La force majeure permet, dans certains cas et à certaines conditions, l'exonération du responsable, et ce aussi bien en matière contractuelle qu'en matière délictuelle. Encore faut-il s'entendre sur la définition de la force majeure d'autant que, depuis quelques années, une différence paraissait se dessiner selon que la responsabilité était recherchée sur le terrain contractuel ou sur le terrain délictuel. Alors, en effet, que, en matière contractuelle, certains arrêts avaient paru alléger la définition de la force majeure en admettant que la seule irrésistibilité de l'événement suffisait à la caractériser (1), la jurisprudence semblait se montrer plus exigeante en matière délictuelle en continuant, plus classiquement, à exiger que l'événement constitutif de la force majeure soit au moins imprévisible et irrésistible, la condition tenant à l'extériorité de l'événement étant, dans un cas comme dans l'autre, quelque peu délaissée. A vrai dire, les choses méritaient, sans doute, d'être un peu nuancées dans la mesure où, en matière contractuelle, la deuxième chambre civile, contrairement à la première chambre et à la Chambre commerciale, avait paru s'obstiner à subordonner systématiquement l'exonération du débiteur à l'imprévisibilité de l'événement, et pas seulement à la démonstration de son caractère irrésistible (2).
Toujours est-il que, par deux importants arrêts de l'Assemblée plénière en date du 14 avril 2006, la Cour de cassation avait manifestement semblé vouloir harmoniser les solutions (3). Ainsi, dans le premier des deux arrêts, où la question était discutée de savoir si la maladie du débiteur pouvait constituer un cas de force majeure exonératoire justifiant de débouter le créancier de sa demande en paiement de dommages et intérêts dirigée contre les héritiers du défunt, la Cour, après avoir rappelé les termes de l'article 1148 du Code civil (
N° Lexbase : L1249ABU), selon lesquels "
il n'y a lieu à aucuns dommages et intérêts lorsque, par suite d'une force majeure ou d'un cas fortuit, le débiteur a été empêché de donner ou de faire ce à quoi il était obligé, ou a fait ce qui lui était interdit", avait approuvé les juges du fond d'avoir "
à bon droit" considéré que la maladie ayant empêché le débiteur de s'exécuter, "
présentant un caractère imprévisible lors de la conclusion du contrat et irrésistible dans son exécution", était constitutive d'un cas de force majeure. Dans le second arrêt, il s'agissait de savoir si le fait, pour une victime, de se jeter volontairement sous une rame pouvait caractériser un cas de force majeure permettant l'exonération du gardien au sens de l'article 1384, alinéa 1er, du Code civil (
N° Lexbase : L1490ABS), en l'occurrence, ici, la régie autonome des transports parisiens (RATP) étant entendu que la faute de la victime n'exonère totalement le gardien de sa responsabilité que si elle constitue un cas de force majeure (4)-. Or, tout à fait classiquement, la Haute juridiction avait énoncé, sous la forme d'un attendu de principe, que "
si la faute de la victime n'exonère totalement le gardien qu'à la condition de présenter les caractères d'un événement de force majeure, cette exigence est satisfaite lorsque cette faute présente, lors de l'accident, un caractère imprévisible et irrésistible" (5). Un récent arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation en date du 30 octobre dernier, à paraître au Bulletin, s'accorde parfaitement avec ces solutions.
En l'espèce, une société exerçant une activité industrielle avait conclu, en 2002, un contrat de fourniture d'énergie avec EDF. Or, deux ans plus tard, ayant subi deux coupures de l'énergie électrique nécessaire à son activité, elle avait réclamé à son débiteur l'indemnisation de son préjudice. Les juges du fond l'avaient cependant débouté, aux motifs, d'une part, que les ruptures dans la fourniture d'énergie, bien que prévisibles puisque annoncées publiquement, étaient irrésistibles, inévitables et insurmontables et que, d'autre part, dans le domaine contractuel, dans de telles circonstances d'irrésistibilité, l'imprévisibilité n'était pas requise. Leur décision est cassée, sous le visa des articles 1147 (N° Lexbase : L1248ABT) et 1148 du Code civil. La Haute juridiction affirme, en effet, "qu'en statuant ainsi, alors que seul un événement présentant un caractère imprévisible, lors de la conclusion du contrat, et irrésistible dans son exécution, est constitutif d'un cas de force majeure, la cour d'appel a violé les textes susvisés".
L'arrêt est intéressant en ce qu'il conforte la solution adoptée par les deux importants arrêts rendus en Assemblée plénière le 14 avril 2006. Le rapprochement des appréciations de la force majeure sur le terrain contractuel et sur le terrain délictuel semble avéré, de telle sorte qu'il est désormais possible de considérer que, dans ces deux matières, la force majeure suppose que soit établi le caractère imprévisible et irrésistible de l'événement. Le constat prend d'autant plus de relief que l'on avait pu s'interroger, à examiner le droit positif, sur l'éventuelle subsistance d'ambiguïtés dans l'appréciation de la force majeure exonératoire de responsabilité en matière contractuelle, et ce en dépit de l'intervention de l'Assemblée plénière. On se souvient peut-être, en effet, qu'avait été ici même signalé un arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation du 21 novembre 2006, rendu à la suite d'une agression dans un train, et par lequel la Cour avait rejeté le pourvoi et ainsi approuvé les premiers juges qui, en faisant valoir que "l'auteur de l'agression, installé dans une voiture à places assises, était parvenu à déverrouiller la porte pour accéder à la voiture couchette et qu'il avait réussi à ouvrir plusieurs portes de compartiments couchettes, ont retenu que l'agression ne se serait pas produite si X n'était pas parvenu à ouvrir ces portes, de sorte que la SNCF ne pouvait invoquer le caractère irrésistible du fait d'un tiers dès lors que ce fait aurait pu être évité si elle avait pris des dispositions suffisantes pour faire réellement obstacle à tout accès aux voitures couchettes par les autres passagers du train", de telle sorte que c'est "à bon droit" que la cour d'appel avait écarté l'existence d'un cas de force majeure (6). L'arrêt pouvait ainsi semer le doute dans la mesure où, pour écarter la qualification de force majeure, la Cour de cassation avait approuvé les juges du fond qui s'étaient somme toute contentés de relever que l'événement n'était pas irrésistible, sans s'être expliqués sur l'éventuelle imprévisibilité de l'événement.
De deux choses l'une en effet : ou bien, dans une première approche, on faisait une lecture étroite de la décision en faisant valoir que les hauts magistrats n'avaient fait que répondre à l'argumentation du pourvoi qui invoquait le caractère irrésistible de l'événement, sans donc que l'on puisse tirer de la solution de la Cour de cassation d'autres conséquences tenant aux caractères nécessaires à la caractérisation de la force majeure ; ou bien, dans une seconde approche, on pouvait induire de l'arrêt une interprétation plus large conduisant à se demander si, au fond, l'irrésistibilité de l'événement n'était pas la condition suffisante à la caractérisation de la force majeure. L'arrêt du 30 octobre dernier a, au moins, le mérite de clarifier la situation : la force majeure suppose bien que l'événement ayant empêché le débiteur d'exécuter son obligation soit imprévisible et irrésistible.
(1) Cass. com., 1er octobre 1997, n° 95-12.435, Société The Britishand Foreign Marine Insurance Company c/ Société d'exploitation Szymanskiet autres, publié (
N° Lexbase : A1763ACB), Bull. civ. IV, n° 240, D., 1998, Somm., p. 199, obs. Ph. Delebeque, JCP éd. G, 1998, I, 144, obs. G. Viney, RTDCiv., 1998, p. 121, obs. P. Jourdain ; Cass. civ. 1, 6 novembre 2002, n° 99-21.203, Société Clio "Voyages Culturels" c/ Mme Christine Tremois, F-P+B (
N° Lexbase : A6846A3X), Bull. civ. I, n° 258, JCP éd. G, 2003, I, 152, obs. G. Viney, RTDCiv. 2003, p. 301, obs. P. Jourdain.
(2) Voir not. Cass. civ. 2, 12 décembre 2002, n° 98-19.111, M. Bernard Meyret c/ M. Albert Challeix, F-P+B (
N° Lexbase : A4436A43), Bull. civ. II, n° 287 et Cass. civ. 2, 23 janvier 2003, n° 00-15.597, Société nationale des chemins de fer français (SNCF) c/ M. Philippe Pernuit, FS-P+B (
N° Lexbase : A7403A4X), Bull. civ. II, n° 17.
(3) Ass. plén., 14 avril 2006, 2 arrêts, n° 02-11.168, M. Philippe Mittenaere c/ Mme Micheline Lucas, épouse Pacholczyk, P (
N° Lexbase : A2034DPZ) et n° 04-18.902, M. Stéphane Brugiroux c/ Régie autonome des transports parisiens (RATP), P (
N° Lexbase : A2092DP8).
(4) Depuis l'abandon de la jurisprudence "Lamoricière" : Cass. com., 19 juin 1951, D., 1951, p. 717, note Ripert.
(5) Voir, déjà, subordonnant l'exonération totale par la faute de la victime à la démonstration du caractère imprévisible et irrésistible de l'événement, Cass. civ. 2, 2 avril 1997, n° 95-16.531, Epoux X c/ Société Immobilière Mixte de la Ville de Paris et autres, publié (
N° Lexbase : A0553ACH), Bull. civ. II, n° 109 ; Cass. civ. 2, 23 octobre 2003, n° 02-16.155, Office national des forêts (ONF) c/ M. Jean-Noël Barbier, F-P+B (
N° Lexbase : A9448C9S), Bull. civ. I, n° 329, et nos obs.,
La faute de la victime n'exonère totalement le gardien de sa responsabilité que si elle présente les caractères de la force majeure, Lexbase Hebdo n° 95 du 20 novembre 2003 - édition affaires (
N° Lexbase : N9445AA3). La question est d'autant plus importante que, récemment, la Cour de cassation a semble-t-il posé en principe l'impossibilité pour le transporteur tenu d'une obligation de sécurité de résultat de s'exonérer partiellement de sa responsabilité : Cass. civ. 1, 13 mars 2008, n° 05-12.551, Mme Nouria Ibouroi, FS-P+B+I (
N° Lexbase : A3908D7U), et nos obs.,
L'impossibilité pour le transporteur tenu d'une obligation de sécurité de résultat de s'exonérer partiellement de sa responsabilité, Lexbase Hebdo n° 298 du 25 mars 2008 - édition privée générale (
N° Lexbase : N4705BEY).
(6) Cass. civ. 1, 21 novembre 2006, n° 05-10.783, Société nationale des chemins de fer français (SNCF), P+B (
N° Lexbase : A5231DSK).
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