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par Anne Lebescond, Journaliste juridique
le 07 Octobre 2010
A la suite de malversations et de difficultés financières, la Commission des opérations bancaires a décidé, le 3 juillet 2000, la liquidation et la radiation de la BFY, avec nomination d'un administrateur provisoire chargé de recouvrir les actifs. Ce dernier a, dans ce cadre, assigné la BNY, sur le fondement de la garantie prévue dans l'accord de coopération. La BNY était, alors, la banque centrale de la République fédérale de Yougoslavie (BNY-RFY), constituée de la Serbie et du Monténégro et née de l'éclatement, en 1991 et 1992, de la RSFY en cinq Etats (Slovénie, Croatie, Macédoine, Bosnie-Herzegovine et Serbie-Monténégro). En cours d'instance, la République fédérale de Yougoslavie (RFY) a, à son tour, disparu, à la suite de la division de la RFY en deux Etats distincts : la Serbie et le Monténégro. La BNY-RFY a, alors, laissé la place à la BNS et le Monténégro s'est doté de sa propre banque centrale.
La succession des Etats, et avec elle, celle des banques centrales ne simplifiait pas l'affaire, au point que, par jugement avant dire droit du 6 février 2006, le tribunal de commerce a rejeté les conclusions prises au nom de la BNS et a fait injonction aux parties de fournir tout justificatif relatifs à la situation juridique actuelle de la BNY, de la BNS et de la Banque centrale du Monténégro, ainsi qu'aux relations juridiques et patrimoniales de ces trois entités. La BNS, qui se considérait comme une entité juridique distincte de la BNY, puis de la BNY-RFY, est, alors, intervenue à l'instance à titre accessoire, au soutien de la BNY (qui, selon ce raisonnement, n'existait donc plus), pour faire valoir ses prétentions. Tous ses efforts se concentraient dans la démonstration qu'elle était tiers à l'instance, non pas tant pour voir jugée recevable son intervention volontaire, que pour voir consacrer le fait qu'elle n'était pas débitrice de l'engagement de garantie contractée par la BNY au profit de la BFY. Résultat des courses : l'intervention volontaire à titre accessoire est rejetée, mais la BNS obtient gain de cause. Les juges consulaires ont, en effet, estimé qu'une banque centrale étant consubstantielle à l'Etat, elle disparaît nécessairement avec celui-ci. Pour faire la lumière sur cette affaire si singulière, Lexbase Hebdo - édition privée générale a rencontré Maître Rémi Barousse, avocat du cabinet Salans et magistrat en disponibilité, représentant la BNS à l'instance.
Lexbase : Pourquoi le litige a-t-il été jugé en France ?
Rémi Barousse : Le litige a été jugé en France, car l'accord de coopération du 7 mai 1991, conclu entre la BFY et la BNY, comportait une clause attributive de juridiction au profit du tribunal de commerce de Paris.
Lexbase : Pour quelles raisons la BNS a-t-elle choisie d'intervenir volontairement à titre accessoire à l'instance, au soutien de la BNY ? Les conditions de l'intervention volontaire accessoire étaient-elles remplies ?
Rémi Barousse : La BNS considérait (à juste titre, puisque le tribunal a statué en ce sens) qu'elle n'était pas débitrice des engagements contractés par la BNY, en ce qu'elle n'était ni le successeur, ni le continuateur, de cette banque centrale, ni même, d'ailleurs, de la suivante (la BNY-RFY), mais qu'elle était bien une banque centrale nouvelle, attachée à l'Etat de la Serbie, et dotée d'une personnalité juridique propre. Il n'était, alors, pas possible de conclure, puisque suivant ce raisonnement, la BNS était tiers à l'instance. La question se posait, dès lors, du moyen lui permettant de faire valoir ses prétentions, étant donné que c'est bien sa condamnation, en qualité d'ayant droit de la BNY, qui était requise par la BFY.
La BNS a, alors, choisi d'intervenir volontairement à l'instance, à titre accessoire, au soutien de la BNY (débitrice des obligations), en application de l'article 330 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L2544ADL). Le caractère accessoire de l'intervention implique que l'intervenant ne peut obtenir une quelconque condamnation de la partie adverse à celle au soutient de laquelle il intervient et ne peut pas, non plus, être condamné.
Pour être recevable, l'intervention accessoire doit répondre à deux conditions cumulatives : elle doit émaner d'un tiers, qui à intérêt à la former (C. proc. civ., art. 330 : "elle est recevable si son auteur a intérêt, pour la conservation de ses droits, à soutenir cette partie").
Pour faire valoir sa qualité de tiers, la BNS a rappelé qu'une banque centrale est par essence liée à un Etat et un seul, en ce que, notamment, elle exerce des prérogatives de souveraineté de cet Etat, en étant au centre des systèmes de paiement du pays dont elle émet la monnaie et dont elle gère les réserves de change. Le sort d'une banque centrale ne peut donc être dissocié de celui de l'Etat dont elle est l'émanation et auquel elle ne peut survivre. Pour cette raison, et sauf à nier toute souveraineté aux Etats, une banque centrale ne peut être le successeur ou le continuateur d'une institution équivalente, liée à un autre Etat. Ainsi, l'éclatement de la RFSY, en 1991 et 1992, en cinq Etats avait eu pour conséquence, comme nous l'avons plaidé, la disparition de la banque centrale attachée à la RFSY (la BNY) et la création de la banque centrale de la RFY, la BNY-RFY. De la même façon, le processus d'indépendance initié par le Monténégro, en désaccord avec la politique de Slobodan Milosevic, vis-à-vis à de la Serbie, et la création de deux nouveaux Etats, la Serbie et le Monténégro, ont entraîné la disparition de la RFY et, avec elle, celle de la BNY-RFY. Deux banques centrales, attachées respectivement à la Serbie et au Monténégro, ont, alors, été créées.
La communauté internationale a adhéré à ce raisonnement. Tout d'abord, un accord international dénommé Agreement on succession issues du 21 juin 2001 est intervenu entre les cinq nouveaux Etats issus de l'éclatement de la RFSY, aux termes duquel ceux-ci se répartissent les biens et obligations de la RFSY, dont les actifs et les dettes de la BNY. Ensuite, depuis la division définitive de la RFY en deux Etats distinct (en 2006), des négociations ont lieu en vue d'une répartition de l'actif et du passif de la RFY, dont le patrimoine de la BNY-RFY, entre la Serbie et le Monténégro. Or si les Etats successeurs décident de tels partages, c'est bien qu'ils ont considéré que la BNY et, ensuite, la BNY-RFY, ont disparu avec la disparition de la RFSY et, postérieurement, celle de la RFY.
En outre, des décisions de justices rendues dans le cadre de la procédure introduite par les ex-Républiques yougoslaves contre la remise des fonds saisis à la RFY ont, également, estimé que la RFY et sa banque centrale, la BNY-RFY, ne pouvaient être considérées comme les successeurs de la RSFY et de sa propre banque centrale. Notons, aussi, que la Banque des règlements internationaux (dite "Banque centrale des banques centrales") a pris acte de la disparition de la RFSY et de RFY et de leur banque centrale.
Enfin, d'un point de vue purement juridique, la BNY, la BNY-RFY et la BNS présentaient des attributs de personnalité morale totalement distincts, qu'il s'agisse, outre de leur dénomination sociale, de leur objet, de leurs statuts ou de leur nationalité. La BFY avait avancé, au soutien de son argumentation, le fait que la BNY et la BNS soient établies au même siège social et que le personnel de la BNY, puis de la BNY-RFY, ait été conservé par la BNS. Or, il est de bons sens, et c'est de façon pragmatique, que la Serbie, sur le territoire de laquelle étaient antérieurement installées la BNY et la BNY-RFY, utilise pour sa propre banque centrale, le même siège social, certaines infrastructures et une partie du personnel des banques disparues. Cet état de fait résulte, en réalité, de la répartition opérée par l'Agreement on succession issues". La BFY confondait, également, la notion de patrimoine et celle de personnalité morale. Elle avait, en effet, souligné de nombreuses similitudes entre les comptes de la BNY, ceux de la BNY-RFY et ceux de la BNS. Ces similitudes s'expliquaient, une fois encore, par la répartition opérée entre les Etats concernés de l'actif et du passif de la RFSY et celle à venir concernant les droits et obligations de la RFY.
Quant à l'intérêt à intervenir volontairement à l'instance, à titre accessoire, il était, en l'espèce, évident. Tout d'abord, la BFY réclamait la condamnation de la BNS, sans jamais l'avoir régulièrement appelée en la cause, dans le cadre d'une instance introduite contre la seule BNY-RFY. L'intérêt à agir était d'autant plus démontré, que les opérations de partage des biens de la BNY entre les cinq ex-Républiques, puis celles de la BNY-RFY entre la Serbie et le Monténégro, vont amener la BNS à bénéficier d'une partie du patrimoine de la BNY-RFY.
Les deux conditions de l'intervention volontaire à titre accessoire étaient, donc, réunies.
Lexbase : Pourtant l'intervention accessoire a été rejetée...
Rémi Barousse : Et c'est bien parce que notre argumentation a été entendue par le tribunal, même si, à première vue, cela semble paradoxal !
Reconnaître la personnalité juridique propre de la BNS revient à admettre que la BNY, puis la BNY-RFY, ont disparu du fait de la disparition des Etat auxquels elles étaient respectivement attachées. La BNY-RFY n'existant plus, il n'y a plus personne au soutien de qui intervenir volontairement à l'instance. Dès lors, le tribunal ne peut que rejeter notre intervention.
C'est précisément ce qu'il a fait. Les juges consulaires ont relevé :
- que la BNY, assignée par la BFY, n'existe plus ;
- que la BNS, qui n'existait pas au moment de l'introduction de l'instance, n'a pas valablement été appelée dans la cause par la BFY,
- et que l'intervention accessoire de la BNS, venant au soutien de la BNY, est irrecevable, puisque la BNY n'existe plus.
La solution est logique ; elle est celle que nous attendions. Nous étions, en effet, conscients que notre intervention (seule à même, en pratique, de faire valoir notre raisonnement) serait rejetée, dès lors que nos arguments seraient entendus.
Lexbase : Sur quels fondements s'est reposé le tribunal de commerce pour reconnaître la personnalité juridique propre de la BNS vis-à-vis de la BNY-RFY ?
Rémi Barousse : Pour l'essentiel, le tribunal de commerce de Paris a repris notre argumentation, qui n'est que pur bon sens.
Les juges consulaires ont, tout d'abord, décidé que les similitudes matérielles entre la BNY-RFY et la BNS, invoquées par la BFY, ne suffisaient pas à établir qu'il s'agissait de la même entité juridique. "Elles reflétaient seulement le fait qu'à la suite de la séparation de la Serbie et du Monténégro, la Serbie représentait de loin la principale entité et avait, donc, toutes les raisons pratiques de conserver l'essentiel des éléments matériels de la BNY[-RFY] localisée physiquement à Belgrade, capitale de la Serbie". La continuité entre les comptes de la BNY-RFY et ceux de la BNS qu'avaient cru déceler la BFY, dans le fait que certains montants étaient repris, a été rejetée par le tribunal. Celui-ci observe, en effet, qu'à la date de l'arrêté des comptes de la BNS, la séparation des actifs et du passif de la BNY-RFY entre la Serbie et le Monténégro n'était pas intervenue (ce qui, d'ailleurs, est toujours le cas), expliquant pourquoi les périmètres de ces comptes étaient si voisins.
Les juges ont, ensuite, rappelé avec grande conviction, les principes sur lesquels était axée notre argumentation. Ils ont énoncé qu'"un Etat exerce certaines de ses prérogatives de souveraineté par sa banque centrale, laquelle est, par essence, liée à l'Etat". L'éclatement de l'Etat entraîne la disparition de sa banque centrale, laquelle voit son patrimoine réparti entre les Etats successeurs, ce qui n'implique nullement une confusion ou une continuité entre l'ancienne et la nouvelle banque centrale. Ainsi, la disparition de la RFY a entraîné la disparition de la BNY-RFY, dont le patrimoine doit être réparti, celui-ci ne pouvant faire l'objet d'une transmission universelle au profit de la BNS.
Lexbase : Où en est l'instance ? Cette affaire peut-elle connaître des suites judiciaires ?
Rémi Barousse : Le tribunal de commerce de Paris a reconnu la disparition de la BNY et la personnalité propre de la BNS. Ce faisant, il a dû rejeter l'intervention accessoire de cette dernière. Il a, par ailleurs, appliqué l'article 370 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L2601ADP), aux termes duquel l'instance est interrompue par le décès d'une partie dans les cas où l'action est transmissible. Le texte, qui concerne les seules personnes physiques, a, donc, été étendu aux personnes morales par le tribunal, qui a décidé de l'interruption d'instance. Reste à la BFY à mettre en cause régulièrement chacune des ex-Républiques yougoslaves, si on considère qu'il s'agit de dettes d'Etat, ce que je pense, ou chacune des banques centrales des ex-Républiques. Or, cette mise en cause demandera beaucoup de patience : la répartition de l'actif et du passif de la RFY, et, donc, de sa banque centrale, fait encore l'objet de négociations entre la Serbie et le Monténégro, alors même que l'"Agreement on succession issues" n'est pas, aujourd'hui, totalement réalisé.
Outre l'inconvénient majeur du temps que prendra une telle mise en cause régulière, celle-ci, une fois toutes les répartitions intervenues, se révélera très complexe en pratique pour la BFY. Si elle veut, en effet, récupérer les fonds qu'elle a perdus, elle devra multiplier les procédures à l'encontre de tous les bénéficiaires de la répartition, chacun pour ce qui le concerne. Ainsi, bien qu'il ne s'agisse que d'un jugement interrompant l'instance, je doute -même si on ne peut, toutefois, totalement l'exclure- que cette affaire connaisse des suites judiciaires.
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