Réf. : Cass. civ. 1, 14 janvier 2009, n° 07-17.194, Société Agrogabon, FS-P+B+I (N° Lexbase : A3397ECS)
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par Sandrine Sana-Chaillé de Néré, Professeur, Université Montesquieu-Bordeaux IV, membre du CERDAC
le 07 Octobre 2010
Adopté par l'arrêt "Parker" en 1819 (2), le principe de la révision au fond des jugements étrangers a, d'abord, été conçu comme un moindre mal par rapport à la solution antérieure dite de la "théorie du juge naturel" (3). Ce pouvoir de révision permettait au juge français requis de procéder à un nouvel examen du litige, tant sur les faits que sur la manière dont le droit avait été appliqué par le juge premier saisi, et de n'accorder l'exequatur que lorsque la décision étrangère s'avérait conforme à ce qu'aurait lui-même décidé le juge français. Notons bien, cependant, que ce "pouvoir de révision" était en réalité assez mal dénommé puisqu'il ne s'agissait pas, in fine, pour le juge français de "réviser" l'affaire, au sens de lui donner une nouvelle solution. Il s'agissait seulement, à l'issue de cet examen, de décider d'accorder ou non l'exequatur. Mais, en toute hypothèse, le juge de l'exequatur avait, pour prendre sa décision, la possibilité d'émettre une appréciation sur l'ensemble des éléments en litige et sur la manière dont le juge étranger avait statué.
Cette approche, qui s'est révélée au fil des décennies plutôt inadaptée, a tout de même survécu à titre de régime de droit commun jusqu'en 1964, date du célèbre arrêt "Munzer" ayant mis un terme au pouvoir de révision du juge français de l'exequatur (4). Dans le cadre conventionnel, en revanche, la France avait, dès avant cette date, renoncé à ce pouvoir de révision. La Convention franco-gabonaise d'aide mutuelle judiciaire, d'exequatur des jugements et d'extradition, signée un an avant l'arrêt "Munzer" et applicable en l'espèce, en est une illustration (5). Son article 34 énonce les conditions auxquelles une décision rendue dans l'un des Etats parties doit être considérée par les juridictions de l'autre Etat comme revêtue de l'autorité de la chose jugée et, à ce titre, recevoir l'exequatur. Ces conditions sont au nombre de cinq et supposent que la décision émane d'une juridiction compétente, qu'elle ait fait application de la loi compétente selon les règles de conflit de l'Etat requis, qu'elle soit passée en force de chose jugée et soit susceptible d'exécution, que les parties aient été régulièrement citées, représentées ou déclarées défaillantes et qu'enfin la décision ne contienne rien de contraire à l'ordre public de l'Etat requis et n'entre pas en contradiction avec une décision prononcée dans cet Etat. L'article 37 de cette même convention, non cité au visa du présent arrêt, indique explicitement que le président du tribunal de grande instance se borne à vérifier si la décision dont l'exequatur est demandé remplit les conditions prévues à l'article 34. C'est dire on ne peut plus clairement que le juge requis n'a pas la possibilité d'étendre son contrôle au delà des conditions limitativement énumérées et celles-ci ne lui permettent pas de procéder à un réexamen au fond de l'affaire qui lui est soumise.
Si l'arrêt commenté se situe donc dans le cadre d'une convention bilatérale, le raisonnement qui le sous-tend est celui-là même qui, depuis 1964, innerve également le droit commun. Les difficultés qu'il soulève peuvent donc être appréhendées sur un plan beaucoup plus général que celui de cet accord liant la France et le Gabon.
Parce qu'il énonce limitativement les conditions auxquelles l'exequatur était désormais soumis, l'arrêt "Munzer" est habituellement présenté comme ayant mis un terme au pouvoir de révision du juge de l'exequatur. Mais il suffit de se pencher un peu sur cette question pour comprendre qu'elle n'est pas, en réalité, entourée de la plus grande clarté. "Une certaine confusion" semble même "régner sur la portée de la suppression du pouvoir de révision" (6). En effet, malgré l'apparente fermeté de l'interdiction posée, on doit constater qu'en procédant au contrôle des conditions posées par l'arrêt "Munzer", le juge est parfois naturellement et inéluctablement porté à examiner le fond de l'affaire. Ce qui conduit un auteur à l'aveu suivant : cette appréciation du jugement étranger "suscite souvent la question de savoir si l'on n'aboutit pas à ressusciter le pouvoir de révision" (7). L'interdiction de la révision au fond du jugement étranger lors de l'instance en exequatur n'est donc pas dépourvue d'ambiguïté et chacun s'accorde à dire qu'en toute hypothèse, cette interdiction ne saurait paralyser le contrôle des conditions requises pour que le jugement puisse être intégré dans l'ordre juridique français. Tout est donc question de limite entre ce qui relève de l'examen légitime de la décision étrangère et ce qui ressortit à une sorte d'intrusion excessive dans le raisonnement du juge étranger et qui relève alors de la révision prohibée.
Dans l'arrêt qui nous occupe, cette difficulté semble encore aggravée par le fait que la critique formulée par le juge français à l'encontre de la décision étrangère pour refuser l'exequatur ne semble pas découler d'un examen excessif du fond de l'affaire. Cette critique repose plutôt, même si le terme n'est pas utilisé, sur un défaut de motivation. La Cour de cassation relève, en effet, que "pour refuser l'exequatur [...], l'ordonnance attaquée retient que cette décision se borne à affirmer que les voies d'exécution ont été entreprises sur le fondement d'une créance certaine, liquide et exigible, correspondant à des factures impayées, sans préciser les circonstances et justifications contractuelles de cette créance et que la société s'abstient de produire les justifications de la créance dont elle entend poursuivre l'exécution en France". C'est donc bien un manque de justifications qu'invoque le juge français pour refuser l'exequatur de la décision gabonaise. On retrouve même, dans la formule du juge, les deux aspects, désormais classiques, du refus d'exequatur pour manque de motivation que sont, d'une part, les lacunes de la décision elle-même et, d'autre part, l'absence de documents équivalents fournis par les parties pour pallier ce défaut (8). Le juge de Meaux reproche, en effet, au jugement gabonais de ne pas préciser les circonstances et justifications contractuelles de la créance, reproche qu'il adresse ensuite à la demanderesse qui s'est elle-même abstenue de produire de telles justifications.
Même si le refus d'exequatur ne se fonde pas expressément sur le défaut de motivation, c'est donc bien de cela qu'il s'agit. L'exigence de motivation fait d'ailleurs partie des conditions de l'exequatur. Même si elle n'est pas énoncée en tant que telle par l'arrêt "Munzer", on s'accorde à y voir l'une des manifestations de l'ordre public procédural dont le respect doit être vérifié par le juge requis. Plus largement, c'est là une condition nécessaire pour que le juge puisse mener à bien son contrôle, non pas tant, d'ailleurs, que ce soit la motivation elle-même qui soit contrôlée mais parce que l'absence de motivation prive le juge des moyens de vérifier les autres conditions. Du reste, et par faveur pour l'exequatur, la jurisprudence accepte que l'absence de motivation puisse être suppléée par "la remise de documents de nature à servir d'équivalent à la motivation défaillante" (9). C'est là une chance donnée à celui qui réclame l'exequatur de corriger un défaut de la décision litigieuse.
C'est donc sur le terrain du défaut de motivation que s'est placé le juge de l'exequatur. On peut alors être surpris que ce soit sur celui de la révision au fond que la cassation est prononcée. Mais, comme on l'a dit plus haut, le contrôle des conditions posées par l'arrêt "Munzer" exige parfois un examen relativement poussé de la décision étrangère. C'est vrai, en particulier, de la condition relative à l'ordre public international auquel ressortit l'exigence de motivation. Dès lors, si, pour contrôler le respect de l'ordre public, l'exigence de motivation est poussée trop loin, le juge de l'exequatur tombe dans le piège de la révision au fond.
Il faut bien reconnaître, cependant, que la mesure de ce qui est acceptable et de ce qui est excessif est, ici, bien difficile à réaliser. Tout dépend des circonstances de fait et, plus encore, de la manière dont les jugements étrangers sont rédigés. On constate, en l'espèce, qu'exiger des précisions sur une créance contractuelle déclarée certaine, liquide et exigible, dépasse ce à quoi le juge est autorisé. Cela peut sembler sévère et confirme, en tout état de cause, que la frontière est bien mince entre le contrôle de la décision elle-même et le réexamen prohibé du fond de l'affaire (10).
(1) Cass.civ. 1, 23 mai 2006, n° 04-12.777, M. Jean-Michel Prieur c/ Mme Anne Danielle de Montenach, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A6654DP7), D., 2006, p. 1846, note Audit, JDI, 2006, p. 1377, note Chalas ; Cass. civ. 1, 20 février 2007, n° 05-14.082, M. André Cornelissen, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A2537DUI), D., 2007, p. 1115, note d'Avout et Bollé.
(2) Cass. civ., 19 avril 1819, Parker ; B. Ancel et Y. lequette, Grands arrêts de la jurisprudence de droit international privé, n° 2.
(3) Hudault, Sens et portée de la compétence du juge naturel dans l'ancien droit français, Rev. Crit. DIP, 1972, p. 27 ; M.-L. Niboyet et G. de Geouffre de la Pradelle, Droit international privé, LGDJ, n° 644.
(4) Cass. civ., 7 janvier 1964, n° 62-12.438, Munzer c/ Dame Munzer (N° Lexbase : A1009AUW), Rev. Crit. DIP, 1964, p. 302, note Batiffol ; JDI, 1964, p. 302, note Goldman.
(5) Convention du 23 juillet 1963 d'aide mutuelle judiciaire, d'exequatur des jugements et d'extradition.
(6) P. Mayer et V. Heuzé, Droit international privé, p. 268.
(7) B. Audit, Droit international privé, p. 394.
(8) Cass. civ. 1, 9 octobre 1991, n° 90-13.449, Société Polypetrol c/ Société générale routière (N° Lexbase : A5204AH9), Rev. Crit. DIP, 1992, p. 516, note Kessedjian, JDI, 1993, p. 157, note Huet ; Cass. civ. 1, 28 novembre 2006, deux arrêts, n° 04-19.031, Société Union Discount Limited, F-P+B (N° Lexbase : A7709DSC) et n° 04-14.646, Mme Micheline Masson, FS-P+B (N° Lexbase : A7692DSP), JDI, 2007, p. 141, note Cuniberti et p. 543, note Peroz et, tout récemment, Cass. civ. 1, 22 octobre 2008, n° 06-15.577, Société The Society of Lloyd'S, FS-P+B+I (N° Lexbase : A9277EAT), D., 2009, p. 59, note Motte-Suraniti.
(9) Jurisprudence précitée.
(10) Dans l'affaire précitée du 22 octobre 2008, la Cour de cassation a au contraire estimé que les juges d'appel ont eu raison de refuser l'exequatur d'une décision de la High Court de Londres alors qu'étaient produits un certain nombre de documents -en particulier l'acte d'assignation-, considérés comme équivalents à la motivation dans d'autres espèces.
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