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par Anne Lebescond, Journaliste juridique
le 07 Octobre 2010
A défaut de pouvoir agir contre l'internaute, les ayants droit se sont retournés contre la société Tiscali, avec succès.
Quelques semaines avant l'arrêt retentissant du 14 janvier 2010, Lexbase Hebdo - édition privée générale avait rencontré Giuseppe de Martino, Directeur juridique et réglementaire monde de Dailymotion et Président de l'ASIC (Association des services internet communautaires) (2), qui était revenu sur la responsabilité des hébergeurs (3). Il nous exposait, notamment, les dispositions favorables à ces acteurs de la toile, contenues dans la "LCEN" (loi n° 2004-575 du 21 juin 2004, pour la confiance en l'économie numérique N° Lexbase : L2600DZC) et issues de la Directive du 8 juin 2000 dite "Commerce électronique" (Directive 2000/31, relative à certains aspects juridiques des services de la société de l'information, et notamment du commerce électronique, dans le marché intérieur N° Lexbase : L8018AUI).
Ce régime est-il, aujourd'hui, remis en cause par la jurisprudence ? La question se pose, en particulier, pour les opérateurs hybrides du web 2.0. Lexbase Hebdo - édition privée générale a donc rencontré, une nouvelle fois, Giuseppe de Martino, président de la première organisation française des acteurs de l'internet communautaire, qui nous explique les raisons pour lesquelles, en dépit de la sévérité de l'arrêt du 14 janvier dernier, il reste confiant.
Lexbase : Sur quels fondements repose la condamnation de la société Tiscali ?
Giuseppe de Martino : Devant le tribunal de grande instance de Paris, les éditeurs Lucky Comics et Dargaud Lombard ont agi contre Tiscali sur le fondement des articles :
- L. 122-4 du Code de la propriété intellectuelle (N° Lexbase : L3360ADS), relatif à la contrefaçon ;
- 43-9 de la loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986, relative à la liberté de communication (N° Lexbase : L8240AGB), tel que modifié par la loi n° 2000-719 du 1er août 2000 (N° Lexbase : L1233AII), aux termes duquel "les prestataires mentionnés aux articles 43-7 et 43-8 sont tenus de détenir et de conserver les données de nature à permettre l'identification de toute personne ayant contribué à la création d'un contenu des services dont ils sont prestataires" ;
- et 1382 du Code civil (N° Lexbase : L1488ABQ).
Les juges de première instance (TGI Paris, 16 février 2005) les ont déboutés de leur action en contrefaçon, au motif que l'article 43-9 invoqué ne permettait de retenir la responsabilité des hébergeurs "que si, ayant été saisis par une autorité judiciaire, ils n'ont pas agi promptement pour empêcher l'accès à ce contenu" (loi n° 86-1067, art. 43-8), ce qui ne pouvait être reproché en l'espèce. Le tribunal a, toutefois, retenu une faute commise par le FAI au titre de son obligation d'identification des personnes ayant contribué à la création d'un contenu sur leur site.
Cette décision a été infirmée en appel. La cour a considéré que Tiscali ne pouvait être regardée comme un simple hébergeur, et de ce fait, bénéficier des dispositions de l'article 43-8 de la loi du 30 septembre 1986. Elle était, au contraire, éditeur, dès lors qu'elle proposait aux internautes de créer leurs pages personnelles à partir de son site "www.chez.tiscali.fr" et qu'elle exploitait commercialement ce site, invitant les annonceurs à mettre en place des espaces publicitaires payants directement sur les pages personnelles (4). L'exonération de responsabilité prévue à l'article 43-8 ne pouvait, donc, pas jouer. Les juges ont, eux aussi, reproché à Tiscali son manquement à l'obligation d'identification des personnes à l'origine de la diffusion des contenus.
La première chambre civile de la Cour de cassation a confirmé cette solution le 14 janvier dernier. Les juges ont, en effet, retenu la qualification d'éditeur : "la société Tiscali Média a offert à l'internaute de créer ses pages personnelles à partir de son site et proposé aux annonceurs de mettre en place, directement sur ces pages, des espaces publicitaires payants dont elle assurait la gestion ; ces seules constatations souveraines font ressortir que les services fournis excédaient les simples fonctions techniques de stockage, visées par l'article 43-8 de la loi du 30 septembre 1986 dans sa rédaction issue de la loi du 1er août 2000 applicable aux faits dénoncés, de sorte que ladite société ne pouvait invoquer le bénéfice de ce texte".
Le point relatif au manquement à l'obligation d'identification retenu par la cour d'appel à l'encontre de Tiscali n'a, quant à lui, pas été examiné par la Haute juridiction.
Lexbase : Partagez-vous le raisonnement de la première chambre civile ?
Giuseppe de Martino : Reprenons ce raisonnement : la Cour de cassation condamne la société Tiscali pour contrefaçon, car celle-ci est responsable du contenu diffusé sur son site par des internautes, au titre de son statut d'éditeur. Si Tiscali est qualifiée comme tel, c'est parce qu'elle a dépassé les simples fonctions de stockage visées par l'article 43-8 de la loi du 30 septembre 1986, dans sa version alors applicable.
Jusqu'ici, tout est clair. Mais, il reste à déterminer en quoi ces fonctions auraient été dépassées et c'est là où le bât blesse.
Pour caractériser un éventuel dépassement, il convient de définir la notion de "simples fonctions de stockage visées à l'article 43-8" -notons, au passage, que ce texte a préféré la notion de "stockage direct et permanent", à celle retenue par la Cour-. Or, la loi ne donne aucune indication. En l'absence de précision légale, la Cour de cassation n'a pas cru devoir se livrer à l'exercice, mais décide que ce point relève de l'appréciation souveraine des juges du fond. Ceux-ci ont relevé que "la société Tiscali Média a offert à l'internaute de créer ses pages personnelles à partir de son site et proposé aux annonceurs de mettre en place, directement sur ces pages, des espaces publicitaires payants dont elle assurait la gestion". Deux critères fondant l'exclusion de "simples fonctions de stockage" sont dégagés : l'hébergement restreint à une seule partie du site web (structure du site) et la présence de publicités payantes (activité de régie publicitaire).
La solution est critiquable, qu'elle soit envisagée, aussi bien, sous l'aspect structurel, que sous l'aspect économique.
A la lecture des arrêts, dès lors que la prestation technique d'hébergement requiert une interface web structurée, l'opérateur développe une activité plus large que la pure fonction de stockage. L'activité des plateformes s'apprécierait, donc, dans sa globalité. Pourtant, la loi ne se réfère aucunement à un quelconque critère d'organisation des plateformes pour déterminer le statut d'hébergeur. Ceci est d'autant plus heureux qu'en pratique, l'hébergeur est toujours conduit à organiser l'information qu'il stocke, en fonction, notamment, de la casquette de l'utilisateur (diffuseur de contenu ou public, etc.).
La loi ne fait pas non plus de l'exploitation commerciale un cas d'exclusion du bénéfice des dispositions de l'article 43-8. Au contraire, le texte vise les personnes "physiques ou morales" qui assurent leur prestation de stockage "à titre gratuit ou onéreux". Le législateur entendait, donc, inclure les sociétés commerciales dans le paramètre du statut d'hébergeur, sans distinguer selon leurs sources de financement.
Enfin, un tel raisonnement a pour originalité de soumettre les hébergeurs disposant de plateformes structurées et en partie rémunérées par la publicité à une responsabilité plus lourde que celle de l'éditeur : ils sont responsables du contenu diffusé sur le site et ont l'obligation de conserver les éléments permettant une identification des personnes à l'origine de la diffusion du contenu (ce qui n'est pas le cas de l'éditeur) !
Lexbase : Etes-vous inquiet de la portée que pourrait avoir cet arrêt pour les opérateurs hybrides du web 2.0 ?
Giuseppe de Martino : Rappelons, tout d'abord, que cette décision a été rendue sous l'empire de la loi antérieure (5), aujourd'hui caduque.
La "LCEN" a transposé la Directive "Commerce électronique", dont l'un des objectifs affichés est justement de limiter la responsabilité de certains prestataires de services, afin d'assurer le développement de l'économie numérique.
Aujourd'hui, la question est réglée par l'article 6 de la "LCEN". Aux termes de ce texte, "les personnes physiques ou morales qui assurent, même à titre gratuit, pour mise à disposition du public par des services de communication au public en ligne, le stockage de signaux, d'écrits, d'images, de sons ou de messages de toute nature fournis par des destinataires de ces services ne peuvent pas voir leur responsabilité civile engagée du fait des activités ou des informations stockées à la demande d'un destinataire de ces services si elles n'avaient pas effectivement connaissance de leur caractère illicite ou de faits et circonstances faisant apparaître ce caractère ou si, dès le moment où elles en ont eu cette connaissance, elles ont agi promptement pour retirer ces données ou en rendre l'accès impossible".
En premier lieu, soulignons que, tout comme la loi antérieure, le texte ne se réfère nullement à l'organisation structurelle de la plateforme, ni ne distingue selon son mode de financement (en particulier, par la publicité). Très justement et au regard de la jurisprudence rendue sous l'empire de la "LCEN", pour retenir la responsabilité du prestataire technique, le critère déterminant dans l'application du régime de responsabilité dérogatoire de ces prestataires techniques réside, en fait, dans l'appréciation de la capacité de l'opérateur à réagir, en cas de contenu dénoncé.
En second lieu, la "LCEN" a revu la notion de stockage : il ne s'agit plus de "stockage direct et permanent", mais tout simplement de "stockage". Cette nouvelle rédaction, fortement soutenue lors des débats sur la "LCEN" à l'Assemblée nationale, devrait permettre de limiter la portée de l'arrêt du 14 janvier dernier. La nouvelle notion est, en effet, bien plus large que la précédente : elle doit s'entendre d'actions matérielles essentiellement techniques, automatiques et passives, permettant de caractériser l'absence complète de maîtrise de l'opérateur sur le contenu posté. Ces nouvelles dispositions doivent, donc, avoir pour effet, d'étendre le champ d'application de l'hébergement aux acteurs du web 2.0.
La Direction générale des services et marché intérieur de la Commission européenne a une position identique. A propos d'une enquête transmise par l'Administration française, qui comportait une question portant sur le fait de savoir si "les services dits du web 2.0 étaient de nature à justifier une remise en cause de principes généraux établis par la Directive du 8 juin 2000", la réponse donnée le 31 juillet 2008 s'interprète a priori sans ambiguïté : non ! Je cite : "cette formulation peut suggérer que les services du web 2.0 ne sont pas couverts ou en tous cas ne sont pas réglementés d'une manière adéquate par la Directive, ce qui n'est pas conforme à l'interprétation de la Commission, telle qu'elle a été exprimée par mes services, tant dans le cadre du groupe d'experts que lors de leur audition par la commission Sirinelli, mandatée par le ministre de la Culture et de la Communication".
La Direction générale des services et marché intérieur ajoute, qu'alors même que la Commission européenne n'a pas jugé utile et nécessaire de procéder à une révision de la Directive "Commerce électronique", si la France devait néanmoins conclure de son côté à la nécessité d'une modification de la "LCEN", elle devra être notifiée au stade de projet "afin de s'assurer préalablement de la compatibilité des nouveaux textes avec le droit communautaire".
Enfin, si un doute doit subsister quant à l'application de l'article 6 de la "LCEN" aux opérateurs hybrides du web 2.0, les dispositions de l'article 27 de la loi "Hadopi" (6) auront fini de l'écarter.
Le texte étend, en effet, le régime de responsabilité de l'hébergeur au directeur de la publication d'un site de presse en ligne, concernant les contenus diffusés par les internautes dans un espace réservé à la contribution personnelle. L'éditeur en ligne obtient le statut d'hébergeur pour tout ce qui ne relève pas de sa publication, mais des internautes. La consécration par la loi d'une appréciation nécessairement distributive du régime de responsabilité de l'éditeur de presse en ligne (en fonction de l'origine du contenu) plaide pour l'application inconditionnelle de l'article 6 de la "LCEN" aux opérateurs du web 2.0. Le statut d'hébergeur doit, donc, être invocable, dès lors que la fonction de stockage est caractérisée au regard des critères légaux et jurisprudentiels ; ceci, quand bien même l'opérateur développerait d'autres activités (dont celle de régie publicitaire).
Pour toutes ces raisons, je suis optimiste. Ceci, d'autant plus que Nathalie Kosciusko-Morizet, secrétaire d'Etat chargée de la Prospective et du Développement de l'économie numérique, a confirmé que cet arrêt "Tiscali" ne concernait en rien tout ce qui pourra avoir lieu après la "LCEN". Selon elle, les lacunes de Tiscali quant à l'identification de l'internaute à l'origine du contenu litigieux justifiaient certainement en grande partie le sens de la décision. Elle a, également, affirmé qu'il n'était absolument pas envisagé de modifier le statut des hébergeurs : "nous n'avons pas l'intention de modifier la LCEN dans un sens régressif au regard des exigences de l'économie numérique" (7).
L'arrêt de la première chambre civile a, donc, réveillé une vieille querelle qui, aujourd'hui, n'a plus lieu d'être.
(1) Loi n° 2000-719 du 1er août 2000, modifiant la loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986, relative à la liberté de communication (N° Lexbase : L1233AII).
(2) Cf. site internet de l'association.
(3) Lire Etat des lieux et prospective pour une amélioration de l'offre légale en ligne - Questions à Giuseppe de Martino, Directeur juridique et réglementaire monde de Dailymotion et Président de l'ASIC, Lexbase Hebdo n° 375 du 10 décembre 2009 - édition privée générale (N° Lexbase : N5996BMZ).
(4) L'"intervention [de Tiscali] ne saurait se limiter à une simple prestation technique, dès lors qu'elle propose aux internautes de créer leurs pages personnelles à partir de son site www.chez.tiscali.fr [...] ; Que tel est le cas de la page personnelle www.chez.com/bdz à partir de laquelle sont accessibles les bandes dessinées litigieuses, de sorte que Tiscali doit être regardée comme ayant aussi la qualité d'éditeur dès lors qu'il est établi qu'elle exploite commercialement le site www.chez.tiscali.fr puisqu'elle propose aux annonceurs de mettre en place des espaces publicitaires payants directement sur les pages personnelles, telle que la page www.chez.com/bdz, sur laquelle apparaissent [...] différentes manchettes publicitaires".
(5) Loi n° 2000-719 du 1er août 2000, modifiant la loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication, préc..
(6) Loi n° 2009-669 du 12 juin 2009, favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet (N° Lexbase : L3432IET).
(7) Lire l'interview de Nathalie Kosciusko-Morizet, Le statut de l'hébergeur n'est pas remis en cause, 01netPro, 25 février 2010.
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