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par Anne-Laure Blouet Patin, Directrice de la Rédaction
le 27 Juillet 2017
Christiane Féral-Schuhl : Je considère que les cinq prochaines années seront décisives pour notre profession. La nouvelle donne politique au niveau national, les projets portés par notre Président de la République vont radicalement impacter la vie professionnelle des avocats. Je veux voir dans cette nouvelle ère qui s'ouvre, un champ de nouvelles opportunités pour notre profession.
L'un de mes tous premiers objectifs est de faire en sorte que, nous, avocats, devenions des acteurs clé de l'innovation.
Nous avons la compétence et la légitimité pour développer des outils innovants au service des justiciables. Si certaines start-up ont su, avant nous, se positionner sur ce terrain, nous pouvons faire bien mieux, tout simplement parce que nous avons l'expertise et le savoir-faire. Le CNB peut fédérer les 65 000 avocats autour de projets innovants pour leur permettre de proposer de nouveaux services au bénéfice de leurs clients, voire de leurs confrères.
Je souhaite également que les avocats soient plus que jamais au coeur de la Justice du XXIème siècle, qu'ils soient des interlocuteurs incontournables des autorités publiques dans tous les projets de justice numérique actuellement à l'ordre du jour. N'oublions pas que l'avocat est à la fois le garant des droits des justiciables et le partenaire privilégié des juridictions.
En parallèle, il est indispensable que le CNB s'impose comme protecteur des avocats, tout particulièrement pour aider les jeunes avocats à trouver leur place dans la profession ou encore pour lutter sans relâche contre les inégalités et les discriminations. Il doit également continuer à affirmer le rôle central de l'avocat comme défenseur des droits et libertés et promoteur du droit continental.
Lexbase : Comment proposez-vous d'aider l'avocat à prendre sa place dans la société du numérique ? Dans cette Justice du XXIème siècle ?
Christiane Féral-Schuhl : Pour déployer efficacement une stratégie de l'innovation, il faut des moyens concrets. On observe beaucoup de réalisations innovantes, à l'initiative de barreaux, de syndicats, d'associations, d'avocats individuels... Le CNB doit permettre de mutualiser ces initiatives, ces savoir-faire au bénéfice de tous, les mettre en lumière, relayer et aider à leur déploiement. Concrètement, il faut faciliter le financement de ces projets. Le CNB pourrait négocier avec la BPI, voire avec des banques qui pourraient accompagner ces initiatives.
Par ailleurs, il faut insuffler un véritable esprit d'innovation au sein de notre profession. Cela pourrait commencer par la création, au sein du CNB, d'un "laboratoire de l'innovation" pour tester des nouveaux outils ou encore diffuser les méthodes innovantes provenant de cabinets-pilotes ? Dans l'immédiat, il faut former, sensibiliser, accompagner, convaincre...
Nous avons besoin de toutes les bonnes volontés pour accompagner le changement qui s'impose.
Lexbase : La justice prédictive s'annonce comme incontournable. Ne pensez-vous pas qu'elle va réduire le champ d'intervention des avocats ?
Christiane Féral-Schuhl : La justice prédictive, c'est la capacité d'analyse au moyen de l'intelligence artificielle, de données (décisions judiciaires notamment) permettant d'anticiper l'issue d'un litige. Aujourd'hui, nous conseillons, analysons nos dossiers à partir de la jurisprudence publiée. L'open data, en donnant accès à toute la jurisprudence, offre des capacités nouvelles et des possibilités immenses. Des algorithmes, à partir de mots clés, vont pouvoir traiter des millions de données accessibles à tous.
Mais les statistiques ne permettent pas de tout prévoir et la justice robotisée a des limites qu'il nous appartient de mettre en avant. A nous de veiller à ce que la justice reste toujours "humaine".
La justice prédictive, si nous en gardons la maîtrise, peut devenir un axe de développement de notre profession. Elle doit permettre à l'avocat de se placer au coeur du dispositif pour au moins trois raisons.
D'abord, nous sommes les premiers contributeurs de ces bases de données gigantesques. C'est nous, par nos écritures, qui alimentons, avec les magistrats, les décisions. C'est à nous de donner l'impulsion pour rester maîtres du jeu. C'est maintenant qu'il faut le faire, d'autant que cela pourrait constituer une source de revenus importants pour notre profession.
Ensuite, rien ne remplacera l'expertise et la valeur ajoutée d'un avocat car celui-ci est seul à même d'analyser le résultat, de mesurer le risque et de conseiller son client, avec toutes les garanties du secret professionnel. Cela ne changera pas et il faut le rappeler.
Enfin, si la justice prédictive permet de développer de formidables outils au profit des magistrats et des avocats, en aucun cas ces outils ne doivent constituer une intrusion dans la vie privée des justiciables. Cette règle justifie à elle seule que les algorithmes soient maîtrisés, voire développés sous le contrôle de nos institutions.
Donc non, je ne pense pas qu'elle va réduire l'activité des avocats. En revanche, elle peut créer une fracture numérique entre les avocats qui accepteront de se doter d'un accès à la justice prédictive et les autres.
Le CNB peut veiller à ce que chaque avocat puisse bénéficier d'un accès à des outils labellisés et sous contrôle de qualité. Il peut jouer un rôle déterminant qui, ici encore, placera l'avocat comme un acteur incontournable de la justice du XXIème siècle.
Lexbase : Comment anticipez vous la question de la formation ?
Christiane Féral-Schuhl : Les avocats doivent disposer d'une formation plus adaptée à leurs besoins et davantage axée sur l'entrepreneuriat et les outils technologiques qui permettent d'accroître la productivité.
Je pense même qu'ils devraient apprendre à maîtriser les applications et les outils logiciels de leur cabinet. Je rappellerai qu'il y a 30 ans, on considérait invraisemblable qu'un avocat puisse tapoter sur un clavier. Aujourd'hui, c'est chose courante et normale. Il faut, dans la même logique, anticiper ce qui va arriver dans les 10 années qui viennent.
Il faut dans tous les cas revoir le cadre de la formation initiale qui représente un coût exorbitant, ceci alors même que beaucoup d'élèves-avocats se plaignent et/ou font le choix d'aller en entreprise. Il faut ouvrir un chantier de réflexion et explorer des solutions qui permettent un retour sur investissement. Il faut que nous soyons fiers de notre enseignement, que les intervenants soient fiers d'y enseigner et que les élèves-avocats soient fiers de leur diplôme.
Dans cet objectif, j'aimerais inviter à réfléchir à certaines questions, tout particulièrement pour aider les jeunes avocats. Par exemple, pourquoi ne pas prévoir, sous le format d'une formation continue, l'accompagnement d'un projet d'installation ou de création de cabinet ? Ne faudrait-il pas privilégier une formation commune avec les magistrats ? Je sais que la formation aux modes amiables de règlement des différends (MARD) est désormais obligatoire mais ne faudrait-il pas amplifier la part donnée à cet enseignement ? De même, si le droit européen est également désormais présent dans la formation, il devrait à mon sens irriguer tous les enseignements et ne pas constituer une discipline distincte.
Enfin, n'oublions pas que la formation en ligne apporte une réponse pertinente et économique. Certains exemples sont très concluants et nous devrions nous en inspirer.
En marge de ces actions, il me semblerait utile d'élargir les missions de l'Observatoire de la profession du CNB pour inclure une mission d'information sur les besoins et les attentes de notre profession. Cela permettrait aux étudiants, aux élèves-avocats de mieux orienter leurs choix professionnels vers des spécialités ou des zones géographiques où ils pourront exercer leurs talents. Je ne pense pas qu'il y ait trop d'avocats en France. Je pense en revanche qu'il y a trop d'avocats qui font la même chose au même endroit.
Par ailleurs, il faut que la justification de la formation et de la pratique facilite l'accès à la spécialité. Il faut permettre aux avocats d'être identifiés et le dispositif doit être plus fluide.
S'il appartiendra toujours au CNB de réglementer, il faut que lui-même fasse sa révolution, pour qu'il soit dès demain en mesure d'accompagner les avocats dans le changement.
Lexbase : Vous pratiquez la médiation depuis longtemps. Elle progresse mais difficilement. Pourquoi ?
Christiane Féral-Schuhl : La résistance principale des avocats tient à deux raisons : d'une part, ceux qui ont été formés pour le "combat judiciaire" ont du mal à se convertir à la médiation ; d'autre part, l'échec d'une médiation a des effets pérennes et provoque le refus de renouveler l'expérience.
Sur le premier point, la médiation doit s'inscrire très naturellement dans l'analyse des différentes solutions à mettre en oeuvre pour résoudre un différend. De la même manière qu'on préconise à son client de prendre des mesures conservatoires ou d'opter pour un référé avant de saisir le juge du fond, on devrait pouvoir recourir à la médiation pour tout ou partie du litige. Par ailleurs, il faut développer l'apprentissage des modes amiables de règlement des litiges et acculturer tous les avocats à ces outils qu'il est aujourd'hui indispensable de connaître. Enfin, il faut davantage communiquer sur les succès, les résultats, les témoignages de clients satisfaits...
Sur le deuxième point, il est impératif que tous les acteurs -le médiateur et les avocats des parties médiées- soient bien formés. Le rôle des avocats aux côtés des parties médiées est tout particulièrement décisif, tout comme la capacité du médiateur à les accompagner.
Même si j'observe de grandes avancées, c'est un champ gigantesque d'opportunités dont les avocats sont en train de se priver au profit d'autres professions. C'est d'autant plus dommage qu'ils sont les plus légitimes, par leur expertise et leur expérience. Ils sont les plus à même de proposer des solutions innovantes, à formuler les accords amiables, à leur donner autorité avec l'acte d'avocat... C'est ici encore un virage à prendre avec détermination, par exemple en imposant la présence des avocats aux côtés des parties médiées comme c'est le cas en Italie, dans certaines matières.
Lexbase : Que pensez vous de la proposition présentée lors de l'AG du CNB du 7 juillet 2017 sur la réforme de l'article 11 du règlement intérieur du CNB ?
Christiane Féral-Schuhl : Cette réforme de l'article 11.1 prévoit que le nouveau Bureau du CNB, les nouveaux présidents des commissions permanentes, les membres de la commission institutionnelle de formation soient désignés avant le début de leur mandat par les nouveaux élus au CNB et que tous prennent leurs fonctions dès le 1er janvier suivant. Auparavant, le mode d'élection conduisait à une période de "carence" dans le fonctionnement du CNB puisque ces élections n'avaient lieu qu'à la fin du mois de janvier.
En l'état, je comprends que le Bureau, que le futur président va diriger, sera composé sans lui. Mais c'était déjà le cas précédemment.
Le vrai problème, c'est qu'il faut un projet partagé par le bureau et le nouveau Président avec des objectifs clairs et assumés par tous. Notre profession doit avoir à la tête de son institution nationale une "task force" soudée et tendue vers l'action pour faire gagner les avocats. C'est tout ce qui m'importe. La défense d'intérêts catégoriels a trop souvent empêché le CNB d'avancer. Il faut changer de logiciel.
Lexbase : Globalement, quel est votre avis sur ce que devrait être la gouvernance de la profession ?
Christiane Féral-Schuhl : C'est une question récurrente et difficile qu'il faudrait résoudre une fois pour toute pour répondre aux attentes des confrères quant à l'avenir de la profession et aux différentes mutations qu'elle traverse.
Je préfère dans l'immédiat me concentrer sur les réformes que le Gouvernement prépare et qu'il convient de suivre de très près et sur les grands chantiers qui nous attendent : accompagnement des cabinets dans leur transformation numérique, financement de services innovants fournis par les avocats, réforme de la formation, sans oublier la grande profession du droit, la place de l'Europe, la réforme de la carte judiciaire, l'aide juridictionnelle etc..
Le CNB présente l'image d'une institution qui manque d'agilité. Il faut lui donner toute la fluidité dont il a besoin pour bien fonctionner. Est-ce que cela passe par un changement de l'organisation du CNB ? Si l'assemblée est prête à réformer l'organisation de la profession, à repenser l'organisation de notre institution nationale, je serais d'avis d'aller plus loin dans une réflexion d'envergure nationale, par exemple dans le cadre d'assises nationales, voire même d'Etats généraux. Je serai alors à l'écoute de toute proposition qui permettrait de faire progresser le CNB dans le sens d'une plus grande agilité et d'une plus grande efficacité, tout ceci dans l'objectif de mieux servir nos confrères. Beaucoup se disent être prêts à cette mutation. Je ne peux pour ma part qu'inviter à une réflexion en profondeur. Dans l'intervalle, il faut parvenir à fédérer toutes les énergies et capitaliser sur les bonnes volontés.
Lexbase : On dit que la profession est fragmentée. Le Barreau de Paris d'un côté. Les autres barreaux de l'autre. Comment créer l'unité ?
Christiane Féral-Schuhl : Plus les actions seront d'envergure nationale, plus elles seront audibles et fédératrices et plus nous serons entendus par les pouvoirs publics. Il est possible de montrer un front uni.
Lorsque j'étais Bâtonnier de Paris, j'ai beaucoup travaillé avec la Conférence des Bâtonniers. Nous avons porté ensemble des projets d'envergure nationale comme Praeferentia, AvosActes ou encore l'assurance perte de collaboration... des projets certes compliqués et difficiles mais tous tournés vers l'intérêt commun et solidaire des avocats de France.
Je considère que toutes les bonnes initiatives, qu'elles émanent d'un barreau, quel que soit le nombre des avocats inscrits, d'un syndicat, d'une association, d'un avocat individuel, doivent être mises en lumière et que le rôle d'une institution comme celle du CNB, c'est de faciliter leur déploiement. Les incubateurs qui se multiplient ici et là en sont un exemple. Mais il faudrait aller plus loin car une bonne idée peut être portée, enrichie, améliorée... et profiter au plus grand nombre. Je pense à l'Avocat dans la Cité, un projet qui pourrait trouver une résonance nationale avec des effets très positifs en terme d'image pour tous les avocats de France.
C'est un CNB collaboratif et bienveillant qui doit émerger rapidement. Ce serait la démonstration de la force solidaire et de la vitalité de notre institution nationale.
L'unité, c'est aussi s'inscrire dans la réalité européenne avec l'harmonisation des valeurs éthiques, tout particulièrement notre secret professionnel qui est aujourd'hui -encore plus qu'hier- menacé. Un travail important et formidable est réalisé par le Conseil des barreaux européens (CCBE). Il faut également le mettre en lumière. Il faut aussi encourager les relations bilatérales, le mouvement des avocats d'un pays européen à l'autre, privilégier l'approche "avocat européen". La formation est, sur ce point, essentielle pour sensibiliser et convaincre.
Lexbase : Vous avez incontestablement une vision pour la profession d'avocat. Croyez-vous pour autant convaincre l'ensemble de vos confrères ?
Christiane Féral-Schuhl : Je le pense. Mais j'ai également tout à fait conscience qu'il me faut d'une part illustrer cette vision par un programme et d'autre part évoquer des problématiques qui concernent au quotidien les avocats (leur place dans le monde économique, les droits de la défense, le secteur assisté, autant de sujets délicats et importants...). C'est la raison pour laquelle je constitue un groupe de travail composé d'avocats de différents barreaux et d'experts afin d'être à même de formuler, dès le mois de septembre, des propositions concrètes pour la profession.
(1) La date de scrutin pour les prochaines élections en vue du renouvellement des membres du Conseil national des barreaux pour la mandature 2018-2020 est fixée au mardi 21 novembre 2017 pour les deux collèges. Les élections se dérouleront le même jour dans chaque barreau.
Date limite de dépôt des candidatures. Les candidatures individuelles pour le collège ordinal et par listes pour le collège général doivent être remises contre récépissé au président du Conseil national des barreaux au siège de l'institution avant le vendredi 29 septembre 2017 à 18 heures, ou adressées par lettre recommandée avec avis de réception, le cachet de la poste faisant foi, au plus tard le samedi 30 septembre 2017. Nul ne peut être candidat sur plus d'une liste ou dans deux collèges.
Collège ordinal. Sont éligibles par ce collège, au scrutin uninominal majoritaire à un tour, les Bâtonniers, anciens Bâtonniers, vices-Bâtonniers, anciens vices-Bâtonniers et membres et anciens membres des conseils de l'Ordre exerçant la profession d'avocat, ainsi que les présidents et membres des anciennes commissions nationale et régionales des conseils juridiques exerçant la profession d'avocat. Ces qualités doivent être précisées à l'appui de chaque candidature. La moitié des sièges à pourvoir au sein de chacune des deux circonscriptions est réservée à des candidats de sexe féminin, l'autre moitié à des candidats de sexe masculin.
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