La lettre juridique n°422 du 6 janvier 2011 : Internet

[Questions à...] La neutralité du net : enjeux et perspectives - Questions à Maître Jean-Marc Coblence, Avocat associé - SCP Coblence & Associés et Président de Cyberlex

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par Vincent Téchené, rédacteur en chef de Lexbase hebdo - édition affaires

le 17 Janvier 2011

Le 6 décembre 2010, s'est tenue au Sénat la quatrième édition des Rencontres annuelles du droit de l'internet organisée par l'association Cyberlex (1), en partenariat avec l'Association française pour le nommage internet en coopération (AFNIC). Cette année, les organisateurs avaient, notamment, choisi d'aborder la question de la neutralité d'internet. Le débat sur la neutralité du net ou "Net Neutrality" est apparu aux Etats-Unis au tournant des années 2000, la Federal Communications Commission (FCC) ayant notamment eu à statuer sur des différends opposant des fournisseurs de services internet à des cablô-opérateurs concernant l'accès des premiers au marché des communications internet via le câble. Le débat s'est par la suite déplacé sur la thématique du droit des usagers d'accéder aux contenus et services de leurs choix. La FCC a alors initié une première reconnaissance de ces préoccupations en adoptant, en 2005, quatre principes directeurs : "Policy Statements on 4 Internet freedoms". Fin 2009, la FCC a lancé une nouvelle consultation afin de codifier les principes directeurs adoptés en 2005 et compléter le dispositif. En Europe, le débat sur la neutralité d'internet est nettement plus récent, et ce n'est véritablement qu'à l'occasion des nouvelles Directives (2) relatives aux communications électroniques que des voix se sont exprimées sur la net neutralité. En France, rapports, débats et consultations publiques se multiplient (3), l'ARCEP ayant récemment publié dix propositions et recommandations pour promouvoir un internet neutre et de qualité (4). C'est donc dans ce contexte et pour comprendre les enjeux de la neutralité d'internet que Lexbase Hebdo - édition affaires a rencontré Maître Jean-Marc Coblence, Avocat associé - SCP Coblence & Associés et Président de Cyberlex, qui a accepté de répondre à nos questions.

Lexbase : Comme définiriez-vous la neutralité d'internet et quels sont les enjeux du débat ?

Jean-Marc Coblence : La neutralité d'internet est une notion protéiforme qui vise, dans son principe, à exclure toute forme de discrimination à l'accès à internet en fonction de l'appareil utilisé, du contenu transmis ou des services accessibles. Se poser la question de la neutralité du net revient, en fait, à s'interroger sur le point de savoir si tout le monde a accès, de façon égalitaire, à l'ensemble de la prestation technique du réseau ou si certains, par exemple, parce qu'ils sont plus puissants économiquement, ont un accès prioritaire par rapport aux autres. D'ailleurs, je ne trouve pas le terme "neutralité" très adapté ; ce qui est "neutre" fait plutôt référence à une sorte d'immobilisme, alors qu'ici c'est tout le contraire. C'est pourquoi je parlerai plutôt d'"objectivité" du net, expression qui me semble mieux refléter la problématique et les véritables enjeux du débat. En effet, aborder la net neutralité, c'est se demander jusqu'à quel point le réseau peut être objectif et transparent.

La transparence est, ici, essentielle : savoir ce qui se passe sur le net et comment cela se passe est déjà un bon début.

Les enjeux sont à la fois politiques, concurrentiels et économiques. Rappelons d'abord qu'il s'agit d'un vrai débat de société démocratique. La Chine ou d'autre Etats dictatoriaux ne se posent pas la question de savoir comment assurer et encadrer la neutralité d'internet. L'approche retenue de la notion traduit ainsi l'état moral, sociologique, juridique et politique de la société en cause Aujourd'hui, par exemple en France, aucun opérateur ne refuserait d'obtempérer à une décision de la puissance publique qui viserait à interdire ou restreindre la bande passante d'un site qui servirait de soutien logistique à des activités terroristes. C'est donc un débat qui ne peut pas être abordé dans l'abstraction et qui se doit d'être nécessairement évolutif. La neutralité du net doit être comprise comme une notion qui évoluera dans le temps en fonction de la société. Il faut seulement élaborer un cadre juridique qui permette d'éviter des abus dans un sens ou dans un autre. Il s'agit là du propre du droit : faire en sorte que l'on vive ensemble !

Lexbase : Quelles sont les difficultés se rapportant à la neutralité du net identifiées sur le marché français ?

Jean-Marc Coblence : Vous remarquerez que le débat, bien que réel, n'est pas très vif en France et cela s'explique par le fait que personne ne s'est jamais vraiment plaint de comportements partiaux de la part des opérateurs techniques. Bien sûr, on a vent de difficultés, comme du cas où un FAI avait limité l'accès de ses abonnés au service Dailymotion, en réduisant leur débit, les empêchant de la sorte de visionner les vidéos hébergées par le site en cause. Mais, il s'agit là d'une "micro" histoire qui, comme les autres, s'est résolue par le lobbying des internautes.

Le débat n'a pourtant jamais été autant d'actualité en France, puisque se pose la question du maintien ou non de l'accessibilité à Weakileaks. En effet, doit-on, au nom d'un principe de transparence démocratique, laisser à Weakileaks la possibilité d'accéder au réseau ou, au contraire, l'interdire au nom d'une politique de puissance publique et de l'ordre public international ?

Au total, même si le problème ne s'est posé que de façon très marginale, on pressent qu'il va prendre de l'ampleur. Il convient donc d'anticiper le phénomène.

Il est à cet égard pertinent d'analyser, les premières condamnations de Google pour son outil Google Suggest, qui propose des mots-clés sur sa page d'accueil, au fur et à mesure de la saisie de la requête (système dit d'auto-complétion) (5). En substance, si les tribunaux français admettent que ce sont bien les requêtes des internautes qui, mécaniquement, produisent les suggestions, ils retiennent en même temps qu'il s'agit d'un mécanisme sur lequel l'homme peut intervenir pour les corriger, notamment, lorsque ces dernières peuvent être diffamatoires ou injurieuses. Il s'agit bien d'un format neutre puisqu'il s'agit d'un schéma mathématique issu de l'accumulation de données objectives. Toutefois, ce schéma "neutre" n'est pas sans contrôle, et l'homme ayant la capacité d'intervenir, il se doit de le faire lorsque le modèle mathématique produit des conséquences qui ne sont pas acceptables par la société.

Lexbase : Les règles existantes aujourd'hui en matière de réglementation sectorielle et en matière de concurrence vous semblent-elles suffisantes pour répondre aux questions suscitées sur la neutralité du net ?

Jean-Marc Coblence : Si la question de la neutralité du net n'est pas en elle-même qu'un problème de droit de la concurrence, les règles du droit de la concurrence ont à l'évidence un rôle à jouer. D'ailleurs, les nombreux monopoles et oligopoles qu'internet a générés, et que l'on connaît aujourd'hui, intéressent les diverses Autorités de concurrence, quel que soit le pays concerné.

J'en veux pour preuve l'avis publié le 14 décembre dernier par l'Autorité française de la concurrence sur le fonctionnement concurrentiel de la publicité en ligne (6), qui a jugé que Google occupait une position "fortement dominante" dans la publicité liée aux recherches sur internet et a listé quatorze "préoccupations" des acteurs du marché liées à cette situation. Or, nombre de ces "préoccupations" ne sont pas étrangères au débat sur la neutralité du net.

On est, à l'inverse, au coeur même du débat lorsque l'autorité propose de vérifier que Google ne favoriserait pas ses propres services en mettant en avant "Google Maps" "dans les résultats de recherche pour toute requête laissant deviner une recherche géographique" ou encore, que le montant des enchères Adwords "reste proportionné à la valeur du service et ne comporte pas de prime d'éviction" lorsque Google ou une de ses filiales y participent. On ne parle encore que de net neutralité lorsque l'Autorité de la concurrence dit qu'il convient de vérifier si les pratiques de Youtube, filiale de Google, "entravent l'indexation de ses contenus par les moteurs de recherche concurrents".

Le droit de la concurrence a donc, on le voit, un rôle essentiel à jouer dans la net neutralité, un rôle essentiel mais pas suffisant et il conviendra probablement et notamment en pratique d'encadrer les mécanismes de gestion de trafic dont l'ARCEP recommande, à juste titre, qu'ils respectent les critères généraux de pertinence, de proportionnalité, d'efficacité, de non-discrimination et de transparence.

Lexbase : Quelles sont les dispositions contenues dans le "paquet Télécom" (7) ayant pour objectif d'assurer la net neutralité ? Comment encadrer la net neutralité ?

Jean-Marc Coblence : Le principe essentiel posé est celui de la transparence Le "paquet Télécom" impose en effet que les utilisateurs soient informés des "niveaux minimaux de qualité des services offerts", des "conditions limitant l'accès à des services ou des applications, et/ou leur utilisation" ainsi que des mesures mises en place pour "mesurer ou orienter le trafic". Or, la transparence est le préalable indispensable à l'appréciation de neutralité du net. Connaître les agissements des opérateurs permet en effet de se prononcer sur le caractère objectif de leur comportement ou, en tous les cas, d'en apprécier le degré de subjectivité. Mais ne nous trompons pas ; il ne s'agit pas "du" texte sur la neutralité du net. D'ailleurs, qui pourrait aujourd'hui rédiger une loi encadrant de façon exhaustive les problématiques posées par ce concept ?

Le problème est particulièrement épineux puisqu'il s'agit d'une problématique internationale, si bien qu'un règlement national de la question n'aura que des conséquences pratiques fort limitées sur les comportements. En même temps, dire qu'un texte international est la solution, relève de l'utopie. Alors pour faire preuve de réalisme, ce qui est indispensable en la matière, il semble que seule une accumulation de textes nationaux créant un contexte général d'encadrement normatif de la neutralité d'internet, duquel se dégageraient des principes consensuels, pourra contraindre les acteurs du web, quels qu'ils soient, à se comporter de façon plus cohérente. Le droit international revient, dans ces matières, à faire naître un consensus le plus large possible sur le plus petit dénominateur commun. C'est certes frustrant, mais il faut avancer et pour cela, il convient d'être extrêmement modeste.

On le voit, la neutralité d'internet est un vrai sujet, sinon le prototype du sujet politique susceptible d'influencer la vie sociale. Il doit ainsi être constamment présent dans l'esprit de tous les intervenants du marché. Enfin, admettons que souvent les pouvoirs publics ne se mobilisent qu'après la survenance d'un évènement sinon catastrophique, du moins remarquable. Si tel doit être le cas pour la neutralité du net, les considérations du débat, nous l'avons vu, sont telles qu'il ne reste qu'à souhaiter que législateur et juristes prennent suffisamment de distance. L'émotion et la colère n'ont jamais été bonnes conseillères !


(1) Cf. le site internet de Cyberlex.
(2) Directive 2009/140/CE du Parlement européen et du Conseil du 25 novembre 2009 (N° Lexbase : L1209IGU) et Directive 2009/136/CE du Parlement européen et du Conseil du 25 janvier 2009 (N° Lexbase : L1208IGT).
(3) Cf., notamment, la synthèse, présentée le 18 juin 2010, de la consultation publique sur la neutralité du net installée par le secrétariat d'Etat à la prospective et à l'économie numérique le 24 février 2010 et la proposition de loi relative à la neutralité de l'Internet, enregistrée à l'Assemblée nationale le 20 décembre 2010.
(4) La Neutralité des réseaux et de l'Internet : propositions et orientations de l'ARCEP, 30 septembre 2010.
(5) Cf., notamment, TGI Paris, 17ème ch., 8 septembre 2010.
(6) Autorité de la concurrence, avis n° 10-A-29 du 14 décembre 2010, sur le fonctionnement concurrentiel de la publicité en ligne (N° Lexbase : X9116AH4).
(7) Le "paquet Télécom" comprend les Directives 2009/140 et 2009/136 du janvier 2009, préc. (note 2) ainsi que le Règlement (CE) n° 1211/2009, instituant l'Organe des régulateurs européens des communications électroniques (ORECE) (N° Lexbase : L1051IGZ).

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