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par Frédéric Dal Vecchio, Juriste-Fiscaliste et Chargé d'enseignement à l'Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines
le 07 Octobre 2010
Les décisions rendues par le juge de l'impôt en matière d'intégration fiscale sont rares. Rappelons que ce régime permet à une société intégrante de "se constituer seule redevable de l'impôt sur les sociétés dû sur l'ensemble des résultats du groupe formé par elle-même et les sociétés dont elle détient 95 % au moins du capital, de manière continue au cours de l'exercice" (CGI, art. 223 A N° Lexbase : L3718IAX) ; les sociétés intégrées étant alors tenues, à titre de garantie, à hauteur de l'impôt qu'elles auraient acquitté si elles n'avaient pas été intégrées. L'intérêt d'une telle option est de profiter d'une économie d'impôt du fait de l'activité déficitaire de l'une au moins-des sociétés membres qui conservent néanmoins leur personnalité juridique. Mais la question qui se pose alors est de savoir comment répartir cette économie d'impôt ou de prévoir les conséquences d'une sortie du groupe : une société intégrée déficitaire a pu permettre la constitution d'une créance de carry-back dont la société intégrante reste titulaire en cas de sortie du groupe. La loi fiscale ne fixant aucun cadre, les parties sont libres de recourir aux instruments de droit privé en concluant une convention d'intégration fiscale (1) entre la filiale et la société tête de groupe visant à traiter de ces conséquences dans la limite des droits des tiers, dont les créanciers et les associés minoritaires. S'agissant des conséquences de la convention d'intégration fiscale, la doctrine fiscale et les praticiens se sont prononcés dans le sens d'opinions divergentes. Et depuis peu, la jurisprudence témoigne du contentieux existant entre le service et les contribuables quant à l'interprétation des effets d'une convention d'intégration conclue par les sociétés membres de ce régime (CAA Versailles, 1ère ch., 23 novembre 2006, n° 04VE02058, Société Datex Ohmeda N° Lexbase : A4472DTS ; TA Cergy-Pontoise, 5ème ch., 15 mai 2008, n° 04-5972, Société Océ NV, RJF, janvier 2009, n° 15).
L'arrêt rendu par la cour administrative d'appel de Versailles s'inscrit dans le même cadre : au cas particulier, la convention d'intégration fiscale conclue par la société requérante et ses filiales intégrées avait prévu leur participation à la charge globale d'IS "au prorata de leurs résultats et non en fonction des cotisations dont elles auraient été redevables si elles avaient été imposées individuellement". A la suite d'une vérification de comptabilité, l'administration fiscale a estimé qu'une telle convention devait être regardée comme une subvention indirecte pour les filiales devant faire l'objet d'un état joint aux déclarations du contribuable (2) (CGI, ann. III, art. 46 quater-0 ZL N° Lexbase : L9883IAB). En son absence, une amende de 5 % des sommes ne figurant pas sur l'état déclaratif concerné a été appliquée au titre des exercices clos en 1995, 1996 et 1997 (CGI, art. 1734 bis N° Lexbase : L4201HMK ; aujourd'hui : CGI, art. 1763 N° Lexbase : L4748HWR).
Le ministre, débouté par le juge de première instance (TA Lyon, 6ème ch., 27 septembre 2005, n° 03-728, Société Wolseley Centers France, RJF, février 2006, n° 127), interjettera appel de cette décision qui sera confirmée à bon droit : la loi fiscale n'a jamais entendu énoncer que l'économie d'impôt sur les sociétés ne bénéficierait qu'à la seule société intégrante et l'administration ne pouvait pas s'appuyer sur la solidarité fiscale instituée par le dernier alinéa de l'article 223 A du CGI entre les sociétés, ni même sur les conditions de paiement des acomptes d'IS (CGI, art. 223 N N° Lexbase : L4246HLT).
L'arrêt "Société Wolseley Centers France" censure la doctrine administrative (3) et traduit un certain trouble de l'administration fiscale qui tente vainement d'opposer, lorsque sur le plan technique ses redressements sont mal fondés, les grands principes généraux du droit fiscal dont une prétendue "rupture d'égalité entre les sociétés du groupe et vis-à-vis des sociétés tierces" (concl. D. Raisson, Dr. fisc., 2009, comm. 355) qui ne découle pourtant que de la loi fiscale elle-même (4).
Les Etats souverains déterminent leur politique fiscale et arrêtent des taux et des conditions de prélèvement qui peuvent sensiblement différer ; ce qui, aux yeux de l'entreprise se livrant à des échanges transfrontaliers, pourrait influencer la localisation de la base imposable (5). C'est dans ce cadre que les prix de transfert entre entreprises liées c'est-à-dire dépendantes en droit ou en fait (CE Contentieux, 25 janvier 1989, n° 49847, Société Hempel Peintures Marine France N° Lexbase : A0838AQ4 ; CAA Bordeaux, 4ème ch., 8 décembre 2005, n° 02BX01366, Société Corail N° Lexbase : A5173DMK ; CE 3° et 8° s-s-r., 7 novembre 2005, n° 266436, Société Cap Gemini N° Lexbase : A4994DLK) sont susceptibles de générer un contentieux avec l'administration fiscale qui s'appuiera alors sur l'article 9 du modèle de Convention fiscale de l'OCDE (6) et sur le droit interne. Plusieurs armes ont été mises à sa disposition par un législateur soucieux de préserver "sa" base imposable : il s'agit alors de relocaliser les bénéfices en France (CGI, art. 57 N° Lexbase : L1594HLM) ; et, d'améliorer le contrôle des comptabilités en imposant à l'entreprise une documentation sur les prix de transfert (LPF, art. L. 13 B N° Lexbase : L8501AEL ; instruction du 23 juillet 1998, BOI 13 L-7-98 N° Lexbase : X7862AAG ; N. Gharbi, Le contrôle fiscal des prix de transfert, L'Harmattan, coll. : Finances publiques, 2005, p. 329) (6) tenant en une analyse fonctionnelle et une sélection d'entreprises comparables afin de reconstituer un prix transactionnel censé correspondre au prix de pleine concurrence et d'écarter ainsi tout soupçon de transfert de base imposable à l'étranger. L'administration entend, également, jouer un rôle pédagogique en publiant un guide (7) relatif aux prix de transferts à l'intention des petites et moyennes entreprises (instruction du 28 novembre 2006, BOI 4 A-13-06 N° Lexbase : X7692ADA) qui ne pourront plus se retrancher derrière le paravent de l'ignorance (8).
Au cas particulier, le ministre du Budget, des Comptes publics et de la Fonction publique a interjeté appel d'une décision rendue en première instance par le tribunal administratif de Versailles qui a prononcé la décharge, pour les années 1998 et 1999, des cotisations notamment d'impôt sur les sociétés, d'une retenue à la source et de pénalités pour un montant de 2 613 687 euros. La société contribuable française était une filiale d'une société mère allemande et elle avait été constituée afin d'assurer la distribution exclusive de poids lourds. Elle a pris soin de fixer ses prix de revente en recourant à la méthode du prix de revente "en minorant le prix facturé à ses clients d'une marge de 28,86 % en 1997 et de 31,71 % en 1998". Ces marges ont été déterminées par comparaison avec les marges brutes réalisées par une petite dizaine d'entreprises françaises qui exerçaient l'activité de distributeur ou de concessionnaire de véhicules. On touche le coeur du problème qui mêle des données juridiques et économiques : les comparables arrêtés étaient-ils pertinents ? La pertinence est une notion employée à plusieurs reprises dans le guide précité publié en 2006 sous le sceau de la direction générale des impôts. A priori, c'est un concept qui s'applique à tous les acteurs du droit fiscal dont l'Etat-et qui n'est pas compatible avec une mise en oeuvre approximative ainsi que l'a rappelé la plus récente jurisprudence (CAA Paris, 2ème ch., 25 juin 2008, n° 06PA02 841, Société Novartis Groupe France SA N° Lexbase : A9753D94 ; concl. J. Evgenas, BDCF, février 2009, n° 15 ; lire nos obs., Chronique de droit fiscal des entreprises mars 2009 N° Lexbase : N9834BI3) et le présent arrêt commenté. Le service estimait que les termes de comparaison arrêtés par la société n'étaient pas pertinents dès lors que l'échantillon ne comprenait pas d'entreprises importatrices de véhicules. L'administration fiscale a alors considéré, à partir de sa propre analyse substituée à celle de la société contribuable, que les prix d'achat auprès de la société mère allemande révélaient un transfert indirect de base imposable relevant des dispositions de l'article 57 du CGI. La juridiction d'appel ne validera pas in fine le raisonnement de l'administration fiscale : les cinq entreprises retenues par le service pour fonder ses redressements prêtaient à discussion dès lors, notamment, que les marchés néerlandais, italien et portugais, sur lesquels opéraient trois de ces entreprises, n'offraient pas le même particularisme que le marché français lié à l'ancienneté d'un concurrent historique l'entreprise Renault Véhicules Industriels-et des parts de marché que ce dernier détenait, ce qui influençait nécessairement les prix. La juridiction d'appel rappellera salutairement que c'est à l'administration fiscale de démontrer en quoi la méthode qu'elle proposait était plus pertinente que celle retenue par l'entreprise d'autant que les marchés retenus étaient étrangers et qu'il lui fallait alors d'établir que leurs caractéristiques étaient sinon similaires-au moins proches du marché français. Cette approche incertaine de l'administration fiscale témoigne de sa volonté de "sauver" à tout prix les redressements notifiés : contestant la concurrence existant entre la contribuable et l'entreprise Renault Véhicules Industriels (!), le service présentera, pour la première fois en appel, une liste de huit nouvelles entreprises évoluant sur des marchés qui n'étaient pas comparables au marché français. De plus, aucune de ces entreprises ne distribuait exclusivement des poids lourds, certaines d'entre elles vendant des véhicules agricoles ou ayant une activité de vente de véhicules légers parmi d'autres activités exercées au sein d'une société holding. Enfin, l'administration ne fournissait aucune analyse fonctionnelle de ces entreprises retenues dans l'échantillon "de secours" ! Les conseillers de la cour administrative d'appel de Versailles rappelleront, à juste titre, que l'administration ne peut pas exciper de la seule existence de déficits pour en tirer la conclusion qu'il y aurait eu des transferts de base imposable à l'étranger : ces déficits peuvent très bien traduire des difficultés à pénétrer un marché économique déjà sous la domination d'opérateurs bien implantés ; ce que les faits de l'espèce rapportent. D'ailleurs, l'administration elle-même dans son guide précité indique que, pour établir l'analyse fonctionnelle de l'entreprise (9) , le contribuable doit tenir compte de la situation concurrentielle afin de définir les caractéristiques des marchés où se réalisent les transactions (10).
En conclusion, dans un tel type de litige, les éléments factuels sont déterminants : l'entreprise, qui peut se rapprocher de l'administration afin de conclure un accord préalable sur la méthode de détermination des prix (instruction du 7 septembre 1999, BOI 4 A-8-99 N° Lexbase : X7812AAL ; LPF, art. L. 80 B 7° N° Lexbase : L2856IBE ; instruction du 24 juin 2005, BOI 4 A-11-05 N° Lexbase : X2474ADY), se doit de constituer une documentation la plus exhaustive et pertinente possible sur ses transactions et leur environnement juridique et économique afin de laisser le moins de prise possible aux arguments de l'administration fiscale car, d'une part, l'ambiguïté d'une situation tourne rarement à l'avantage du contribuable (11) ; et d'autre part, à l'avenir, l'administration fiscale va tirer les enseignements qui s'imposent des récents arrêts "Société Novartis Groupe France SA" et "Société Man Camions et Bus" en affinant de plus en plus ses vérifications de comptabilité et les motivations des propositions de rectification qui les accompagneront.
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