrêts du 21 février 2011, que le juge de l'exécution pourra enjoindre aux parties de saisir le juge du contrat afin qu'il règle les modalités de la résolution s'il estime qu'elle peut être une solution appropriée. C'est donc in fine au juge du contrat que revient la mission de prononcer, ou non, la résolution du contrat.
Faut-il se satisfaire de cette solution ? Ce n'est pas certain. Elle constitue un début de réponse à la problématique de l'articulation entre les différentes voies de recours en matière contractuelle. Mais elle n'est pas pleinement satisfaisante car elle ne simplifie guère l'architecture générale du contentieux des contrats administratifs. Elle implique, en effet, dans les cas ultimes, l'intervention de trois juges distincts (juge de l'excès de pouvoir, juge de l'exécution et juge du contrat), là où il serait, sans aucun doute, plus normal de ne faire intervenir que le seul juge du contrat. Il suffirait, pour cela, de permettre à tous les tiers, et non pas seulement à ceux ayant la qualité de concurrent évincé, d'exercer une action directe en contestation de validité du contrat.
La loi n° 2001-1168 du 11 décembre 2001, dite loi "Murcef" a largement simplifié le contentieux des marchés publics en posant le principe de leur administrativité et de la compétence du juge administratif pour en connaître. Elle n'a, cependant, pas réglé toutes les difficultés comme le montre l'arrêt rendu par la première chambre civile de la Cour de cassation le 23 février 2011. Dans la présente espèce, un syndicat intercommunal avait conclu en 1993 un contrat d'assurance relatif à une usine de traitement des déchets. A la suite d'un sinistre survenu en septembre 2000, un contentieux s'est engagé entre le syndicat et son assureur devant les juridictions civiles. Le juge d'appel a, alors, fait droit à l'exception d'incompétence soulevée par l'assureur au motif que l'action avait été engagée en 2006, soit après l'entrée en vigueur de la loi "Murcef".
La Cour de cassation casse cet arrêt au motif que le contrat d'assurance n'était pas, au moment de sa conclusion, un marché public. En effet, les contrats d'assurance des personnes publiques ont été soumis au droit des marchés publics par le décret n° 98-111 du 27 février 1998 (N° Lexbase : L3814HPX). Cela implique que tous ceux qui ont été conclus antérieurement ne peuvent pas être considérés, selon les dispositions de la loi "Murcef", comme passés "en application du Code des marchés publics". Ils sont donc, en principe, des contrats privés (sauf s'ils satisfont aux critères jurisprudentiels du contrat administratif), et leur contentieux relève de la compétence du juge judiciaire.
François Brenet, Professeur de droit public à l'Université Paris VIII Vincennes Saint-Denis et Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition publique
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