La lettre juridique n°427 du 10 février 2011 : Avocats/Institutions représentatives

[Questions à...] Quelle gouvernance pour la profession de demain ? Entretien avec... Madame le Professeur Marie-Anne Frison-Roche

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par Elizabeth Menesguen, Ancien Bâtonnier du Barreau du Val de Marne, Membre du Bureau de la Conférence

le 15 Février 2011

On ne présente pas Marie-Anne Frison-Roche, son cursus universitaire et sa carrière professionnelle parlent pour elle : licenciée en philosophie, titulaire d'un DEA de droit privé, d'un DEA de droit processuel, d'un doctorat d'Etat en droit privé et sciences criminelles, elle achèvera ses études en étant agrégée "major" du Concours d'agrégation de droit privé et des sciences criminelles. Professeur à l'Université d'Angers puis à celle de Paris-Dauphine, elle enseigne aujourd'hui à Sciences Po (Paris). Elle a fondé en 2009 The Journal of Regulation. Son propos est d'établir une doctrine cohérente, à la fois juridique, économique et politique, aboutissant à la construction d'un droit autonome de la régulation, commun à tous les secteurs régulés. Cette vision transversale l'amène à être fréquemment sollicitée par des Gouvernements, des entreprises et des "régulateurs". La Conférence des Bâtonniers de France et d'Outre-Mer est de ceux-là ; le débat récurrent qui anime la profession d'avocat s'agissant de la gouvernance l'a tout naturellement conduite à se tourner vers elle : quelle gouvernance pour la profession de demain ? A cette question, et à quelques autres, Madame Frison-Roche a bien voulu répondre. Elle l'a fait avec la pertinence et la simplicité qui sont l'apanage des grands esprits. Qu'elle en soit ici chaleureusement remerciée. Elizabeth Menesguen : Madame le Professeur, en septembre 2010, lors du séminaire de la Conférence des Bâtonniers qui s'est tenu à Carcassonne, séminaire que vous aviez bien voulu honorer de votre présence, le Bâtonnier Jean-Luc Forget avait récusé le terme de "gouvernance" ; ce mot, disait-il, n'était pas heureux : il traduirait une certaine "arrogance" du pouvoir à l'égard de ceux qu'il prétend servir.  Comment définiriez-vous la "gouvernance" ?

Marie-Anne Frison-Roche : La gouvernance est au contraire un terme utile qui désigne une nouvelle façon de faire tenir des équilibres qui ne s'établissent et ne se maintiennent pas spontanément. Ce que Michel Foucault a désigné comme la "gouvernementalité" est l'art nouveau d'obtenir des personnes qu'elles adoptent des comportements conformes. Jadis, cela procédait de l'obéissance du "gouvernement". La "gouvernance" est plus douce et exprime une adhésion de celui à qui s'applique la règle, ce qui conduit à voir en lui la source de la contrainte et non l'objet. En cela, l'adhésion à des valeurs communes, exprimées par celui en qui le professionnel se reconnaît, est une forme moderne de gouvernance : l'organisation par les Ordres en est un exemple.

Elizabeth Menesguen : La norme hiérarchique serait donc étrangère à la gouvernance de la profession d'avocat. Elle se caractériserait par une adhésion à un ensemble de valeurs éthiques dont les Ordres seraient les gardiens. Mais cette construction vous paraît-elle encore viable dans un système marchand ?

Marie-Anne Frison-Roche : Le système marchand est tout d'abord un espace concurrentiel dans lequel les agents économiques prennent des risques pour obtenir des profits, selon la définition classique du contrat de société de l'article 1832 du Code civil (N° Lexbase : L2001ABQ). Mais lorsque l'argent cesse d'être le moyen d'échange pour devenir l'objet d'échange, par la financiarisation de l'économie, le risque devient un danger pour le système économique lui-même. Des historiens comme Fernand Braudel l'ont démontré. Les agents économiques "achètent" alors la confiance dont ils ont besoin. Une profession qui peut apporter, par son seul titre, une telle confiance a une considérable valeur de marché. Les Ordres sont les garants de cette valeur. La déontologie est l'avenir de marchés fragilisés par l'aléa moral.

Elizabeth Menesguen : A votre sens donc, les Ordres ne constitueraient pas des survivances archaïques, ils seraient au contraire des "régulateurs"...

Marie-Anne Frison-Roche : Peu importe de savoir si les Ordres sont ou non ancrés dans le passé dans la mesure où les marchés, par nature ouverts et se renouvelant sans cesse, sont aptes à faire table rase : cela ne suffit plus à les légitimer mais cela ne les "plombent" pas non plus, dès l'instant qu'ils sont adéquats.

Or, ils le sont s'ils émettent des normes de comportements dans lesquels les professionnels se reconnaissent, auxquelles les avocats adhèrent, ce qui pose le problème de l'unité de cette profession, et qui permet la confiance accordée par les tiers.

La discipline achève de construire la crédibilité de la profession, théorie de la crédibilité dont les économistes ont montré toute l'importance, sans la restreindre à la seule expertise technique.

Elizabeth Menesguen : Vous n'ignorez cependant pas que les dimensions des Ordres sont diverses et que certains, faute de moyens économiques, font difficilement face à leurs missions de formation, de communication et de prévoyance... Sur ce point, les conclusions de la Commission présidée par Maître Jean-Michel Darrois sont terribles...

Marie-Anne Frison-Roche : Le constat est une chose, la reconstruction des causalités en est une autre. En effet, si les missions de formation, pour ne prendre que celles-ci parce qu'elles sont premières et que la profession doit être en première ligne en la matière, ne sont pas pleinement assurées, quelles en sont les causes ? La dimension des Ordres ?

Dans un tel cas, si la cause est celle-là, le remède est alors une mutualisation des procédés, leur modernisation par la technologie.

Si la cause est autre, par exemple un décalage entre ce qui doit être appris -un état d'esprit, une sensibilisation aux valeurs propres de la profession- alors la question de la dimension n'a guère de pertinence.

En revanche, celle de déterminer qui doit enseigner devient première : quelqu'un intérieur ou extérieur à la profession ? Quelqu'un du même âge ou d'une génération précédente ? etc..

Dans l'échauffement des discussions autour d'une profession qui semble effrayée par ses chiffres, cette reconstitution à froid des causalités semble manquer.

Elizabeth Menesguen : Maintien des Ordres locaux donc (même si certains mériteraient d'être redimensionnés) et renforcement de la représentation nationale, n'est-ce pas antinomique ?

Marie-Anne Frison-Roche : Un esprit cartésien dirait en effet que l'on ne peut pas vouloir une telle chose et son contraire, c'est-à-dire ici des Ordres locaux dont on renforce l'implantation historique et une structure nationale où les mêmes professionnels se retrouveraient. Il y aurait pléonasme.

Face à cette "faute" de construction, il faudrait choisir, sans doute entre la proximité et la légitimité historique d'une part, l'unité nationale face à l'étendue du marché du droit et la légitimité expertale d'autre part.

Mais voyons plutôt le paysage comme un jardin anglais. En effet et au contraire, l'un n'empêche pas l'autre. D'un côté, il convient que les avocats trouvent localement des structures ordinales, celles-là mêmes qui peuvent transmettre les "signaux faibles" par lesquels une culture professionnelle peut être conservée dans un contexte contraire de marché et que dans le même temps, ils disposent d'une structure d'une nature différente, d'une ampleur plus grande ne prenant pas la forme précédente du réseau, dans laquelle s'élabore une doctrine plus abstraite sur la profession.

Il me semble donc que les deux doivent être renforcés. Le renforcement de l'un ne se paie pas par l'affaiblissement de l'autre, de la même façon que la puissance des marchés ne se paie pas par l'affaiblissement de la déontologie et de la spécificité du métier d'avocat, bien au contraire en raison du rôle de la confiance dans les marchés.

Elizabeth Menesguen : D'aucuns songent à la nécessité d'un échelon intermédiaire -barreau de cour, ordre régional ou autre...-. Cette idée vous paraît-elle pertinente ?

Marie-Anne Frison-Roche : Il est difficile pour un regard par trop extérieur comme le mien d'avoir un avis éclairé sur une telle question. En effet, il s'agit de prendre position sur le "juste maillage" de la régulation de la profession, notamment de l'adéquation du plus ou moins petit ou grand "quadrillage" ordinal par rapport au territoire.

Mais ce sur quoi il convient de réfléchir, comme vous le faites dans la façon dont vous formulez l'interrogation, ce sont les éléments qui constituent les deux termes de la mesure : ainsi, si l'on fait prédominer le critère géographique, l'on se rapprochera plutôt de la région, si l'on met en premier le critère substantiel, l'on choisit le critère de la juridiction, c'est-à-dire la cour d'appel. En outre, suivant que la concentration prend le calque du découpage administratif (département, région, etc.), plus l'avocature est conçue comme un service de l'Etat. Le poids de l'aide juridictionnelle y incite. Enfin, la régulation économique ne cessant d'osciller entre les deux schémas, on peut concevoir une centralisation des Ordres, comme vous l'évoquez par exemple à l'hypothèse d'Ordres régionaux, ou bien une mise en réseau des Ordres, déjà effective à travers la Conférence. Ce modèle-ci est utilisé systématiquement en régulation économique.

Elizabeth Menesguen : Diriez-vous que les Ordres ne rempliront leur rôle "régulateur" qu'autant qu'ils sauront mutualiser leurs moyens ?

Marie-Anne Frison-Roche : Là encore, les Ordres sont les mieux placés pour répondre à ces questions d'expertise, mais il me semble qu'on ne régule bien, tâche complexe, qui jouxte la gouvernance et exige de connaître et d'instruire, que si l'on dispose des moyens matériels et de l'organisation efficace requis.

En outre, les Ordres doivent conforter la crédibilité de l'avocat, en tant qu'il appartient à cette profession-là. Pour inspirer confiance, donner les informations, agir d'une façon transparente, avoir la vigilance disciplinaire que l'on attend d'eux, les Ordres doivent avoir des moyens suffisants. Si cela doit passer par la mutualisation, pourquoi pas. Simplement, il convient que cette mutualisation, dont on trouve aussi de nombreux exemples en régulation économique, n'entame pas le coeur de la fonction de chaque Ordre pris en tant que tel, c'est-à-dire gardien de l'identité de l'avocat, en tant que celui-ci adhère à un ensemble de valeurs déontologiques, reconnues par le marché et au titre desquelles celui-ci lui accorde sa confiance.

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