Réf. : Cass. soc., 8 février 2017, n° 15-21.064, FS-P+B (N° Lexbase : A2022TCU)
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par Sébastien Tournaux, Professeur à la Faculté de droit de Bordeaux
le 02 Mars 2017
Résumé
La faute lourde est caractérisée par l'intention de nuire à l'employeur, laquelle implique la volonté du salarié de lui porter préjudice dans la commission du fait fautif et ne résulte pas de la seule commission d'un acte préjudiciable à l'entreprise. |
Commentaire
I - Application au dénigrement de la conception renouvelée de la faute lourde
L'évolution de la définition de la faute lourde. Depuis 1990 (1), la Chambre sociale de la Cour de cassation définissait la faute lourde du salarié comme celle commise avec l'intention de nuire à l'entreprise ou à l'employeur. Cette définition était entièrement prétorienne, comme d'ailleurs les définitions des fautes graves, sérieuses ou légères, puisque que le législateur ne s'est jamais intéressé à l'échelle des fautes pour seulement encadrer en partie leur régime.
Le législateur prévoyait, ainsi, que la faute lourde privait le salarié du droit au paiement d'une indemnité compensatrice de congés payés. Jugée contraire à la Constitution en 2016 (2), cette disposition a été abrogée et le nouveau texte, issu de la loi n° 2016-1088 du 8 août 2016, relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels (N° Lexbase : L8436K9C), n'évoque même plus ce type de faute. La faute lourde n'est plus désormais envisagée, pour l'essentiel, que dans le cadre du régime juridique de la grève au cours de laquelle seuls des agissements qui reçoivent cette qualification permettent le licenciement du salarié gréviste (3). Là encore, seul le régime juridique de la faute lourde est donc envisagé.
Par deux arrêts rendus en 2015, la Chambre sociale a légèrement affiné sa définition et a précisé ce qu'il fallait entendre par l'intention de nuire du salarié (4). Désormais, la faute lourde est caractérisée par l'intention de nuire "à l'employeur" et non plus à l'entreprise, et elle implique "la volonté du salarié de lui porter préjudice dans la commission du fait fautif et ne résulte pas de la seule commission d'un acte préjudiciable à l'entreprise". Cette précision était certainement nécessaire d'un point de vue pédagogique. En effet, de très nombreuses entreprises et juridictions du fond qualifient de faute lourde des comportements qui, après contrôle de la Chambre sociale, sont requalifiés en faute grave. C'est donc cette nouvelle définition dont il est à nouveau fait application dans l'affaire présentée.
L'affaire. Un salarié, engagé en 1998 par un cabinet d'expertise comptable et assurant les fonctions de directeur d'agence, est licencié pour faute lourde le 29 novembre 2005. L'employeur lui reproche d'avoir tenu, devant des clients, des propos contraires aux intérêts de l'entreprise en remettant en question le bien-fondé de sa politique tarifaire.
La cour d'appel de Nîmes juge que le licenciement repose bien sur une faute lourde. Elle considère, en effet, que les propos du salarié démontraient sa "déloyauté à l'égard de son employeur" et que, "compte tenu de son niveau de responsabilité et de sa qualification, l'auteur de ces propos dénigrant la politique tarifaire de la société devant la clientèle ne pouvait ignorer leur impact et leur caractère préjudiciable", si bien que ces agissements caractérisaient une intention de nuire à l'employeur.
Par un arrêt rendu le 8 février 2017, la Chambre sociale de la Cour de cassation casse cette décision au visa de l'article L. 223-14, alinéas 1er et 4 du Code du travail (N° Lexbase : L5916AC4), devenu article L. 3141-26 du Code du travail (N° Lexbase : L6923K9B) dans sa rédaction résultant de la décision n° 2015-523 du Conseil constitutionnel en date du 2 mars 2016 (N° Lexbase : A7973QDN).
La Chambre sociale rappelle que "la faute lourde est caractérisée par l'intention de nuire à l'employeur, laquelle implique la volonté du salarié de lui porter préjudice dans la commission du fait fautif et ne résulte pas de la seule commission d'un acte préjudiciable à l'entreprise", et en déduit que la cour d'appel n'avait pas caractérisé la volonté de nuire à l'employeur. La cassation est prononcée pour défaut de base légale, ce qui traduit "un défaut de motivation, d'où découle une mauvaise application du droit" (5) : il n'est pas reproché aux juges du fond de ne pas avoir recherché l'intention de nuire mais plutôt de l'avoir mal caractérisée.
II - Conséquences modérées de la conception renouvelée de la faute lourde
Que retenir de la nouvelle définition de la faute lourde ? Au mot près, la Chambre sociale reprend donc, ici, très exactement, la formule inaugurée par les deux arrêts de 2015. Cette définition, en apparence plus précise qu'elle ne l'était auparavant, a été analysée comme n'étant pas susceptible de beaucoup modifier la jurisprudence de la Chambre sociale en la matière (6).
Certes, la définition ne vise plus expressément que la volonté de nuire à l'employeur et non plus à l'entreprise, mais cette distinction, autrefois employée par les juges, était relativement obscure, principalement parce que l'entreprise reste une entité difficilement saisissable. La définition nouvelle pourrait laisser penser que les agissements du salarié doivent être délibérément dirigés contre la personne physique ou morale cocontractante et non pas vers l'entité plus abstraite que constitue l'entreprise. Il y a d'ailleurs, dans cette approche, une forme de logique et de cohérence au regard du régime juridique de la faute lourde.
En effet, si la faute lourde du salarié ne permet plus la privation des indemnités de congés payés, elle demeure la seule qui autorise l'employeur à engager la responsabilité civile du salarié (7). Or, dans une acception certes fort classique du préjudice (8), seule une personne qui subit un dommage légitime, celle qui a un intérêt légitime à agir parce qu'il a été porté atteinte à l'un de ses droits subjectifs, peut engager la responsabilité de l'auteur du dommage (9). L'entreprise n'ayant pas la personnalité juridique, elle n'est pas titulaire de droits subjectifs, pas davantage qu'elle ne peut agir en justice.
Certainement plus juste d'un point de vue technique, le recentrage sur l'intention de nuire à l'employeur ne devrait, toutefois, pas emporter de changements concrets très importants. En effet, l'entreprise s'identifie le plus souvent à la personne physique ou morale de l'employeur, si bien que nuire à l'un, c'est très souvent aussi nuire à l'autre.
Pour le reste, l'intention de nuire à l'employeur restera particulièrement difficile à caractériser. Elle devrait répondre à des problématiques assez proches de celle de la preuve de l'intention dolosive caractérisant un dol, qui permet l'annulation d'un contrat ou de l'intention de nuire qui caractérise un abus de droit. L'un comme l'autre ne sont que rarement admis par les juges, précisément parce que le caractère interne, psychologique, de l'intention est souvent indémontrable.
On peut, enfin, relever que la Chambre sociale a parfois pu juger que le dénigrement de l'entreprise auprès de ses clients pouvait justifier la qualification de faute lourde, ce qui n'est pas admis en l'espèce (10). Cela ne signifie pas, bien sûr, que le dénigrement ne puisse jamais être qualifié de faute lourde, mais il sera nécessaire de démontrer l'intention malveillante.
Des enjeux minimes. Au-delà des questions purement techniques de qualification, l'enjeu des précisions apportées par les arrêts récents à la qualification de faute lourde n'aura finalement qu'un impact modéré en pratique, parce que le régime de la faute grave et de la faute lourde ont été sensiblement rapprochés.
Il ne subsiste plus, en réalité aujourd'hui, que deux enjeux essentiels. D'abord, nous l'avons vu, celui de l'engagement de la responsabilité civile du salarié auteur d'une faute lourde. Encore que l'on puisse, là aussi, relativiser, puisque, si la possibilité d'engager cette responsabilité est essentielle lorsque l'entreprise subit un préjudice matériel aisément quantifiable (11), elle présente un intérêt bien plus faible dans le cadre d'un dénigrement dont les effets sur les partenaires de l'entreprise sont plus souvent difficiles à évaluer. Ensuite, la qualification de faute lourde reste essentielle dans le cadre de la grève. On sait, toutefois, que l'appréciation de la faute lourde dans le cadre d'un conflit collectif répond à des logiques légèrement différentes puisque le juge admet cette qualification sans toujours rechercher l'intention de nuire, notamment lorsque le salarié sort du strict cadre légal de la grève.
Pour conclure, on peut légitimement se demander si la qualification de faute lourde conserve un avenir en droit du travail. Les textes visés par la Chambre sociale ne font plus référence à la faute lourde. Déjà fragile avant la censure du Conseil constitutionnel, quel sera, à l'avenir, le fondement textuel de la qualification de faute lourde ?
(1) Cass. soc., 29 novembre 1990, n° 88-40.618, publié (N° Lexbase : A9254AAY) ; sur cette faute, lire l’Ouvrage de droit du travail (N° Lexbase : E9192ESA).
(2) Cons. const., décision n° 2015-523 QPC du 2 mars 2016 (N° Lexbase : A7973QDN) et les obs. de Ch. Radé, Lexbase, éd. soc., n° 647, 2016 (N° Lexbase : N1762BW8). V. également Cass. QPC, 2 décembre 2015, n° 15-19.597, FS-P+B (N° Lexbase : A4927NY7) et nos obs., Lexbase, éd. soc., n° 637, 2015 (N° Lexbase : N0450BWL).
(3) C. trav., art. L. 2511-1 (N° Lexbase : L0237H9N). Il est également fait référence à la faute lourde dans quelques textes relatifs à des contrats aidés, mais elle est alors toujours placée au même niveau que la faute grave auquel le même régime s'applique, v. par ex. C. trav., art. L. 5121-17 (N° Lexbase : L6511IZ8), pour les entreprises qui recourent au contrat de génération et bénéficient d'une aide dont ils ne sont pas privés si le sénior est licencié pour faute grave ou lourde ; v. encore, C. trav., art. L. 5134-21-2 (N° Lexbase : L6804I77), le bénéfice d'une aide en cas de recrutement d'un salarié en contrat d'accompagnement dans l'emploi à condition que l'embauche ne vise pas à procéder au remplacement d'un salarié licencié, à moins que le licenciement n'ait reposé sur une faute grave ou lourde.
(4) Cass. soc., 22 octobre 2015, deux arrêts, n° 14-11.291, FP-P+B (N° Lexbase : A0160NUH) et n° 14-11.801, FP-P+B (N° Lexbase : A0259NU7) et les obs. de Ch. Radé, Lexbase, éd. soc., n° 632, 2015 (N° Lexbase : N9833BUQ).
(5) J.-P. Ancel, Le manque de base légale, Cycle Droit et technique de cassation, 2009.
(6) Cass. soc., 22 octobre 2015, deux arrêts, n° 14-11.291, FP-P+B et n° 14-11.801, FP-P+B, préc., et les obs. de Ch. Radé, Lexbase, éd. soc., n° 632, 2015, préc.. Dans le même sens, Cass. soc., 26 janvier 2017, n° 15-27.365, F-D (N° Lexbase : A5568TAH) et les obs. de G. Auzero, Lexbase, éd. soc., n° 687, 2017 (N° Lexbase : N6580BWM).
(7) Rappelant que seule la faute lourde justifie l'engagement de la responsabilité civile du salarié, v. récemment Cass. soc., 25 janvier 2017, n° 14-26.071, FS-P+B (N° Lexbase : A5474TAY) et les obs. de Ch. Radé, Lexbase, éd. soc., n° 687, 2017 (N° Lexbase : N6577BWI).
(8) Il faut ainsi nuancer, au regard de l'émergence de préjudices détachés d'une personne qui le subit directement, comme cela est le cas, par exemple, avec les préjudices environnementaux.
(9) V. F. Terre, Ph. Simler, Y. Lequette, Droit des obligations, D., 11ème éd., 2013, p. 763.
(10) Admettant la faute lourde : Cass. soc., 5 avril 2005, n° 02-46.628, F-D (N° Lexbase : A7517DHU) ; Cass. soc., 18 décembre 2013, n° 12-15.009, F-D (N° Lexbase : A7261KSQ).
(11) V., par ex., les deux arrêts de 2015, préc., où il s'agit de cas de détournements de fonds dont le salarié est l'auteur mais qui ne permettent pas d'engager sa responsabilité, faute que l'intention de nuire à l'employeur soit démontrée.
Décision
Cass. soc., 8 février 2017, n° 15-21.064, FS-P+B (N° Lexbase : A2022TCU) Cassation partielle (CA Nîmes, 6 septembre 2011, n° 10/01572 N° Lexbase : A4145H7N) Textes visés : C. trav., art. L. 223-14, ancien (N° Lexbase : L5916AC4), art L. 3141-26 (N° Lexbase : L6923K9B), dans sa rédaction issue de la décision du Conseil constitutionnel du 2 mars 2016 (Cons. const., décision n° 2015-523 QPC du 2 mars 2016 N° Lexbase : A7973QDN). Mots-clés : faute lourde ; qualification ; dénigrement. Lien base : (N° Lexbase : E9192ESA). |
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