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par Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Hebdo - édition publique
le 24 Mars 2011
Aurélie Barre : Si les principes en la matière sont effectivement propres au droit public, il convient, toutefois, de relever qu'ils connaissent actuellement des mutations importantes, qui se sont traduites par des modifications introduites par la loi n° 2010-751 du 5 juillet 2010, relative à la rénovation du dialogue social et comportant diverses dispositions relatives à la fonction publique (N° Lexbase : L6618IM3), et qui vont dans le sens d'un rapprochement avec les principes applicables en droit du travail. La désignation des représentants du personnel résulte, désormais, d'élections au scrutin de liste avec représentation proportionnelle, auxquels peuvent se présenter les organisations syndicales de fonctionnaires légalement constituées depuis moins de deux ans et qui satisfont aux critères de respect des valeurs républicaines et d'indépendance, ainsi que les organisations syndicales de fonctionnaires affiliées à une union de syndicats de fonctionnaires remplissant ces mêmes conditions. Quant aux attributions des représentants du personnel, elles résident essentiellement dans une participation au sein d'organismes consultatifs compétents en matière d'organisation et de fonctionnement des services publics (les comités techniques), de protection de la santé et de la sécurité des travailleurs et d'amélioration des conditions de travail (les comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail), d'élaboration des règles statutaires (les conseils supérieurs de la fonction publique), et d'examen des décisions individuelles relatives à la carrière (les commissions administratives paritaires).
Dans la décision du Conseil d'Etat du 24 février 2011, nous sommes en présence d'une situation un peu spécifique puisque cette décision concerne la perte de mandats représentatifs par un fonctionnaire de France Télécom conséquemment à sa mutation. Or, ces agents sont soumis à un statut particulier, à cheval entre droit public et droit du travail, à la suite de l'adoption de la loi n° 90-568 du 2 juillet 1990, relative à l'organisation du service public de la poste et à France Télécom (N° Lexbase : L9430AXK), qui a transformé France Télécom en société anonyme. Pour autant, la portée de cet arrêt va certainement au-delà de la situation des seuls fonctionnaires de France Télécom puisque les règles qu'ils fixent, de par leur caractère général, paraissent susceptibles de s'appliquer à tous les fonctionnaires investis d'un mandat représentatif. En sens contraire, il sera relevé que dans le considérant de principe, le Conseil d'Etat prend soin de mentionner qu'il statue "dans le cas où, comme à France Télécom, un fonctionnaire se trouve investi d'un mandat représentatif qu'il exerce, en vertu de la loi, dans l'intérêt tant d'agents de droit public que de salariés de droit privé". Il serait, toutefois, difficilement compréhensible que les représentants du personnel exerçant leur mandat dans l'intérêt uniquement d'agents de droit public soient traités différemment puisque le principe de participation a une assise constitutionnelle commune (le préambule de la Constitution déclare que "tout homme peut défendre ses droits et ses intérêts par l'action syndicale et adhérer au syndicat de son choix"), et que le droit syndical, ainsi que le principe de participation, sont consacrés dans le statut général de la fonction publique, aux articles 8 et suivants de la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983, portant droits et obligations des fonctionnaires (N° Lexbase : L6938AG3).
Lexbase : Que recouvre exactement la notion d'"intérêt du service" évoquée par le juge administratif ?
Aurélie Barre : La notion d'intérêt du service s'apprécie en fonction des besoins, des contraintes, ainsi que de la mission du service, tels qu'ils ont été définis ou voulus par l'autorité compétente. Comme la notion d'intérêt général, elle n'a donc pas de contenu prédéterminé. Ce sont les faits de l'espèce qui permettront de déterminer si la décision a bien été prise dans l'intérêt du service. En règle générale, l'intérêt du service est invoqué en justification d'une décision prise à l'égard d'un agent et qui lèse les intérêts particuliers de cet agent. L'autorité administrative, et éventuellement le juge, doivent donc concilier ces intérêts divergents. Le Conseil d'Etat rappelle à cet égard, dans l'intérêt commenté, qu'"il appartient à l'autorité investie du pouvoir hiérarchique de prendre à l'égard des fonctionnaires placés sous sa responsabilité les décisions, notamment d'affectation et de mutation, répondant à l'intérêt du service". En l'absence d'un tel intérêt, la décision sera considérée comme illégale. Il en ira ainsi, par exemple, si les motifs sont étrangers à l'intérêt du service, ou si l'intérêt que le service retire de la décision est trop faible au regard de l'atteinte portée aux intérêts ou aux droits de l'agent.
A titre d'illustration des considérations qui sont retenues comme relevant de l'intérêt du service, une mesure de licenciement peut être prise, outre en raison d'une faute ou de l'insuffisance professionnelle de l'agent concerné, dans ce but. Une telle mesure de licenciement est considérée comme justifiée par l'intérêt du service lorsqu'il est démontré que l'emploi a été supprimé à la suite d'une réorganisation du service (CAA Paris, 4ème ch., 24 juin 1999, n° 97PA02404 N° Lexbase : A1643BIP), que la mesure a été prise par mesure d'économie (CAA Douai, 3ème ch., 4 décembre 2008, n° 07DA00558 N° Lexbase : A6812ECB), ou encore que le comportement de l'agent a nui au bon fonctionnement du service (CE 4° s-s., 30 janvier 2008, n° 296406 N° Lexbase : A5949D44). En revanche, le licenciement motivé en fait par l'appartenance politique de l'intéressé est pris sur le fondement de considérations étrangères à l'intérêt du service (CE 3° et 5° s-s-r., 8 juillet 1991, n° 80145, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A0433ARH).
Cette notion n'est pas que jurisprudentielle. Il y est, également, fait recours dans les textes. Ainsi, par exemple, l'article 3 du décret n° 84-972 du 26 octobre 1984, relatif aux congés annuels des fonctionnaires de l'Etat (N° Lexbase : L1009G8U), dispose que le "calendrier des congés [...] est fixé par le chef du service, après consultation des fonctionnaires intéressés, compte tenu des fractionnements et échelonnements de congés que l'intérêt du service peut rendre nécessaires". Dans le cas d'un agent investi d'un mandat, la justification de l'intérêt du service devra être renforcée dans la mesure où une conciliation doit être opérée avec les "exigences propres à l'exercice normal du mandat" dont l'agent est investi, et qui découlent du principe de représentation, dont la valeur est, aux termes de l'arrêt commenté, constitutionnelle. Cet exercice de conciliation n'est pas sans rappeler celui imposé par le juge en matière de règlementation du droit de grève par le chef de service, cette conciliation s'opérant entre les deux principes constitutionnels que sont le droit de grève et le principe de continuité du service public, comme cela ressort de la jurisprudence initiée par l'arrêt "Dehaene" du Conseil d'Etat (CE, 7 juillet 1950, n° 01645 N° Lexbase : A5106B7A).
Lexbase : A l'inverse, quels sont les cas où l'autorité administrative est considérée comme ayant pris une décision en rapport avec le mandat représentatif de l'intéressé ?
Aurélie Barre : La décision prise aura un rapport avec le mandat représentatif quand sa motivation fera ressortir que c'est en raison de l'existence même de ce mandat, ou de la façon qu'il a été exercé, que la décision a été prise. Cette motivation pourra être explicite ou ressortir des circonstances de l'espèce. Des indices, tels que le fait que des reproches aient été adressés à l'agent en raison de son mandat, ou que les motifs avancés paraissent factices, exagérés ou non prouvés, peuvent inciter le juge à considérer que ce n'est pas l'intérêt du service, ou encore le comportement de l'agent dans le cadre de l'exercice strict de ses fonctions (la perturbation liée à la mobilisation de l'agent pour l'exercice du mandat ne pouvant être prise en considération), qui ont justifié la décision, mais bien le mandat représentatif.
Lexbase : De quelle manière les commissions administratives paritaires contrôlent-elles les décisions concernant les représentants du personnel ? Leur position est-elle le plus souvent favorable ou défavorable à ces derniers ?
Aurélie Barre : Les commissions administratives paritaires sont consultées sur les décisions individuelles intéressant les membres du ou des corps qui en relèvent, que les décisions concernent, ou non, des représentants du personnel. Plusieurs articles du statut général de la fonction publique mentionnent des hypothèses particulières dans lesquelles la décision de l'autorité compétente doit être précédée de la saisine de la commission administrative paritaire. Il en va ainsi, par exemple, en cas de détachement d'un agent, en matière d'avancement de grade, ou encore de mutation. Le recours à une commission se justifie par la situation largement légale et règlementaire -et donc non contractuelle, le contrat impliquant, pour une large part, le consentement des deux parties en cas de modification- dans laquelle sont placés les agents publics. Ces commissions sont paritaires, c'est-à-dire composées de représentants de l'administration comme du personnel. Si leurs membres ont le sentiment que la décision est motivée par le mandat de l'agent concerné ou que l'intérêt du service ne permet pas de la justifier, ils rendront un avis favorable à l'agent. Il s'agit, toutefois, d'un avis simple, rendu avant que la décision ne soit prise. L'autorité administrative peut donc passer outre, mais elle devra alors s'en justifier, en informant la commission des motifs qui l'ont conduite à ne pas suivre l'avis ou la proposition, comme cela ressort des termes de l'article 32 du décret n° 82-451 du 28 mai 1982, relatif aux commissions administratives paritaires (N° Lexbase : L0993G8B).
Lexbase : Plus généralement, comment trouver un juste équilibre entre respect du principe de participation des fonctionnaires et efficacité du fonctionnement des services ?
Aurélie Barre : Dans cet arrêt, le Conseil d'Etat donne des indications sur ce point, en relevant que l'employeur avait proposé plusieurs affectations permettant à l'agent de garder ses mandats représentatifs et syndicaux. L'autorité publique ne pourra opposer l'intérêt du service que si l'efficacité de celui-ci est véritablement affectée et si aucune autre solution ne peut être mise en oeuvre pour pallier la perturbation occasionnée. Pour consolider juridiquement sa décision, l'autorité administrative devra donc pouvoir justifier qu'elle a recherché d'autres solutions, que celles-ci ne pouvaient être mises en oeuvre, et que le fonctionnement du service ne pouvait en supporter les conséquences. Toutefois, c'est l'autorité administrative, et non le juge, qui est en capacité d'apprécier les besoins du service. Ce dernier lui laissera donc une large marge d'appréciation. Ce qui est demandé à l'employeur, c'est d'avoir initié sérieusement une réflexion, d'avoir étudié les alternatives possibles avant d'aboutir à sa décision. Dès lors que les paramètres pertinents ont bien été pris en considération, c'est à lui qu'appartient, in fine, la décision.
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