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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication
le 27 Mars 2014
Ce fut l'objet de la Directive 80/987/CEE du Conseil du 20 octobre 1980, concernant le rapprochement des législations des Etats membres relatives à la protection des travailleurs salariés en cas d'insolvabilité de l'employeur. Des institutions de garantie assurent donc le paiement des créances impayées des travailleurs portant sur la rémunération afférente à la période se situant avant la date de la survenance de l'insolvabilité, du préavis de licenciement ou de la cessation de la relation de travail en raison de l'insolvabilité de l'employeur. En cas d'insolvabilité d'un employeur opérant sur les territoires d'au moins deux Etats membres, le paiement des créances revient à l'Etat membre où le travailleur salarié exerçait habituellement son travail.
L'intention prend des airs de solidarité communautaire, les nationalités des travailleurs semblant rester de côté. Mais, plus vraisemblablement, en 1980, l'organisation du travail se caractérisait nécessairement par une stabilité de l'activité des travailleurs, même mobiles, rattachés, le plus souvent, à un établissement stable ou à une succursale, l'un ou l'autre assujetti aux cotisations sociales de protection des salariés. Le principe de l'encaisseur-payeur ne faisait pas de doute. De ce point de vue, la solidarité et l'intégration européennes se payaient à vil prix.
Pour preuve de ce bicéphalisme des "Etats-Janus", qui, d'un côté, prônent la mobilité et la solidarité et, de l'autre, s'attachent au bien de ses propres salariés, un rapport de la Commission du 15 juin 1995 sur la transposition de la Directive faisait ressortir que les droits en vigueur dans plusieurs Etats membres s'écartaient des obligations prévues par le texte communautaire ; ceci valait principalement pour les dispositions relatives à son champ d'application, à la notion d'insolvabilité et à la protection sociale... CQFD.
Et l'un des points faisant l'objet de controverse était, justement, relatif à l'attribution de compétence en cas d'insolvabilité d'un employeur opérant sur les territoires d'au moins deux Etats membres et, notamment, à l'interprétation de la notion de lieu d'exercice habituel de travail du salarié. C'est à cette question qu'un arrêt de la Cour de justice des Communautés européennes, rendu le 16 octobre 2008, et sur lequel revient, cette semaine, Christophe Willmann, Professeur à l'Université de Rouen et Directeur scientifique de notre base encyclopédique en droit de la Sécurité sociale, apporte d'importants éléments de réponse.
Ainsi, le lieu d'exercice habituel de travail du salarié n'est pas uniquement caractérisé par le fait que l'entreprise dispose d'une succursale ou d'un établissement stable dans un autre Etat. Cette entreprise peut disposer dans ce dernier Etat d'une présence économique stable, caractérisée par l'existence de moyens humains lui permettant d'y accomplir des activités. Dans le cas d'une entreprise de transport établie dans un Etat membre, la simple circonstance qu'un travailleur engagé par celle-ci dans cet Etat effectue des livraisons de marchandises entre ce dernier Etat et un autre Etat membre ne saurait permettre de conclure que cette entreprise dispose d'une présence économique stable dans un autre Etat membre caractérisée par l'existence de moyens humains lui permettant d'y accomplir des activités.
Avancée communautaire ou régression de l'intégration européenne ? Au XVIème siècle, Montaigne condamnait, dans ses Essais, que l'on prenne souvent l'obscur pour le profond. Jusqu'à présent, aux fins d'établir les règles de territorialité, nous connaissions les concepts "d'établissement stable", de "succursale", de "bureau de représentation", de "centre des intérêts professionnels". Et l'on pouvait s'enorgueillir de la cohérence des principes fiscaux et sociaux au sein de l'Union, puisque ces concepts permettaient, à la fois, l'imposition et la redistribution. Celui de "lieu habituel d'exercice d'une activité salariée" régit traditionnellement la compétence des Etats en matière de Sécurité sociale : faisant de la protection sociale un droit individuel attaché à la personne du salarié ; mais celui de "présence économique stable" fait, désormais, son entrée et semble difficile à définir et à établir ; dans quel but ?
Manifestement pas dans celui de simplifier le régime de protection des travailleurs mobiles. En effet, le travailleur mobile bénéficiera du régime de Sécurité sociale du pays où est établie sa résidence lorsqu'il exerce habituellement dans plusieurs Etats (avec des règles particulières concernant le détachement). En revanche, pour la garantie de ses salaires, il devra se retourner contre l'Etat de résidence de son employeur, si ce dernier n'a pas de présence économique stable dans l'Etat de résidence du salarié ; or, ce cas de figure ne saurait manquer de se développer dans le cadre du télétravail et de l'accélération et de l'amélioration des transports inter-étatiques. Nous sommes bien en présence du syndrome de "la patate chaude" pour lequel la Cour entend satisfaire l'ambivalence des "Etats-Janus", plutôt que l'intégration européenne (pas moins de cinq Etats refusaient, tour à tour, d'assurer cette garantie)... comme si chacun devait finalement s'occuper des conséquences de ses propres faillites. A l'heure de la crise économique globale, le message aura du mal à passer parallèlement à l'effort de coordination marqué par la Présidence française ces dernières semaines.
Qui eut dit que l'assurance garantie des salaires prendrait des airs de Lancelot du lac, alias le mistigri au célèbre jeu de cartes ! L'élan du coeur afférent à la solidarité communautaire caractérise décidément bien le roman courtois à travers lequel les Etats membres accordent la préséance à l'autre lorsqu'il s'agit de garantir le paiement des salaires des travailleurs mobiles.
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