La lettre juridique n°422 du 6 janvier 2011 : Droits fondamentaux

[Questions à...] Code de déontologie : "On ne renonce pas à sa liberté de penser lors d'une embauche, ni même au cours de l'exécution de son contrat de travail" - Questions à Maître Dominique Bianchi, avocat au barreau de Lille

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[Questions à...] Code de déontologie : "On ne renonce pas à sa liberté de penser lors d'une embauche, ni même au cours de l'exécution de son contrat de travail" - Questions à Maître Dominique Bianchi, avocat au barreau de Lille. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/3554926-questionsacodededeontologieionnerenoncepasasalibertedepenserlorsduneembauchenimem
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par Grégory Singer, Rédacteur en chef de Lexbase Hebdo - édition sociale

le 17 Janvier 2011

A la suite de la loi américaine "Sarbanes Oxley", des entreprises internationales ont élaboré des codes de conduite applicables dans leur établissement français se traduisant, notamment, par la mise en place de dispositifs d'alerte professionnelle. Ces chartes imposent ou interdisent, également, certains comportements aux salariés (conflits d'intérêts, délits d'initié, détention d'informations privilégiées, etc.). Le législateur, l'administration du travail et la Cour de cassation ont tenté d'encadrer ces clauses portant atteinte à la liberté d'expression des salariés (1). Récemment, le tribunal de grande instance de Lille (TGI Lille, 30 novembre 2010, référé n° 10/00981 N° Lexbase : A7160GNI) a ordonné à une entreprise de mettre en conformité son code éthique avec la loi française et les principes de libertés fondamentales. A l'origine de ce jugement, une filiale française d'un groupe américain a imposé à ses salariés la validation de ce code par le biais d'un programme d'e-learning. Un délégué syndical de la CFDT avait été sanctionné pour avoir refusé de signer cette charte et de suivre ladite formation. Lexbase Hebdo - édition sociale a rencontré Maître Dominique Bianchi, avocat au barreau de Lille, représentant le salarié et le syndicat, qui revient sur l'application des chartes éthiques en France. Lexbase : Le jugement du TGI de Lille rappelle l'arrêt de la Cour de cassation du 8 décembre 2009 (2) qui avait encadré les chartes éthiques de l'entreprise Dassault. En quoi le code éthique mis en place au sein de cette filiale d'une société américaine est-il différent ?

Dominique Bianchi : La similitude des affaires "Dassault" et "Exide Technologie" tient au fait que ces entreprises ont entendu faire application d'une législation américaine, en l'occurrence la loi dite "Sarbanes Oxley", en l'étendant à leur filiales situées à l'étranger, télescopant de facto les législations nationales. Pour autant, et alors que la société Dassault avait mis en place un code dit "de conduite" qui organisait lui-même, et en son sein, un dispositif d'alerte professionnelle, le modus operandi de la société Exide Technologie est resté différent puisqu'une procédure d'alerte a d'abord été mise en oeuvre et qu'à la suite de celle ci, a succédé la mise en place d'un code dit "de déontologie", puis celui d'une séquence informatique visant à s'assurer de l'adhésion des salariés au dit code. Le contrôle juridictionnel est donc réduit, dans la procédure Exide Technologie, à celui de la licéité du code et à celui de ladite séquence informatique en question. Cette procédure s'inscrit, par ailleurs, en parallèle d'une procédure prud'homale visant à faire reconnaître l'illicéité d'un avertissement notifié à un délégué syndical ayant refusé de suivre la séquence informatique de mise en situation du code éthique de la société Exide Technologie.

Lexbase : Ces codes ont été mis en place à la suite de la loi américaine "Sarbanes Oxley" de 2002 afin de s'attaquer aux conflits d'intérêts. Peuvent-ils être réellement appliqués en France ?

Dominique Bianchi : Les évolutions législatives et jurisprudentielles des dix dernières années attestent d'un souci constant de préserver les conditions de travail des salariés et de sécuriser celles-ci, à n'importe quel prix d'ailleurs, même celui de la mauvaise foi (la suspension du contrat de travail en matière de maladie, de maternité, les décisions récentes intervenues en matière de harcèlement moral, d'équité salariale, de discrimination, le rôle grandissant du CHSCT dans l'entreprise, le contentieux de la faute inexcusable, l'obligation de sécurité de résultat de l'employeur). Rien qui ne se fait ou qui ne se défait en droit du travail aujourd'hui ne se pense autrement que par le prisme de la sécurité au travail. Cette sensibilité ne doit rien au hasard et tient, sans entrer dans le détail, à l'impulsion du droit communautaire... Toujours est-il que ce constat interroge... En effet, comment articuler avec les règles françaises une législation dont la philosophie reste étrangère à la sécurité au travail et dont la seule préoccupation demeure l'éthique des comportements, des affaires (le code mis en place par l'entreprise Dassault s'intitulant Code of Business Conduct) ? Ce seul constat rend compte de la difficulté de conjuguer des règles dont les ambitions restent, originairement, si singulièrement et si profondément différentes.

Lexbase : Certaines dispositions du code éthique, notamment la question des financements des partis politiques, ne s'appliquent pas en France. Cela entraîne-t-il des conséquences sur l'opposabilité dudit code aux salariés ?

Dominique Bianchi : La circonstance que certaines dispositions soient ou ne soient pas applicables en raison de leur illégalité manifeste importe peu. Cela n'autorise pas un employeur à solliciter de ses salariés qu'ils consentent à des obligations, dont l'employeur sait, lui-même, qu'elles restent inapplicables, même en indiquant à ces mêmes salariés qu'ils n'ont pas à respecter ces règles si la loi nationale l'interdit. Par ailleurs, ces codes sont la résultante, bien souvent, de transcriptions et traductions quasi littérales de textes américains ce qui, confusément et par le truchement des renvois, rend difficilement lisible la frontière entre ce qui peut être applicable et ce qui ne l'est pas. Or, et à ce titre, la circonstance même de la signature des salariés n'est pas neutre dès lors qu'elle contractualise l'engagement de ceux-ci sur les obligations qui sont décrites au sein desdits codes. De facto, l'économie de la relation de travail s'en trouve bouleversée et les manquements à ces obligations deviennent opposables au salarié au regard de l'exercice légitime du pouvoir de direction de l'employeur. Peut-on se satisfaire d'incertitudes sur le périmètre même des obligations en cause ? L'article L. 1235-1 du Code du travail (N° Lexbase : L1338H9G) nous donne un début de réponse puisque, dans le cadre d'une rupture du contrat de travail, le doute profite au salarié. Cela n'est, cependant, satisfaisant pour aucune des parties au contrat de travail, ni pour le salarié, ni pour l'employeur.

Lexbase : Ce jugement est un exemple de l'actualité récente portant sur la difficile articulation entre vie privée/vie professionnelle (3). Est-ce que comme l'avocate de l'entreprise l'énonce, vous pensez que l'on n'entre pas dans une entreprise si l'on ne veut pas voir restreindre une partie de sa liberté de sa pensée ? Quelles sont les conséquences pour l'exécution du contrat de travail des salariés ?

Dominique Bianchi : On ne renonce pas à sa liberté de penser lors d'une embauche, ni même au cours de l'exécution de son contrat de travail. L'article L. 1121-1 du Code du travail (N° Lexbase : L0670H9P) pose, d'ailleurs, et de manière très solennelle, le principe selon lequel "Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché". Ainsi, sauf circonstances particulières laissées au contrôle a posteriori du juge, la liberté de penser des salariés reste intacte. On notera, néanmoins, que certaines entreprises dites "de tendances", parce que prônant la défense d'idées particulières comme un parti politique ou un syndicat, peuvent ne recruter que des salariés qui adhérent à leurs convictions (4). Les cas présents sont, néanmoins, différents puisque les entreprises, qui font ici débat, ne se singularisent pas par leur conviction politique ou syndicale.

Quoi qu'il en soit, si les salariés ne renoncent pas à leur liberté de penser, ils ne peuvent abuser de l'exercice de leur droit d'expression lequel est encadré dans l'entreprise. A propos du régime de la modification du contrat de travail, le Doyen Waquet évoquait il y a quelques années ce qui relève de la sphère contractuelle et ce qui relève de la sphère non-contractuelle (5). Il me semble possible dans cette logique concentrique d'y adjoindre la sphère privée laquelle doit être sanctuarisée, nonobstant les atteintes multipliées, dont elle fait désormais l'objet comme en atteste, par exemple, la mise à disposition de téléphones et ordinateurs portables "au profit" des salariés. Enfin, il me paraît intéressant de relever que les cas présents pointent, avec intérêt, l'inadéquation qui peut exister entre l'application décidée d'une politique RH dans l'entreprise et son articulation plus ou moins malléable avec les obligations légales.

Lexbase : Le conseil des prud'hommes de Lille va rendre son jugement le 31 janvier sur l'avertissement reçu par le délégué syndical de la CFDT. Le syndicat demande-t-il une réparation pour un préjudice subi ?

Dominique Bianchi : Le syndicat CFDT a introduit, postérieurement, à la procédure prud'homale, mise en oeuvre par le salarié pour remettre en cause de licéité de son avertissement, un contentieux en référé devant le tribunal de grande instance de Lille. L'objet de ce contentieux vise, en application de l'article L. 2131-1 du Code du travail (N° Lexbase : L2109H9Y), la défense des droits ainsi que des intérêts matériels et moraux, tant collectifs qu'individuels, des salariés. Abstraction faite de l'état d'avancement de la procédure prud'homale, ayant donné lieu à un changement de conseil et à une décision de départage, et aux règles qui régissent la procédure prud'homale, le syndicat CFDT a renoncé à s'engager sur les mérites d'une intervention volontaire devant le conseil de prud'hommes pour ne pas ajouter inutilement au débat judiciaire relatif à la licéité de l'avertissement notifié.


(1) V. sur cette question, Cass. soc., 8 décembre 2009, n° 08-17.191, FP-P+B+R+I (N° Lexbase : A3615EPL) et les obs. de Ch. Willmann, Alerte professionnelle : un code d'entreprise doit être conforme à la loi du 6 janvier 1978, Lexbase Hebdo n° 376 du 17 décembre 2009 - édition sociale (N° Lexbase : N7165BMC) ; sur le rapport "Antonmatéi-Vivien" de janvier 2007, v. les obs. de Ch. Willmann, Chartes d'éthique et alerte professionnelle (rapport Antonmatéi-Vivien, janvier 2007), Lexbase Hebdo n° 263 du 7 juin 2007 - édition sociale (N° Lexbase : N3661BB9).
(2) Cass. soc., 8 décembre 2009, préc..
(3) V. not., CPH Boulogne-Billancourt, 19 novembre 2010 n° 09/00316 (N° Lexbase : A6710GKQ) et n° 09/00343 (N° Lexbase : A6712GKS), Facebook m'a licencié ! - Questions à Maître Grégory Saint Michel, avocat au Barreau de Paris, Lexbase Hebdo n° 418 du 25 Novembre 2010 - édition sociale (N° Lexbase : N6896BQH) ; CPH Mantes-la-Jolie, 13 décembre 2010, n° 10/00587 (N° Lexbase : A1067GNT), Licenciement pour port d'un voile : "une pierre à l'édifice de la laïcité" - Questions à Maître Richard Malka, avocat à la cour, Lexbase Hebdo n° 421 du 16 décembre 2010 - édition sociale (N° Lexbase : N8427BQ8).
(4) Cass.soc, 20 novembre 1986, n° 84-43.243 (N° Lexbase : A2194AAI), Bull. civ. V, n° 555. Sur cette question, voir récemment, CEDH, 23 septembre 2010, 2 arrêts, req. n° 1620/03 (N° Lexbase : A9856E9W) et req. n° 425/03 (N° Lexbase : A9858E9Y), v. les obs., de Ch. Willmann, Entreprises de tendance : on ne badine pas avec l'amour, Lexbase Hebdo n° 414 du 28 octobre 2010 - édition sociale (N° Lexbase : N4392BQQ).
(5) Sur cette question, Cass. soc., 10 juillet 1996, n° 93-41.137 (N° Lexbase : A2054AAC) et sur la distinction entre modification du contrat de travail et changement des conditions de travail, cf. l’Ouvrage "Droit du travail" (N° Lexbase : E8918ES4).

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