Réf. : CE Sect., 5 mai 2017, n° 391925, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A9887WBS)
Lecture: 21 min
N8413BWI
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
par Christophe De Bernardinis, Maître de conférences à l'Université de Lorraine et Directeur scientifique de l'Encyclopédie "Procédure administrative"
le 01 Juin 2017
La première affaire applique la jurisprudence classique qui veut que le juge de l'excès de pouvoir ne peut, en principe, déduire d'une autre décision juridictionnelle, rendue par lui-même ou par une autre juridiction, qu'il n'y a plus lieu de statuer sur des conclusions à fin d'annulation dont il est saisi, tant que cette décision n'est pas devenue irrévocable (5). L'affaire concernait le recours d'une société bénéficiaire d'un permis de construire et d'aménager tacite pour l'édification d'un centre d'hébergement de loisirs touristiques. Le préfet de l'Hérault avait obtenu l'annulation de ces autorisations d'urbanisme tacites devant le tribunal administratif avant que la Cour administrative d'appel ne prononce un non-lieu à statuer sur l'appel de la société lésée. Le non-lieu est prononcé eu égard à l'existence d'un contentieux adjacent initié par la société tendant à annuler la décision de refus et de retrait de ces décisions tacites du maire de la commune au motif notamment que les délais d'instruction des demandes de permis d'aménager et de construire avaient été régulièrement prorogés et, qu'en conséquence, les décisions expresses de refus étaient intervenues avant la naissance de décisions tacites. Pour le Conseil d'Etat, l'arrêt dans l'affaire adjacente n'était pas devenu irrévocable car le délai de pourvoi en cassation contre l'arrêt n'était pas expiré à la date de l'ordonnance attaquée (6).
La seconde affaire, objet de la présente étude, rompt, par contre, avec la règle de principe qui prévalait jusque-là voulant que le non-lieu à statuer ne puisse être prononcé qu'en cas de décision juridictionnelle devenue irrévocable. En l'espèce, c'est le préfet des Bouches-du-Rhône qui avait déféré au tribunal administratif de Marseille un permis de construire modificatif délivré par le maire d'Istres. Ce dernier ayant toutefois retiré son arrêté, le bénéficiaire de l'autorisation d'urbanisme a saisi le même tribunal d'une demande d'annulation de ce retrait. Ayant joint les deux requêtes, le juge administratif de première instance a prononcé l'annulation de l'arrêté et jugé qu'il n'y avait plus lieu, en conséquence, de statuer sur les conclusions tendant à l'annulation de l'arrêté ayant retiré ce permis. Saisi du litige, le Conseil d'Etat apporte un tempérament à la règle de principe de l'arrêt "Borusz" en cas de jonction d'affaires, en tirant les conséquences nécessaires de ses propres énonciations. Il juge qu'"à ce titre, lorsque le juge est parallèlement saisi de conclusions tendant, d'une part, à l'annulation d'une décision et, d'autre part, à celle de son retrait et qu'il statue par une même décision, il lui appartient de se prononcer sur les conclusions dirigées contre le retrait puis, sauf si, par l'effet de l'annulation qu'il prononce, la décision retirée est rétablie dans l'ordonnancement juridique, de constater qu'il n'y a plus lieu pour lui de statuer sur les conclusions dirigées contre cette dernière". En l'espèce, le tribunal administratif a commis une erreur de droit en déduisant que, par l'effet de l'annulation qu'il prononçait de l'arrêté délivrant le permis de construire, il n'y avait plus lieu de statuer sur les conclusions tendant à l'annulation du retrait de ce permis.
Comme on peut le voir à travers ce regard sommaire et rapide des faits de l'espèce, la jonction des requêtes est une mesure de simple commodité principalement utilisée par le juge dans une optique de bonne administration de la justice. Pour autant, elle ne doit pas nuire aux parties. Or, le non-lieu à statuer qui peut-être prononcé sur l'une des requêtes amène, par principe, à se poser la question de savoir si les droits des parties sont bien respectées. Il y là un conflit classique qui conduit à s'interroger quant à savoir si le juge sait employer avec retenue ses propres créations prétoriennes et en limiter cet emploi dans le seul but d'une bonne administration de la justice sans outrepasser ses compétences au détriment des règles élémentaires de protection des requérants. Par principe, la jonction des requêtes et le non lieu à statuer ne peuvent être opposés que dans des hypothèses strictement limitées (I). Cependant, la décision d'espèce ne s'inscrit pas dans ce cadre mais plutôt dans un mouvement ou un contexte général qui tend à assouplir les règles de principes autant pour la jonction des requêtes que pour le non-lieu à statuer (II).
I - Une jonction des requêtes et un non-lieu à statuer qui ne peuvent être opposés, par principe, que dans des hypothèses strictement limitées
De création prétorienne, la jonction des requêtes est une technique contentieuse à la disposition du juge dont il dispose de manière totalement libre sans aucune contrainte et dans la plupart du temps par commodité. Mais la jurisprudence a pu encadrer néanmoins la pratique dans l'intérêt des requérants en lui opposant la nécessité de respecter le principe de neutralité des instances. La jonction doit être neutre dans ses effets et ne pas avoir d'influence sur le sens des décisions rendues (A). La logique est la même concernant le non-lieu à statuer, la jurisprudence ne l'autorisant, notamment, qu'en cas de disparition intégrale, complète, rétroactive et définitive de l'acte à l'origine du non-lieu (B).
A - La nécessité de respecter le principe de neutralité des instances en cas de jonction des requêtes
La jonction des requêtes est une pratique contentieuse très courante devant les juridictions administratives, qu'elles soient de première instance, d'appel ou de cassation. Cette pratique n'est cependant pas mentionnée dans le Code de justice administrative contrairement à ce qui peut exister dans les Codes de procédure civile (à son article 367 N° Lexbase : L2213H4Q) ou pénale (à son article 387 N° Lexbase : L3301IQC pour le tribunal correctionnel par exemple). L'absence d'éléments de référence dans le Code fait écho à la vraie nature de la mesure à savoir le fait que la jonction n'est autre qu'une mesure de commodité ou d'administration juridictionnelle qui n'a pas à être motivée et qui ne fait l'objet d'aucun recours. En ce sens, la jonction, qui ne fusionne pas les litiges, doit être neutre dans ses effets et ne pas avoir d'influence sur le sens des décisions (7). La Cour de cassation adopte la même logique en jugeant que le propre de la jonction de plusieurs instances est de laisser à chaque procédure jointe ses caractères particuliers, étant seulement statué sur le tout par un seul jugement (8). C'est en ce sens qu'est défini le principe de neutralité en la matière. La jonction ne doit pas, logiquement, influer sur le sort réservé aux requêtes tel qu'il aurait été en l'absence de jonction.
Le pouvoir de jonction est un pouvoir discrétionnaire du juge : il peut toujours décider, s'il le désire, d'opérer une jonction et il n'est jamais dans l'obligation de joindre même quand cela lui est demandé par un requérant (9). Le juge dispose, depuis le début du XXème siècle, d'une grande liberté vis-à-vis des conclusions des parties (10). Aucune obligation de joindre ne peut lui être imposée (11). Dans ce cadre, la règle de l'infra ou de l'ultra petita ne s'applique pas. Lorsqu'il ne statue pas sur de telles conclusions, le silence vaut rejet (12). Ce sont des considérations de bonne administration de la justice, comme en l'espèce, qui amènent, la plupart du temps, le juge à joindre les requêtes, notamment quand la résolution d'un litige comportant plusieurs branches devient plus claire ou lorsqu'il permet une forme d'économie dans la présentation des faits ou des moyens. Les critères retenus dans les considérants de jonction, sont, à cet égard, très variables. Comme peut le relever le rapporteur public Edouard Crépey, "tantôt vous relevez que les questions que les requêtes que vous vous proposez de joindre présentent à juger sont les mêmes ; tantôt il est fait état de ce qu'elles sont, du moins, semblables ; parfois enfin vous vous référez à la notion de connexité" (13). Par la fixation d'un non-lieu à statuer, la décision d'espèce rompt avec le principe ainsi décrit en cas de jonction de requêtes vu les conséquences d'une telle décision sur la résolution du contentieux. La conséquence directe de son prononcé est l'absence d'examen du bien-fondé des prétentions avancées par les parties. Cette conséquence étant, par la suite, une limite réelle au "droit à l'accès au juge".
B - La nécessité de la présence d'une décision juridictionnelle devenue irrévocable pour prononcer le non-lieu à statuer
Les décisions de non-lieu rendues par les juridictions administratives sont très nombreuses. Le juge les utilise, le plus souvent, lorsque le litige a, plus ou moins, été transformé en cours d'instance de telle sorte à ce qu'il n'y ait plus lieu de statuer. Soit les éléments essentiels pour trancher le litige n'existent plus, soit il ne reste plus rien à juger. En la matière, le juge agit souvent avec beaucoup de pragmatisme. Lorsqu'un acte administratif (réglementaire ou individuel) a été retiré par l'administration ou annulé par le juge, l'acte disparaît rétroactivement de l'ordonnance juridique. Le juge, lorsqu'il est alors saisi de requêtes contre cet acte, prononce un non-lieu, peu importe que l'acte en question ait produit ou non des effets ou qu'il ait reçu exécution. Le juge a pris position en ce sens depuis la décision "Borusz" précité. Contrairement aux solutions antérieures (14), il est devenu indifférent au fait que la décision ait été exécutée tout ou partie avant son retrait. Il suffit juste pour qu'il y ait matière à non-lieu que le retrait ait acquis un caractère définitif (15). Cette règle de principe est rappelé en l'espèce, concernant le caractère de la décision juridictionnelle intervenue, par le considérant suivant lequel : "le juge de l'excès de pouvoir ne peut, en principe, déduire d'une décision juridictionnelle rendue par lui-même ou une autre juridiction, qu'il n'y a pas lieu de statuer sur des conclusions à fin d'annulation dont il est saisi, tant que cette décision n'est pas devenue irrévocable". Le juge administratif prononce également un non-lieu lorsque la décision contestée a seulement été abrogée en cours d'instance mais qu'elle n'avait reçu aucun commencement d'exécution. Lorsqu'un acte abrogé a reçu une exécution partielle ou temporaire, le dossier contentieux ne peut être clos par un non-lieu (16). Mais il faut, là encore, que l'abrogation soit définitive (17). Les effets entre l'abrogation d'un acte ou son retrait diffèrent dans la mesure où l'abrogation n'a pas d'effet rétroactif mais en l'absence de commencement d'exécution, l'abrogation a, en réalité, les mêmes effets que le retrait ce qui rend possible le non-lieu dans ce cas.
Si les règles sont clairement exposées concernant le non-lieu contre des actes positifs en excès de pouvoir, la jurisprudence a longtemps été plus nuancée ou hésitante concernant les décisions de refus. L'intervention en cours d'instance d'une décision individuelle rend sans objet le recours pour excès de pouvoir dirigé contre la décision de refus qui avait été, dans un premier temps, opposé à l'intéressé. C'est le cas d'un permis de construire délivré alors qu'initialement refusé (18), de la délivrance d'un visa initialement refusé (19), d'un agrément finalement accordé à une association d'accueil de personnes handicapées (20) ou encore de la communication de documents administratifs initialement refusée (21). La jurisprudence était moins lisible pour ce qui concerne le refus de prendre un acte réglementaire. Il y a désormais possibilité de non-lieu sur des conclusions qui tendent à l'annulation d'un refus d'abrogation en cas d'intervention, en cours d'instance, de l'abrogation demandée (22), même s'il y eu commencement d'application et alors même que l'abrogation ne serait pas devenue définitive (23). Cela avait longtemps été refusé (24). De même, le non-lieu n'était pas possible en cas d'intervention en cours d'instance d'un décret d'application d'une loi que le gouvernement avait initialement refusé de prendre (25). C'est le cas désormais. En présence d'un refus implicite de prendre un décret, l'intervention ultérieure de celui-ci rend sans objet le recours déposé contre le refus et ceci malgré le vide juridique qui s'est intercalé et qui ne peut être comblé rétroactivement (26). Dans la même logique, la ratification par le Parlement d'une ordonnance prévue par l'article 38 de la Constitution (N° Lexbase : L0864AHH) entraîne un non-lieu à l'égard d'un recours qui aurait été formé contre elle (27). C'est le cas aussi si l'ordonnance est devenue caduque faute de dépôt d'un projet de la loi de validation (28).
Les règles de principe concernant la technique de la jonction des requêtes ou l'utilisation par le juge du non-lieu à statuer sont encadrées par la jurisprudence pour que les administrés n'aient pas le sentiment d'être victimes d'un déni de justice à l'évocation de simples arguments procéduraux mais devant les contraintes imposées par la nouvelle règlementation pendante devant le contentieux administratif et la logique qui en découle, on assiste à un contexte général qui tend plutôt à assouplir l'ensemble de ces règles de principe. C'est dans ce cadre que s'inscrit la décision d'espèce.
II - Une jonction de requêtes et un non-lieu à statuer qui bénéficient d'un mouvement général d'assouplissement des règles de principe
La décision d'espèce, dans son ensemble, rompt avec la rigueur des principes qu'on a pu évoquer concernant la jonction des requêtes et le non-lieu à statuer et pourrait être mise en cause pour ne pas préserver les intérêts des requérants. Elle s'inscrit, en ce sens, dans un mouvement général de remise en cause des hypothèses d'interdiction de principe de la jonction des requêtes qui existaient jusque là justement pour protéger les droits des requérants (A). On ne peut pas raisonner de la sorte dans la mesure où le juge, lorsqu'il utilise ces techniques, préserve, dans la majeure partie des cas, leurs intérêts. On peut même dire que l'arrêt rapporté s'inscrit aussi dans un autre mouvement général tendant à préserver l'essentiel des droits des requérants (B).
A - Une décision qui s'inscrit dans un mouvement général de remise en cause des hypothèses d'interdiction de jonction des requêtes
Elle s'inscrit dans un mouvement plus général d'atténuation des règles de principe concernant la jonction des requêtes où des interdictions de principe sont remises en cause sous l'effet de décisions du juge, de l'évolution de certains principes ou de l'adaptation de l'office du juge. Il y a d'abord une dérogation importante au principe de neutralité de la jonction qui a été opéré en matière électorale. Le juge considère ainsi que lorsqu'il y a une annulation en appel, pour irrégularité, d'un jugement d'un tribunal administratif à la demande d'un seul des requérants de première instance, cette annulation a pour effet de le ressaisir de l'ensemble des protestations (29). Le juge adapte ici son office, qui n'est pas de protéger des droits subjectifs mais de s'assurer le plus possible qu'il ne laisse pas subsister une élection entachée d'une irrégularité d'ordre public ou signalée par les protestataires. C'est la conséquence nécessaire de l'indivisibilité des résultats du scrutin et de l'office particulier du juge électoral, qui est de rétablir la véritable volonté des électeurs et qui, par exception à la règle générale, lui impose d'ailleurs, en pratique, de joindre l'ensemble des protestations dont il est saisi contre un même scrutin.
Autre décision révélatrice de cette évolution dans l'office du juge quant à l'atteinte à la neutralité dans la jonction des requêtes, la décision "Tavassoli" (30) par laquelle il a été relevé que les chambres disciplinaires de l'ordre des médecins ne commettent pas d'irrégularité en joignant des plaintes concernant des praticiens distincts. L'interdiction de jonction était justifiée par la tenue d'audiences non publiques à huis clos imposée pour protéger la confidentialité de certaines informations auxquelles seules les parties à l'instance devaient avoir accès. Cette confidentialité serait mise en échec si des affaires mettant en cause des parties différentes pouvaient être jointes. C'est dans le contentieux fiscal que l'on trouvait le plus grand nombre d'exemples jurisprudentiels (31). Mais c'est dans le contentieux disciplinaire des ordres professionnels que la règle a été affirmée avec la plus grande solennité (32), la même formulation ayant été reprise dans plusieurs arrêts postérieurs (33), qui précisent toutefois que, par exception, la jonction est possible lorsque les parties sont les mêmes. De même, rien ne s'oppose à ce que ces juridictions disciplinaires, qui connaissent de l'ensemble du comportement professionnel d'un praticien et ne sont pas tenues de limiter leur examen aux seuls faits dénoncés par une plainte déterminée, usent de la faculté, lorsqu'elles sont saisies de plusieurs plaintes dirigées contre un même membre de l'ordre, de joindre les affaires dont elles se trouvent ainsi saisies et d'y statuer par une seule décision (34). A travers la décision "Tavassoli", il n'y avait aucune raison de maintenir l'interdiction de jonction puisque les séances de ces juridictions disciplinaires étaient devenues publiques par l'effet de l'application de l'article 6 de la CESDH (N° Lexbase : L7558AIR).
C'est une nouvelle décision de la section du contentieux qui allait mettre fin à la même jurisprudence dans le domaine du contentieux fiscal qui interdisait au juge, en matière fiscale, de joindre les requêtes de deux contribuables distincts quels que soient les liens de fait ou de droit existant entre les impositions contestées (35). Cette interdiction est dorénavant levée (36). Plusieurs critiques sont notamment relatées dans les conclusions du rapporteur public Edouard Crépey (37) tenant notamment à la persistance de censures de pure forme plus en lien avec la nouvelle logique existante en procédure contentieuse qui réserve les annulations aux atteintes substantielles aux droits des parties (38). On peut citer aussi la persistance d'une règle qui n'est pas facteur de clarté dans la présentation du litige et de sa solution notamment quand il n'y a pas de jonction entre les activités professionnelles d'un des membres du foyer fiscal et les conséquences qu'il y a lieu d'en tirer sur l'imposition commune à l'impôt sur le revenu, cela ne sert pas toujours les intérêts d'une bonne administration de la justice (39). Enfin, la jonction permettrait de centraliser davantage des affaires ayant des liens de fait et de droit alors que réparties entre plusieurs ressorts de tribunal administratif (40).
B - Une décision qui s'inscrit dans un mouvement général de préservation des droits des parties en cas de jonction des requêtes ou de non-lieu à statuer
Il ressort de la décision d'espèce que lorsque le juge est parallèlement saisi de conclusions tendant à la fois, à l'annulation d'une décision et au retrait de cette décision, il peut statuer par une même décision. Dans ce cadre, il lui appartient de se prononcer sur les conclusions dirigées contre le retrait puis de constater qu'il n'y a plus lieu de statuer sur les conclusions dirigées contre l'annulation de la décision. La question se pose de savoir si le juge, en agissant de la sorte, ne dépasse pas son office en privilégiant des considérations d'opportunité sur les droits des parties tenant notamment à l'examen du bien-fondé des prétentions avancées et leur "droit à l'accès au juge". Si l'on regarde la jurisprudence en la matière, on peut voir que, dans l'ensemble, le juge se montre soucieux de préserver les intérêts des requérants tout en favorisant une bonne administration de la justice.
Ainsi, il n'est pas interdit au juge de condamner solidairement, si la demande lui est faite, une partie requérante perdante et une autre partie requérante qui s'est pourtant désistée et dont le juge avait joint les requêtes, la jonction emporte cette solidarité sans que le principe de neutralité ne soit méconnu pour autant. Il est également loisible au juge de mettre à la charge de parties "perdantes", dont les requêtes ont été jointes, des frais d'expertise (41). Le principe de neutralité n'est pas mis en cause, de même, suite à une simple mesure d'instruction comme, par exemple, la mise en place d'une expertise, sollicitée et obtenue par une partie, qui peut être utilisée par le juge dans d'autres pourvois joint au litige (42). Enfin, la jonction d'instance n'a pas pour effet de donner qualité pour faire appel en toutes circonstances. Ainsi, dans le cadre d'une jonction de trois instances, une partie appelée dans la cause dans deux de ces instances n'a pas qualité pour faire appel contre la décision objet du litige de la troisième instance, nonobstant le fait que ces trois litiges étaient joints (43).
Concernant le principe du contradictoire, il a pu être précisé que la jonction des décisions ne vaut pas fusion des instances, en particulier dans la phase d'instruction. C'est donc sans irrégularité, au regard des exigences du contradictoire, que le juge omet de communiquer à un requérant une pièce sur laquelle il se fonde pour répondre à un moyen articulé par un autre requérant (44). En revanche, le juge prend garde de protéger les droits des parties dans la procédure. Ainsi, le juge de l'impôt, lorsqu'il a joint les requêtes distinctes présentées par deux requérants (relatives à la même imposition des deux membres d'un foyer fiscal), ne peut, sans méconnaître le caractère contradictoire de la procédure, fonder sa décision à l'égard du deuxième requérant sur un élément qui n'était mentionné que dans la requête du premier requérant sans avoir au préalable communiqué cette requête au deuxième requérant pour lui permettre d'y apporter, le cas échéant, la contradiction (45).
S'agissant plus particulièrement du cas du non-lieu à statuer propre à l'arrêt d'espèce, le Conseil d'Etat prend soin de rappeler, dans sa décision, que la partie à laquelle un non-lieu a été opposé, sera à même de former, si elle le souhaite, un recours incident contre la partie du dispositif du jugement prononçant le non-lieu à statuer. Comme en matière civile, cette possibilité de "riposte" de l'intimé contre l'appelant a toujours été admise même sans texte. D'ailleurs, le Code de justice administrative n'en fait pas état et l'essentiel de son régime juridique, voire la quasi-totalité, est réglé par la jurisprudence. Cependant, l'emploi de l'appel incident en excès de pouvoir se heurte souvent à la règle selon laquelle, pour être recevable, il ne doit pas soumettre au juge un litige distinct de celui dont l'a saisi l'appel principal. Concernant le non-lieu à statuer lors de la jonction de requête, le juge opte pour une conception souple de l'appel incident quant à sa recevabilité. On peut citer, à cet égard, la décision "Association des paralysés de France" (46). Il y a eu, dans cette espèce, deux procédures parallèles qui ont conduit à deux recours devant le tribunal administratif contre deux décisions administratives différentes, et d'ailleurs de sens opposé, par deux requérants différents mais chacun étant défendeur dans l'affaire de l'autre. Les conclusions incidentes ont pourtant été déclarées recevables alors qu'elles ne doivent pas soulever de litige distinct. Le juge aurait pu retenir que les affaires ont suivi des parcours différenciés, qu'il y avait deux décisions administratives différentes qui, de surcroît, n'avaient été réunies au sein du même jugement que par l'effet d'une jonction. Cela n'a pas été le cas et cela montre bien que c'est donc une approche assez souple de la recevabilité du recours incident qui est retenu préservant ainsi les intérêts des requérants en la matière.
(1) Conseil d'Etat, Rapport public 2016, Activité juridictionnelle et consultative des juridictions administratives en 2015, La documentation française, 2016.
(2) Comme, par exemple, celles relatives au développement des modes alternatifs de règlement des litiges, cf. loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016, de modernisation de la justice du XXIe siècle (N° Lexbase : L1605LB3), JO, 19 novembre 2016, texte n° 1.
(3) Décret n° 2016-1480 du 2 novembre 2016, portant modification du Code de justice administrative (partie réglementaire) (N° Lexbase : L9758LAN), JO, 4 novembre 2016, texte n° 16.
(4) Décret n° 2016-1481 du 2 novembre 2016, relatif à l'utilisation des téléprocédures devant le Conseil d'Etat, les cours administratives d'appel et les tribunaux administratifs (N° Lexbase : L9754LAI), JO, 4 novembre 2016, texte n° 17.
(5) CE, 19 avril 2000, n° 207469 (N° Lexbase : A3079B8K), Rec. CE, p. 157.
(6) CE, 5 mai 2017, n° 393268 (N° Lexbase : A9890WBW).
(7) CE, 28 janvier 1987, n° 39145 (N° Lexbase : A4064AP9), AJDA, 1987, p. 279.
(8) Cass. civ. 2, 29 mars 1971, n° 70-10.627 (N° Lexbase : A4140CKK), Bull. civ. II, 1971, n° 139.
(9) CE, 31 janvier 1923, Préfet des Alpes-Maritimes, req. n° 66294, 66295, Rec. CE, p. 107.
(10) CE, 7 février 1912, Jellenick-Mercédès, S. 1914, III, 122 ; CE, 29 juillet 1983, n° 37285 (N° Lexbase : A0708AM8), Tables, p. 355.
(11) CE, 15 décembre 1971, n° 80210 (N° Lexbase : A0807B8E), Rec. CE, Tables, p. 1156.
(12) CE, 21 novembre 1962, n° 54812, Rec. CE, p. 849.
(13) E. Crépey, Joindre ou ne pas joindre dans le contentieux fiscal, AJDA 2015, p. 2499.
(14) Par ex., CE, 6 juillet 1992, n° 122874 (N° Lexbase : A7368ARC), Rec. CE, Tables, p. 1225, où le non-lieu n'est pas prononcé parce que le décret d'extradition, objet du litige, avait reçu, avant son retrait, un commencement d'exécution, à savoir le placement de l'intéressé sous verrou juridictionnel.
(15) Voir, dans le même sens, CE, Sect., 13 juillet 1961, Consorts Bec, Rec. CE, p. 485.
(16) CE, 12 novembre 1986, n° 62622 (N° Lexbase : A5184AMX) ; CE, 4 mars 2013, n° 359428 (N° Lexbase : A3221I98), Rec. CE, p. 23.
(17) CE, Sect., 13 mars 1970, n° 74278 (N° Lexbase : A9161B7G) ; CE, Ass., 14 avril 1995, n° 148379, 148380 (N° Lexbase : A3527ANX), Rec. CE, p. 181.
(18) CE, 21 mai 1953, Consorts Bernabé, Rec. CE, p. 244.
(19) CE, 8 décembre 2000, n° 214479 (N° Lexbase : A1618AIR), Rec. CE, Tables, p. 1165.
(20) CE, 9 décembre 1994, n° 117595 (N° Lexbase : A4063ASB), Rec. CE, p. 543.
(21) CE, Sect., 17 janvier 1986, n° 62282 (N° Lexbase : A7547AMH), Rec. CE, p. 7.
(22) CE, 27 juillet 2001, n° 218067 (N° Lexbase : A8586B8I), Rec. CE, p. 401.
(23) CE, 30 mai 2005, n° 250516 (N° Lexbase : A4969DIU).
(24) Par ex., CE, 22 novembre 2000, n° 210718 (N° Lexbase : A9618AHP).
(25) CE, 30 juillet 1997, n° 177264 (N° Lexbase : A1026AEQ), Rec. CE, Tables, p. 1009 ; CE, 27 juillet 2001, n° 208167 (N° Lexbase : A4998AUN), Rec. CE, p. 419.
(26) CE, 27 juillet 2005, n° 261694 (N° Lexbase : A1329DKG), AJDA, 2005, p. 2172, chron. C. Landais et F. Lenica.
(27) CE, 23 octobre 2002, n° 232945 (N° Lexbase : A3668A3A), AJDA, 2003, p. 27, note D. Costa.
(28) CE, 2 avril 2003, n° 246748 (N° Lexbase : A0360DAL).
(29) CE, 27 mai 2015, n° 382165 (N° Lexbase : A7523NIH), AJDA, 2015, p. 1846, chron. G. Odinet et L. Dutheillet de Lamothe, AJCT, 2015, p. 450, pratique M. Yazi-Roman.
(30) CE, 31 mars 2014, n° 358820 (N° Lexbase : A6406MI4), Rec. CE, Tables, p. 816.
(31) Impossibilité de joindre, par ex., deux requêtes relatives, l'une à l'impôt sur le revenu d'une personne physique, l'autre à l'imposition d'une indivision dont elle était membre (CE, 4 décembre 1961, Dame veuve L., Rec. CE, p. 679) ou des requêtes présentées par trois associés d'une société de fait (CE, 7 mars 1960, Sieur Z, Rec. CE, p. 178).
(32) CE, 10 décembre 1958, Bernhard, Rec. CE, p. 635.
(33) CE, 20 octobre 1978, n° 6302 (N° Lexbase : A3109AIY), Rec. CE, p. 389 ; CE, 6 février 1980, n° 10132 (N° Lexbase : A6683AID), Rec. CE, Tables, p. 844 ; CE, 27 juin 1980, n° 22929 (N° Lexbase : A8511B8Q), Rec. CE, Tables, p. 845.
(34) CE, Sect., 30 mars 1990, n° 76961 (N° Lexbase : A5546AQH), Rec. CE, p. 86.
(35) CE, 14 juin 1989, n° 61229 (N° Lexbase : A0758AQ7), Rec. CE, p. 621.
(36) CE, 23 octobre 2015, n° 370251 (N° Lexbase : A0319NUD).
(37) E. Crépey, Joindre ou ne pas joindre dans le contentieux fiscal, préc..
(38) Voir, par ex., CE, 11 juillet 2012, n° 347001 (N° Lexbase : A8406IQE), Rec. CE, Tables, p. 919.
(39) E. Crépey, Joindre ou ne pas joindre dans le contentieux fiscal, préc..
(40) Ibid.
(41) CE, 28 décembre 1992, n° 66755 (N° Lexbase : A8892ARR).
(42) CE, 29 mai 1987, n° 52213 (N° Lexbase : A5789AMD).
(43) CE, 5 juillet 1995, n° 138734 (N° Lexbase : A5062ANS), Rec. CE, Tables, p. 992.
(44) CE, 27 juillet 2005, n° 228554 (N° Lexbase : A1277DKI), Rec. CE, Tables, p. 1042-1058-1061.
(45) CE, 29 octobre 2012, n° 346641 (N° Lexbase : A1172IWC).
(46) CE, 3 juillet 2013, n° 348099 (N° Lexbase : A4568KIZ), Tables, pp. 419, 802, 865, 867.
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:458413