Réf. : CE 1° et 6° s-s-r., 23 avril 2009, n° 316862, M. Guigue (N° Lexbase : A4950EGG)
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par Frédéric Dieu, Rapporteur public près la Cour administrative d'appel de Marseille
le 07 Octobre 2010
I - Une décision qui justifie la fin des fonctions de sous-préfet à la fois en refusant tout caractère créateur de droits à la nomination dans cet emploi...
A - L'emploi de sous-préfet est-il assimilable à un emploi à la discrétion du Gouvernement ?
Le régime selon lequel ces emplois sont pourvus est une exception, justifiée par l'intérêt général, non seulement au principe du recrutement par concours, mais aussi au principe de l'égal accès aux emplois publics. L'article 3 de la loi n° 46-2294 du 19 octobre 1946, relative au statut général des fonctionnaires (N° Lexbase : L1807IEN), avait qualifié ces postes d'"emplois à la discrétion du Gouvernement". Le changement sémantique opéré par l'article 25 de la loi n° 84-16 du 11 janvier 1984, portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique de l'Etat (N° Lexbase : L4920AHP), qui traite, désormais, des "emplois supérieurs pour lesquels les nominations sont laissées à la décision du Gouvernement", n'a pas modifié la teneur de cette notion. Ainsi que le souligne le professeur Chapus (Droit administratif général, tome II, § 220, 2001), "situés au point de jonction entre la politique et l'administration, ils doivent être occupés par des personnes ayant, notamment, en raison de leur orientation politique, la confiance du Gouvernement, et cela de façon que sa politique générale soit mise en oeuvre, au plus haut niveau, avec le minimum de risques de déformation ou de blocage". Un tel objectif a conduit le législateur et le juge à admettre une dérogation à l'un des principes fondamentaux du droit de la fonction publique en France depuis 1946 : le système de la carrière, en vertu duquel "l'agent public, une fois recruté, devient membre d'un corps ou d'un grade hiérarchisé et a vocation à occuper des emplois successifs de niveau différent où il passera toute sa vie professionnelle, en franchissant divers grades et en occupant divers postes". Les emplois à la décision du Gouvernement conduisent, en effet, à appliquer le système de l'emploi, "marqué par son caractère discrétionnaire et sa précarité", l'agent étant alors recruté pour occuper un emploi public sur des fonctions déterminées.
L'article 25 de la loi du 11 janvier 1984 indique que ces emplois sont "essentiellement révocables", tout en renvoyant à un décret en Conseil d'Etat le soin d'en fixer la liste. Précisément, c'est le décret n° 85-779 du 24 juillet 1985 (N° Lexbase : L9323HI7), qui, succédant aux décrets n° 49-1036 du 20 juillet 1949 (N° Lexbase : L1972IER) et n° 59-442 du 21 mars 1959 (N° Lexbase : L1973IES), accomplit cette tâche. Aux termes de son article 1er, "sont, aux termes de l'article 25 de la loi du 11 janvier 1984 susvisée, des emplois supérieurs laissés à la décision du Gouvernement en ce qui concerne tant la nomination que la cessation de fonctions, les emplois suivants :
Dans toutes les administrations :
- commissaires généraux, hauts-commissaires, commissaires, secrétaires généraux, délégués généraux et délégués, lorsqu'ils sont placés directement sous l'autorité du ministre ; - directeurs généraux et directeurs d'administration centrale. Auprès du Premier ministre : - secrétaire général du Gouvernement ; - secrétaire général de la défense nationale ; - délégués interministériels et délégués. [...] Au ministère de l'Intérieur et de la Décentralisation : - préfets ; - chef du service de l'inspection générale de l'administration ; - directeur des services actifs de police en fonctions à l'administration centrale et chef du service de l'inspection générale de la police nationale [...]". L'on voit donc que, contrairement aux préfets, les sous-préfets ne figurent pas parmi les emplois à la décision du Gouvernement tels que le pouvoir réglementaire les définit.
Toutefois, l'énumération ainsi faite n'est pas exhaustive et n'a pas le caractère limitatif que l'on pourrait lui reconnaître puisque, selon la jurisprudence, les dispositions en cause ne s'imposent pas au juge administratif (2). Autrement dit, c'est sous le contrôle du juge que le Gouvernement détermine les emplois qui sont à sa discrétion et, ainsi que le rappelait Bernard Stirn dans ses conclusions sous la décision n° 60852 du 14 mai 1986 (CE Contentieux, 14 mai 1986, n° 60852, Rochaix N° Lexbase : A4995AMX), la catégorie des emplois discrétionnaires a d'abord été reconnue par la jurisprudence (CE, 3 janvier 1936, Roussel, Recueil, p. 3).
Dans la décision du 23 avril 2009, le Conseil d'Etat, sans avoir explicitement qualifié l'emploi de sous-préfet d'emploi à la décision du Gouvernement au sens du décret du 24 juillet 1985, semble l'avoir, au moins, assimilé à cette catégorie. Le Conseil considère, en effet, que "le décret portant nomination d'un sous-préfet d'arrondissement n'a pas le caractère d'une décision créatrice de droits pour l'intéressé" et il ajoute qu'en l'espèce, la décision litigieuse, prise dans le seul intérêt du service, ne constitue pas "une mesure disciplinaire", avant de conclure que "par suite, le décret attaqué n'était pas au nombre des mesures dont la loi du 11 juillet 1979 exige la motivation". L'on sait que, de manière générale, les décisions de nomination dans un emploi ne sont pas, en elles-mêmes, créatrices de droits. C'est pourquoi la "mutation dans l'intérêt du service" qui consiste à retirer à un fonctionnaire un emploi que son grade lui donne vocation à occuper pour lui attribuer un autre emploi correspondant, également, à son grade, n'a pas à être motivée au titre de la loi du 11 juillet 1979 (CE, 21 octobre 1983, n° 39921, Garde des Sceaux, Ministre de la Justice c/ Poinçon N° Lexbase : A8761AL3, au Recueil, p. 419). La nomination dans l'emploi est, en revanche, créatrice de droits lorsqu'elle est, également, une nomination dans un grade, dans un corps (3), ou encore lorsque l'emploi lui-même a un statut tel qu'il interdit tout retrait ad nutum.
Au contraire, pour les emplois supérieurs ou discrétionnaires, dès lors que l'autorité administrative a le pouvoir de mettre fin à tout moment aux fonctions de l'intéressé et, qu'ainsi, l'acte de nomination n'est pas, de ce fait, créateur de droits, la décision l'abrogeant n'a pas à être motivée (4). Le Conseil d'Etat a, en effet, considéré que, dans ce cas de figure, le Gouvernement pouvait, pour tout motif d'intérêt général, et plus spécialement pour tout motif tiré de l'intérêt du service, mettre fin aux fonctions conférées, et ce avant même le terme prévu pour leur cessation normale. Cette solution contraste avec la solution applicable aux emplois non discrétionnaires pour lesquels il est jugé que la décision mettant fin à un détachement avant son terme normal doit être motivée (CE, 7 juin 1985, n° 46091, Mas N° Lexbase : A3518AMA, aux Tables, p. 467).
La solution retenue par le Conseil d'Etat dans la décision du 23 avril 2009 est, en réalité, surtout proche de celle retenue à propos du terme mis aux fonctions du procureur général près la cour d'appel de Paris. Il a considéré, dans ce dernier cas, que la décision mettant fin à ces fonctions n'avait pas le caractère d'une sanction, et ne constituait pas une décision abrogeant une décision créatrice de droits au sens de la loi du 11 juillet 1979, avant d'en conclure qu'elle n'entrait dans aucune des catégories de décisions dont cette loi avait prévu qu'elles dussent être motivées (CE Section, 19 avril 1991, n° 102016, Monnet N° Lexbase : A9887AQA, au Recueil, AJDA, 1991, p. 509, chronique Maugüe et Schwartz, AJDA, 1991, p. 557, conclusions Lamy). Soulignons que, dans cette espèce, comme dans l'espèce jugée par le Conseil d'Etat le 23 avril 2009, si l'emploi en cause n'a pas été qualifié d'emploi à la discrétion du Gouvernement, le Conseil d'Etat a, cependant, procédé par assimilation implicite (l'assimilation était, en revanche, explicitement opérée par le commissaire du Gouvernement), en soumettant l'emploi de procureur général près la cour d'appel de Paris au régime applicable aux emplois à la discrétion du Gouvernement.
En définitive, la solution retenue par le Conseil d'Etat le 23 avril 2009 peut s'autoriser à la fois du principe général selon lequel la nomination dans un emploi n'est pas créatrice de droits et du principe propre aux emplois à la discrétion du Gouvernement, qui affirme leur caractère essentiellement révocable.
L'on peut, cependant, penser que l'emploi de sous-préfet territorial peut être qualifié d'emploi à la discrétion du Gouvernement ou, du moins, assimilé à un tel emploi, et ce eu égard aux deux critères jurisprudentiels habituellement retenus pour qualifier les emplois discrétionnaires (5), à savoir, d'une part, l'absence de tout statut régissant l'emploi considéré (6), et, d'autre part, la nature de l'emploi, qui désigne à la fois le niveau élevé d'exercice des fonctions et le lien de dépendance directe entre ces fonctions et le pouvoir exécutif. Sur ce second point, l'emploi à la discrétion du Gouvernement est, en effet, caractérisé par l'existence de pouvoirs de décision dans des affaires d'ordre politique et la participation à la fonction gouvernementale. Le décret n° 2004-374 du 29 avril 2004, relatif aux pouvoirs des préfets, à l'organisation et à l'action des services de l'Etat dans les régions et départements (N° Lexbase : L1781DYM), précise, ainsi, dans son article 14 que le sous-préfet "assiste le préfet dans la représentation territoriale de l'Etat et, sous son autorité, veille au respect des lois et règlements, concourt au maintien de l'ordre public et de la sécurité et à la protection des populations, anime et coordonne l'action dans l'arrondissement des services de l'Etat, et participe à l'exercice du contrôle administratif et au conseil aux collectivités territoriales". Le sous-préfet appartient, ainsi, à la catégorie des hauts fonctionnaires de l'Etat et, à ce titre, doit faire preuve de loyalisme envers les institutions qu'il représente.
B - La mesure consistant à mettre fin aux fonctions d'un sous-préfet est une mesure prise en considération de la personne
Etant prise "dans le seul intérêt du service", la mesure consistant à mettre fin aux fonctions d'un sous-préfet territorial n'est donc pas une mesure disciplinaire, mais ce qu'il est convenu d'appeler une mesure prise en considération de la personne, dont la légalité externe est seulement soumise à la communication du dossier à l'intéressé, à l'exclusion de toute obligation de motivation. Les mesures prises en considération peuvent se définir négativement comme des décisions individuelles qui ne sont la conséquence d'aucune disposition antérieure, et, notamment, ni de dispositions statutaires, ni de dispositions relatives à l'organisation des services. Positivement, ces mesures "sont prises, dans l'intérêt du service, pour des motifs touchant à la personne même de l'agent qu'elles concernent" (Droit administratif général, tome II, § 356, 2001).
La jurisprudence a, ainsi, déjà eu l'occasion d'affirmer que pouvaient être qualifiées de telles mesures les décisions mettant fin aux fonctions d'un agent occupant un emploi à la discrétion du Gouvernement (7), ou à un magistrat du parquet (CE Section, 19 avril 1991, n° 102016, Monnet, précité). Le décret n° 64-260 du 14 mars 1964, relatif au statut des sous-préfets (N° Lexbase : L0981G8T), précise, d'ailleurs, dans son article 19 que, dans tous les cas, il est fait application de l'article 65 de la loi du 22 avril 1905, qui prévoit la communication du dossier.
Dans la décision du 23 avril 2009, le Conseil d'Etat, après avoir rappelé que la mesure en cause pouvait intervenir sans que l'intéressé eût "été informé au préalable" et sans qu'il eût "été mis à même de présenter ses observations", relève que celui-ci "a été reçu le 26 mars 2008 par le secrétaire général adjoint du ministère de l'Intérieur, de l'Outre-mer et des Collectivités territoriales, qui lui a fait part de l'intention des autorités compétentes de mettre fin à ses fonctions", pour en conclure "qu'il a, ainsi, été mis à même, en temps utile, de demander la communication de son dossier et de faire connaître ses observations sur la mesure envisagée" et "que les droits de la défense n'ont donc pas été méconnus". Selon la jurisprudence, en effet, il suffit que l'intéressé ait été informé par sa hiérarchie qu'elle souhaitait mettre fin à ses fonctions pour que le principe de procédure tenant à la communication du dossier soit respectée (cf. CE Assemblée, 22 décembre 1989, Morin, précité). La décision du 23 avril 2009 rappelle donc que la communication du dossier est subordonnée à une demande de l'intéressé.
L'on peut, de prime abord, émettre quelques réserves sur le caractère non disciplinaire de la mesure en cause : le sous-préfet n'a-t-il pas été sanctionné parce qu'il avait méconnu son devoir de réserve, méconnaissance qui fait, en général, l'objet d'une sanction et non d'une simple mesure prise en considération de la personne ? N'est-on pas ici face à une sanction déguisée ? Selon la jurisprudence, la sanction disciplinaire déguisée se caractérise par la conjonction d'un élément subjectif et d'un élément objectif (cf., à cet égard, les conclusions de Bruno Genevois sous la décision CE Contentieux, 9 juin 1978, n° 8397, Sieur Spire N° Lexbase : A4887AIT, au Recueil, p. 237). L'élément objectif est relatif aux conséquences de la mesure incriminée. Il faut qu'elle ait, par elle-même, les effets d'une sanction disciplinaire, autrement dit qu'elle porte atteinte à la situation professionnelle de l'agent, du fait, par exemple, d'une réduction de ses avantages de carrière (8), d'une réduction de sa rémunération (9), ou encore de la suppression d'un titre (CE, 3 janvier 1936, Roussel, au Recueil, p. 3). L'élément d'ordre subjectif est constitué par l'intention de l'auteur de l'acte de porter atteinte à la situation professionnelle de l'agent, notamment à raison de manquements supposés ou réels aux obligations qui sont les siennes (cf CE, 22 décembre 1971, n° 78917, Ministre de l'Education nationale c/ Lesne, précité).
Ajoutons que, même si une telle mesure est, également, inspirée par des considérations tirées de l'intérêt du service, cette circonstance ne lui fait pas perdre son caractère de sanction déguisée car, dans l'intérêt de l'agent, la nature disciplinaire de l'acte prévaut (CE, 20 janvier 1989, n° 77494, Ministre de l'Education nationale c/ Dubouch N° Lexbase : A1786AQ9, n° 77494, aux Tables). Dans l'espèce jugée par le Conseil d'Etat le 23 avril 2009, l'élément objectif était, certes, caractérisé, puisqu'il ne faisait guère de doute que la situation professionnelle du requérant avait indéniablement pâti de la décision ayant mis fin à ses fonctions, d'ailleurs moins en ce qui concernait sa rémunération qu'en ce qui concernait le prestige et les prérogatives attachées à ses fonctions de sous-préfet. Toutefois, l'élément subjectif ne l'était pas puisque le Gouvernement avait véritablement cherché à préserver l'intérêt du service après avoir (justement selon nous) estimé que l'intéressé, plus d'ailleurs par le ton que par l'objet lui-même de son article, avait, pour le moins, porté atteinte à la confiance que pouvaient placer en lui, tant sa hiérarchie que les administrés de son arrondissement.
II - ...et par le caractère et le ton outranciers des propos tenus par l'intéressé
A - Au regard de la conception française de l'obligation de réserve de l'agent public...
Explicitement consacrée par la jurisprudence depuis 1935 (CE, 11 janvier 1935, Bouzanquet, au Recueil p. 41), l'obligation de réserve impose aux agents d'observer une certaine retenue dans l'extériorisation de leurs opinions, même si, en principe, ils sont libres d'écrire dans les journaux et revues, de publier des ouvrages, de faire des discours publics, de participer à des manifestations et, plus généralement, d'exprimer de toutes les façons leurs opinions, notamment politiques. Elle tient à la préoccupation d'éviter que le comportement des membres de la fonction publique, alors même qu'ils ne sont pas en service, porte atteinte à l'intérêt du service et crée des difficultés au sein même de l'administration (dans leurs rapports avec leurs collègues, leurs subordonnés ou leurs supérieurs) et, à l'extérieur de l'administration, dans les rapports avec le public. L'obligation de réserve est, en fait, le corollaire ou la manifestation de la neutralité du service public (10). Précisons que c'est le service et non l'agent qui doit être neutre, de sorte que ce dernier "n'a à moduler son comportement qu'en tant que celui-ci pourrait être en contradiction avec l'idée que chacun se fait de la neutralité du service" (C. Vigouroux, Déontologie des fonctions publiques, Dalloz Praxis, 2006, p. 293).
La conception française de l'obligation de réserve est, à cet égard, inverse de la conception américaine : elle impose, en effet, à l'agent une stricte réserve dans son expression publique tout en lui permettant d'entrer en politique alors que la conception américaine, si elle prohibe toute activité politique, lui confère une très grande liberté d'expression (11). La conception anglaise de l'obligation de réserve est d'ailleurs proche de la conception américaine, la Cour européenne des droits de l'Homme ayant, à cet égard, jugé que les restrictions apportées par le droit britannique à la candidature des fonctionnaires aux élections politiques étaient justifiées au regard de la convention (CEDH, 2 septembre 1998, Req. 22954/93, Ahmed c/ Royaume-Uni N° Lexbase : A1566EHH, Dalloz, 1999, SC, p. 273, observations Perez, JCP éd. G, 1999, I, n° 105, chronique F. Sudre).
En fait, l'obligation de réserve n'apparaît pas dans les textes statutaires, hormis ceux spécifiques aux magistrats (12), aux Conseillers d'Etat (13), aux militaires (14), ou aux policiers (15). Il s'agit d'une notion essentiellement jurisprudentielle dont l'application révèle que "l'expression des opinions devient fautive lorsqu'elle est susceptible de porter atteinte au bon fonctionnement du service" (L. Dubouis, note sous CE, 8 juin 1962, F., Dalloz, 1962, jurisprudence, p. 492).
Soulignons, en outre, que l'obligation de réserve s'applique à tout agent et, plus particulièrement, à toutes les circonstances et conditions dans lesquelles il peut être amené à exprimer publiquement ses opinions. Ainsi, si elle s'applique, bien entendu (et à plus forte raison), lorsque l'intéressé s'est prévalu de son grade et/ou de la fonction qu'il exerce dans l'administration, en bref lorsqu'il a fait état de sa qualité d'agent public, elle s'applique, également, lorsqu'il indique seulement ses nom et prénom (comme dans l'espèce jugée par le Conseil d'Etat le 23 avril 2009) et même lorsqu'il a usé d'un pseudonyme (16).
Dans la décision du 23 avril 2009, le Conseil d'Etat ne s'est, toutefois, pas appuyé sur la méconnaissance de l'obligation de réserve pour confirmer la légalité de la mesure par laquelle il avait été mis fin aux fonctions de sous-préfet exercées par le requérant. Le Conseil a, en effet, simplement relevé que ce dernier s'était "placé dans une situation incompatible avec l'exercice de ses fonctions". L'on notera que cette formulation, en usant d'un verbe pronominal de sens réfléchi, permet de souligner la responsabilité exclusive de celui-ci dans le sort (la fin des fonctions) qui lui a été réservé et sa contradiction interne. Celle-ci consiste à exercer des fonctions tout en adoptant un comportement contraire à ces fonctions : comment, en effet, incarner l'autorité et la neutralité de l'Etat lorsque l'on prend à tel point partie contre un autre Etat et comment, en particulier, conserver vis-à-vis de la population de l'arrondissement (notamment de la communauté juive) les attributs qu'exige la mise en oeuvre de la politique de l'Etat ?
L'absence de référence à l'obligation de réserve peut, selon nous, s'expliquer de trois manières. L'on peut, d'abord, penser que l'assimilation de l'emploi de sous-préfet à un emploi à la discrétion du Gouvernement rendait difficile l'application de cette notion qui vaut surtout pour le "droit commun" de la fonction publique. L'on peut, ensuite, estimer que le Conseil d'Etat n'a pas voulu se référer à une obligation dont la méconnaissance donne lieu en général à une sanction disciplinaire : ainsi, en l'espèce, évoquer un manquement à cette obligation, c'eût peut-être été concéder que la décision de mettre fin aux fonctions du requérant était une sanction et non une simple mesure prise en considération de la personne. L'on peut, enfin, penser que, dès lors que le requérant avait traité "de questions sans rapport avec l'exercice quotidien de son activité de sous-préfet", l'application de la notion d'obligation de réserve, qui vaut, en général, lorsque l'agent critique le fonctionnement de son administration, d'une autre administration, ou encore la politique gouvernementale, était moins pertinente que l'application d'une notion ad hoc tenant à la nécessité pour l'agent de ne pas se placer, par son propre comportement, en contradiction avec les fonctions qu'il exerce.
Il n'en demeure pas moins qu'au fond, c'est-à-dire du point de vue de la légalité interne, la jurisprudence relative à l'obligation de réserve semble transposable au cas d'espèce et permet de comprendre pourquoi le Conseil d'Etat a jugé qu'il avait été à bon droit mis fin aux fonctions du requérant.
B - ...la décision du 23 avril 2009 semble logique, tant au regard du droit interne qu'au regard du droit européen
Selon la jurisprudence relative à l'obligation de réserve, l'appréciation du respect de cette obligation doit tenir compte de divers éléments tels que le niveau de responsabilité (un haut fonctionnaire étant soumis à une obligation plus rigoureuse qu'un agent d'exécution), de la nature des fonctions (un agent de police est tenu à plus de réserve qu'un professeur), de la publicité donnée à l'expression des opinions (plus est grande cette publicité, plus est méconnue l'obligation de réserve), et du lieu où le fonctionnaire a exprimé ses opinions (cf,. à cet égard, QE n° 48699 de M. Longuet Gérard, JOAN du 21 octobre 1991, p. 4278, réponse publ. 23 décembre 1991, p. 5357, 9ème législature N° Lexbase : L1820IE7). Ainsi, une collaboratrice directe du préfet peut légalement être révoquée à la suite de la publication d'un communiqué de presse dénonçant la suppression du ministère des Droits de la femme et critiquant la politique du Gouvernement (CE, 28 juillet 1993, Mme Marchand N° Lexbase : A0545ANI, au Recueil p. 248). En revanche, un ouvrier d'une commune traçant sur les palissades d'un chantier entourant l'hôtel de ville, et sur des véhicules municipaux, des inscriptions injurieuses à l'égard de la formation politique à laquelle appartenait le maire de la commune, ne peut être révoqué, compte tenu de la nature et du niveau hiérarchique de ses fonctions (CE, 8 juillet 1991, n° 105925, Martin et Commune de Levallois-Perret N° Lexbase : A0453AR9, aux Tables, p. 1022).
Outre ces différents critères, la jurisprudence est, également, attentive au ton plus ou moins violent ou agressif utilisé par l'agent public. L'on peut, d'abord, estimer que l'obligation de réserve est méconnue dès lors que l'intéressé tient des propos qui sont susceptibles d'une qualification et d'une incrimination pénales en ce qu'ils peuvent être qualifiés de diffamations ou d'injures (17). L'on voit, ensuite, que les critiques émises par un agent peuvent caractériser un manquement à l'obligation de réserve "moins par leur contenu que par la forme dans laquelle elles étaient exprimées" (18).
En l'espèce, le Conseil d'Etat relève que le requérant a publié "sous sa signature un article dans lequel il s'exprimait de manière vivement polémique à l'égard tant de différentes personnalités françaises que d'un Etat étranger". Le Conseil d'Etat a donc, selon nous, essentiellement "sanctionné" le ton de l'article, ce ton résultant de l'emploi d'expressions violentes et particulièrement outrées, en parlant notamment d'Israël comme du "seul Etat au monde dont les snipers abattent des fillettes à la sortie des écoles", (par exemple) en évoquant les "geôles israéliennes, où grâce à la loi religieuse, on s'interrompt de torturer durant le shabbat" ou en estimant que "frappante est la ressemblance entre le Reich qui s'assied sur la SDN en 1933 et l'Etat hébreu qui bafoue le droit international depuis 1967". Il nous semble donc que c'est moins l'objet de l'article (apporter la contradiction à une tribune d'intellectuels ayant critiqué le fonctionnement d'une institution onusienne et surtout critiquer la politique menée par Israël vis-à-vis des Palestiniens) que le ton qui est adopté, et certains des mots qui sont choisis par l'auteur qui justifiaient qu'il fût mis fin aux fonctions de celui-ci. Autrement dit, la décision du Conseil d'Etat n'interdit nullement à un agent public d'exprimer sa désapprobation à l'égard de la politique menée par Israël vis-à-vis des Palestiniens : simplement, cette désapprobation doit s'exprimer en des termes mesurés et nuancés.
Dans la décision du 23 avril 2009, le Conseil d'Etat a enfin considéré que la décision attaquée n'avait pas méconnu les stipulations de l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales (N° Lexbase : L4743AQQ), qui garantit à toute personne le droit à la liberté d'expression et celui de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées. Cela ne doit pas surprendre. En effet, la logique juridique selon laquelle un manquement à l'obligation de réserve doit être apprécié selon la nature des fonctions occupées et le rang hiérarchique est, également, admise par la Cour européenne des droits de l'Homme. Si, selon elle, les membres de la fonction publique bénéficient de la protection de l'article 10 précité, il apparaît légitime pour l'Etat de soumettre ces derniers, en raison de leur statut, à une obligation de réserve. En particulier, la Cour admet que les "devoirs et responsabilités" visés à l'article 10 § 2 revêtent une importance spécifique lorsque la liberté d'expression des fonctionnaires se trouve en jeu (CEDH, 14 mars 2002, Req. 46833/99, De Diego Nafria c/ Espagne N° Lexbase : A2048AYI).
Dans cette dernière affaire, la Cour européenne devait juger la conformité à l'article 10 précité d'une mesure de licenciement prise à l'encontre d'un employé de la Banque nationale d'Espagne, à la suite de l'envoi et de la distribution sur le lieu de travail d'une lettre au vice-directeur de celle-ci, dans laquelle il accusait certains responsables de la Banque de mentir. Par cinq voix contre deux, la Cour juge conforme à l'article 10 une telle mesure car, sans apporter aucun élément factuel ou commencement de preuve à leur appui, les accusations proférées par le requérant constituaient, de par leur gravité et leur ton, des attaques personnelles gratuites. La Cour précise, en particulier, qu'"un tel comportement se prêtait d'autant plus à la censure qu'en sa qualité de haut fonctionnaire de la plus haute institution financière du pays, le requérant aurait dû faire preuve d'une plus grande retenue dans les termes utilisés" (§ 40). En de telles circonstances, pour bénéficier encore de la protection de l'article 10, le requérant aurait dû démontrer qu'il défendait, au-delà de son intérêt particulier, l'intérêt général. Toutefois, la Cour constate que les accusations du requérant ne s'inséraient pas dans le cadre d'un quelconque débat public concernant des questions d'intérêt général relatives à la gestion de la banque nationale, domaine dans lequel, ainsi que la Cour le souligne, les restrictions à la liberté d'expression appellent une interprétation étroite (§ 38). En revanche, la Cour ne paraît devoir jamais admettre la nécessité de sanctions prises à l'encontre de fonctionnaires, même si ceux-ci occupent des postes à la discrétion du Gouvernement, lorsqu'ils se contentent d'exprimer leurs opinions sans virulence sur des questions d'intérêt général (CEDH, 28 octobre 1999, Req. 28396/95, Wille c/ Liechtenstein N° Lexbase : A7661AWN).
L'on voit donc que la décision rendue par le Conseil d'Etat, fondée en particulier sur le ton "vivement polémique" employé par le requérant, est tout à fait cohérente avec la jurisprudence de la CEDH.
(1) QE n° 01709 de M. Jean Louis Masson, JO Sénat du 30 août 2007, p. 1510, réponse publ. 17 avril 2008, p. 776, 13ème législature (N° Lexbase : L1808IEP), JCP éd. A, 2008, act. 397 : le fonctionnaire tenant un blog est soumis à cette obligation.
(2) CE Assemblée, 13 mars 1953, n° 07423, Teissier (N° Lexbase : A9136B7I), au Recueil, p. 133, Dalloz, 1953, p. 735, conclusions J. Donnedieu de Vabres : la décision range au nombre des emplois discrétionnaires celui -non mentionné dans le décret du 20 juillet 1949- de directeur général du CNRS.
(3) Cf par exemple, pour la nomination d'un conseiller-maître à la Cour des comptes, CE, 2 mai 1954, Association amicale des magistrats et anciens magistrats de la Cour des comptes, au Recueil, p. 413.
(4) CE Assemblée, 22 décembre 1989, n° 82237, Morin (N° Lexbase : A1758AQ8), au Recueil, p. 279, AJDA, 1990, p. 90, chronique Honorat et Baptiste ; CE, 23 novembre 1992, n° 114942, Portier (N° Lexbase : A9004ARW), aux Tables, p. 1042.
(5) Cf. note G. Braibant sous CE Section, 1er octobre 1954, Guille, Dalloz, 1955, p. 431.
(6) Le juge recherche si les dispositions législatives et réglementaires en vigueur ne font pas relever l'emploi en cause de règles de nomination et de fin de fonctions spécifiques ; constituent, à cet égard, un indice de l'absence de caractère discrétionnaire de l'emploi l'exigence d'un décret motivé pour mettre fin aux fonctions (CE Assemblée, 27 octobre 1961, Bréart de Boisanger, au Recueil, p. 595) et la fixation d'une durée déterminée de fonctions (CE, 13 novembre 1953, Jugeau, au Recueil, p. 506).
(7) CE Section, 24 juin 1949, Nègre, au Recueil, p. 304 ; CE, 17 juin 1992, n° 102839, Leclerc (N° Lexbase : A7175AR8), aux Tables, p. 1062 ; CE, 12 novembre 1997, n° 173293, Fessard de Foucualt (N° Lexbase : A5216ASY), aux Tables, p. 899.
(8) CE, 22 décembre 1971, n° 78917, Ministre de l'Education nationale c/ Lesne (N° Lexbase : A5613B8E), au Recueil, Tables décennales.
(9) CE, 19 octobre 1938, Commune de Magery, au Recueil, p. 713.
(10) Justifiée elle-même par le souci de ne pas "faire perdre aux usagers la confiance dans le service, de lui enlever, en définitive, toute crédibilité et de porter par là même atteinte à l'autorité de la puissance publique" : J.-F. Lachaume, Grands services publics, Masson, 1989.
(11) Cour suprême, Rankin vs Mc Pherson, 483 US 378, 1987 : interdiction de révoquer un fonctionnaire qui a applaudi l'attentat contre le Président R. Reagan.
(12) Ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958, portant loi organique relative au statut de la magistrature, art. 10 (N° Lexbase : L4895AGE).
(13) CJA, art. L. 131-3 (N° Lexbase : L2712ALZ).
(14) Loi n° 2005-270 du 24 mars 2005, portant statut général des militaires, art. 7 (N° Lexbase : L1292G8D).
(15) Articles 11 du décret n° 86-592 du 18 mars 1986 (N° Lexbase : L1153G89) et 14 du décret n° 2003-735 du 1er août 2003 (N° Lexbase : L1964IEH), portant respectivement Code de déontologie des polices nationale et municipale.
(16) CAA Lyon, 3ème ch., 10 juillet 1996, n° 94LY01879, Tong-Viet (N° Lexbase : A0245BG8), aux Tables, p. 982 : agent des impôts ayant publié des livres et participé à des émissions télévisées dans lesquels il avait incité les contribuables à la fraude.
(17) CE, 11 février 1953, Toure, aux Tables, p. 709 ; CE, 27 mars 1995, n° 148999, OPHLM de Saint-Quentin (N° Lexbase : A3141ANN).
(18) CE, 21 mai 1990, n° 76352, Mme Rivière (N° Lexbase : A7247AQH) ; CE, 2 juin 1989, n° 70084, Collier (N° Lexbase : A3383AQD), relevant que la lettre adressée par l'agent à son collègue était écrite "avec la plus extrême vivacité et sur un ton outrancier".
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