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N4853BH9
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par Anne Lebescond - Journaliste juridique et relations publiques
le 07 Octobre 2010
Cette communication insiste, également -et c'est cette même idée qui présidera tout au long de l'événement-, sur le rôle essentiel, outre celui de la Commission, des juges nationaux quant à l'effectivité du droit communautaire au niveau interne (5). En matière d'environnement, il est, d'ailleurs, prévu qu'une communication spécifique sur le rôle du juge national dans l'application du droit communautaire de l'environnement soit diffusée prochainement. Ce rôle sera d'autant plus important que les autres pouvoirs seront réticents à mettre en place une politique concrète de défense de l'environnement, notamment, comme le souligne l'un des intervenants, pour des raisons financières et parce qu'il s'agit d'enjeux à long terme.
Il semble que les magistrats aient pris conscience de leur importance. Plus d'une centaine de juges et d'avocats des vingt-sept Etats membres se sont, en effet, réunis à l'occasion de ce colloque, afin de se livrer à l'exercice voulu par la Commission, dans la poursuite de l'objectif "Mieux légiférer" : "accorder un degré de priorité élevé à l'application du droit, identifier les raisons pour lesquelles sa mise en oeuvre et le contrôle de son application ont pu se heurter à des difficultés et déterminer si l'approche actuelle de la gestion des problèmes d'application et de contrôle de cette dernière peut être améliorée" (6). Cette assistance s'est interrogée aux côtés d'importantes personnalités et d'éminents spécialistes, tels Jean-Marc Sauvé, Vice-Président du Conseil d'Etat, Claire-Françoise Durand, Directrice des services juridiques de la Commission européenne, Corinne Lepage, avocat à la cour et ancienne ministre de l'Environnement, Julio Gracia Burgues, Chef d'unité à la Commission européenne - DG Environnement, Christian Charrière-Bournazel, Bâtonnier du Barreau de Paris, Hubert Haenel, président de la délégation du Sénat pour l'Union européenne, Vassilios Skouris, président de la Cour de justice des Communautés européennes, et bien d'autres encore...
Pour plus d'efficacité dans cette démarche, les thèmes des cinq tables rondes ont été choisis de sorte à "balayer" pratiquement l'ensemble de la matière. Ont, ainsi, été évoqués :
- l'accès à la justice en matière environnementale ;
- le nouveau régime de réparation des dommages environnementaux ;
- l'étendue du contrôle du juge dans les Etats membres ;
- le contrôle du juge en action, la réalisation d'un projet en zone "Natura 2000" ;
- la coopération entre les juges en Europe et les besoins de formation.
L'idée commune aux différentes présentations des intervenants et aux débats y relatifs est que la complexité initiale du droit communautaire de l'environnement et les interrogations qu'il suscite (notamment, en terme d'interprétation) sont renforcées par les régimes disparates des Etats membres de l'Union européenne (disparité due, entre autre, au recours aux Directives, qui, si elles fixent les résultats, laissent les Etats libres de décider des moyens). Et bien que des pistes aient été explorées pour pallier ces lacunes à l'occasion du colloque, force a été de constater que ce sujet, ô combien sensible pour tous, divise chacun. Pour preuve, l'étendue du contrôle du juge dans les Etats membres et le cas plus spécifique de la réalisation d'un projet en zone "Natura 2000" (issue des Directives 79/409 du 2 avril 1979, concernant la conservation des oiseaux sauvages N° Lexbase : L9378AUU -dite Directive "Oiseaux"-, et 93/43 du 21 mai 1992, concernant la conservation des habitats naturels ainsi que de la faune et de la flore sauvages N° Lexbase : L7538AUQ -dite Directive "Habitats"-).
Concernant l'étendue du contrôle du juge dans les Etats membres (sujet traité lors de la troisième table ronde), les présentations des systèmes juridiques de protection de l'environnement de la Pologne et de la Finlande des deux intervenants concernés (Jan Eklund, juge au tribunal administratif de Vasaa, pour la Finlande, et Ryszard Mikosz, professeur de droit public et magistrat, pour la Pologne) ont mis en valeur le fait qu'au sein d'un même territoire, celui de l'Union européenne, cohabitent des régimes de protection de l'environnement si différents, que la question de l'équivalence des garanties qui en découlent se pose.
En Pologne, le tribunal administratif et la Cour suprême administrative exercent un contrôle sur la conformité des actes de l'administration avec la loi et, notamment, ses dispositions relatives au droit de l'environnement. Il n'existe, toutefois, pas de procédure particulière pour encadrer ce contrôle, une loi de 2002 ayant vocation à régir l'ensemble des procédures administratives. Ryszard Mikosz a, en outre, insisté sur les restrictions existantes en matière de preuve, seules les parties étant recevables à demander des preuves complémentaires et la Cour suprême n'étant pas autorisée à entendre des témoins au cours de la procédure. Quant aux procédures d'urgence (comme le référé), elles ne sont pas susceptibles de faire obstacle à l'exécution d'une ordonnance, seul le tribunal administratif pouvant suspendre l'acte, s'il existe un danger très proche dont les conséquences ne seraient pas réversibles. Pour toutes ces raisons, l'orateur conclut à l'insuffisance du contrôle de l'administration par le juge polonais. Tel n'a pas été le sentiment de Jan Eklund concernant le contrôle du juge finlandais en matière d'environnement. En Finlande, les recours contre les actes de l'administration, dont les autorisations, sont susceptibles d'appel devant la cour administrative de Vasaa, compétente pour tous litiges relatifs à l'environnement sur l'ensemble du territoire. Les juges qui connaissent de ces recours sont des juges "techniques" (Jan Eklund est, par exemple, biologiste), qui ne peuvent statuer que sur les affaires ayant trait à leurs spécialités respectives. La législation finlandaise leur impose de faire suffisamment de recherches sur le cas concerné et d'en tirer une évaluation raisonnable sur laquelle fonder leur jugement.
Ce système de spécialisation des juridictions a été plébiscité par le président de la table ronde sur l'étendue du contrôle du juge dans les Etats membres, Georges Ravarani, Président de la cour administrative du Luxembourg, vice-président de la Cour constitutionnelle de Luxembourg, qui y voit l'avenir du contentieux de l'environnement. En revanche, il a fait l'objet de réserves de la part de Yann Aguila, Conseiller d'Etat (7), qui estime qu'un risque d'endogamie subsiste, entraînant un manque d'impartialité du juge. Selon lui, deux catégories d'incertitudes scientifiques tourmentent le juge : les questions générales qui dépassent le cas qui lui est soumis (telle la problématique des antennes-relais pour les téléphones portables) et qui nécessitent de ce fait une réponse du législateur, et les questions liées à l'espèce pour lesquelles le juge est compétent. Le Conseiller d'Etat est, également, réservé quant à la création d'une ou plusieurs juridictions spécialisées en droit de l'environnement, compte tenu du caractère transversal de cette matière (dont les dispositions en France, outre le Code de l'environnement, sont dispersées dans plus d'une quinzaine de codes).
Ainsi que le souligne Georges Ravarani, cet exemple montre que l'unification du droit de l'environnement au sein de l'Union européenne est très loin d'être réalisée, en raison, notamment, de l'attitude du "chacun pour soi" adoptée par les Etats face à cette problématique transfrontalière majeure.
Ce manque d'unification se retrouve sur un terrain qui ne peut pourtant pas se passer de la pleine collaboration des Etats membres : la protection de la zone "Natura 2000". Il s'agit d'un vaste réseau européen de zones naturelles dans lesquelles la biodiversité est protégée. Cette zone, qui représente près de 18 % du territoire de l'Union européenne, regroupe plus de 200 lieux, 700 espèces animales et 15 000 sites. Le régime fixé pour la protection de ce réseau est fondé sur un système d'autorisation préalable des activités humaines par les Etats membres, l'objectif n'étant pas de les exclure systématiquement, mais, quand cela est possible, de les concilier avec la préservation de la faune, de la flore et de l'habitat naturel. Le réseau "Natura 2000", institué par les Directives "Oiseaux" et "Habitats", peut s'avérer être une "arme redoutable" (ainsi que le qualifiait Stavros Dimas, membre de la Commission chargé de l'environnement) de la défense de l'environnement, à la condition, toutefois, que les Etats jouent le jeu, ce qui est loin d'être encore le cas, ainsi que le déplore Marie-Claude Blin, Chef d'unité adjoint à la Commission européenne, DG Environnement.
L'analyse de l'article 6 de la Directive "Habitats", qui énonce les principes de protection du réseau, démontre à quel point le rôle des Etats en la matière est important, le texte les laissant libres de déterminer les moyens à mettre en place. Le paragraphe 1 de cet article dispose, en effet, que "pour les zones spéciales de conservation, les Etats membres établissent les mesures de conservation nécessaires, impliquant, le cas échéant, des plans de gestion appropriés spécifiques aux sites ou intégrés dans d'autres plans d'aménagement et les mesures réglementaires, administratives ou contractuelles appropriées". Le paragraphe 2 de ce même article ajoute que "les Etats membres prennent les mesures appropriées pour éviter, dans les zones spéciales de conservation, la détérioration des habitats naturels et des habitats d'espèce ainsi que les perturbations touchant les espèces pour lesquelles les zones ont été désignées". Le paragraphe 3 met, quant à lui, à la charge des Etats membres, l'obligation d'évaluer les incidences sur le site de tout plan ou projet non directement lié ou nécessaire à la gestion de celui-ci, mais susceptible de l'affecter de façon significative, étant précisé qu'aucun accord ne pourra être délivré en cas d'atteinte à l'intégrité du site. Enfin, le paragraphe 4 prévoit un assouplissement, lorsqu'en dépit des conclusions négatives de l'évaluation des incidences, le plan ou projet doit, néanmoins, être réalisé pour des raisons impératives d'intérêt public majeur. Dans ce cas, l'Etat membre prend toute mesure compensatoire nécessaire pour s'assurer que la cohérence globale de "Natura 2000" est protégée, après information de la Commission. Les Etats sont autorisés, dans certains cas, à recueillir l'avis de cette dernière.
Or, Marie-Claude Blin dénonce des retards très fréquents dans la soumission des dossiers à la Commission par les Etats membres. Elle souligne, concernant les demandes d'avis, que celles-ci sont très rares (seuls 10 avis ayant été rendus depuis la mise en place du réseau, notamment, dans les affaires du TGV Est et du port de Rotterdam, affaire pour laquelle la concertation des différents acteurs s'est pourtant révélée redoutablement efficace). Elle regrette, également, les nombreuses polémiques soulevées par les dispositions de l'article 6 de la Directive "Habitats", ainsi que les trop nombreux litiges qui en résultent (sur les 3 000 litiges transmis à la Commission, plus de 30 % ont trait à l'environnement, dont un tiers est relatif à "Natura 2000"). Elle souligne, de façon plus générale, que seuls douze Etats membres se sont mis en conformité avec les dispositions de cet article, que six sont en voie de régulation via des mesures législatives et que neuf Etats membres posent de sérieuses difficultés.
L'importance de la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes prend, dans ce contexte, toute son importance, comme le rappelle Jean-Claude Bonichot, Conseiller d'Etat en France et juge à la CJCE. Il souligne que la Cour, dans son interprétation de la Directive, est au plus proche du texte. Ainsi, elle ne laisse aucune marge d'appréciation aux Etats membres concernant le paragraphe 1 de l'article 6 : seul un choix technique leur est laissé, ceux-ci ne pouvant en aucune façon atteindre à la délimitation du site. Le contrôle de la CJCE s'opère tout particulièrement sur les paragraphes 3 et 4 de l'article 6. Concernant le troisième paragraphe, la notion de "plans et de projets" doit être comprise largement, une simple activité étant susceptible d'entrer dans cette qualification. En outre, l'obligation d'évaluation doit s'entendre strictement. Ainsi, dès qu'un risque est probable, l'Etat membre doit l'évaluer, en vertu du principe de précaution (8). Un élément de souplesse a, toutefois, été introduit dans le régime juridique par la CJCE, dans l'arrêt "Commission c/ Autriche" du 23 mars 2006 (9). La Cour a, en effet, décidé que la Directive "Habitats" ne s'applique pas aux projets lancés avant son entrée en vigueur. Jean-Claude Bonichot insiste sur le fait que, dès lors que l'absence de risque n'est pas certaine (la certitude s'entendant, dans cette matière, par l'absence de doute raisonnable), l'Etat ne peut délivrer aucune autorisation, sauf pour les cas entrant dans le champ d'application du paragraphe 4 de l'article 6. Concernant ce dernier paragraphe, pour que ces dispositions trouvent effet, l'absence de solutions alternatives doit être démontrée pour justifier de l'autorisation accordée par l'Etat in fine.
L'apport de la jurisprudence communautaire en la matière est précieux compte tenu des trop nombreuses difficultés d'interprétation du texte, comme l'indique Carlos de Miguel Perales, avocat associé au cabinet Uria & Menéndez et professeur de droit en Espagne. Pour illustrer son propos, il a, notamment, pris pour exemple le concept du "déchet", qui reste encore à éclaircir, malgré une vingtaine de décisions de la Cour de justice sur ce sujet (10). Pour autant, la Directive peut recevoir une bonne application, ainsi que l'a démontré Renate Philipp, juge à la Cour administrative fédérale d'Allemagne, qui a décortiqué la procédure suivie par son pays dans le cadre de la demande d'une autorisation afférente au réseau "Natura 2000".
L'application effective du droit communautaire dans l'ordre interne est, donc, à la portée des Etats membres, malgré la complexité de ces normes et les difficultés d'interprétation qu'elles peuvent susciter. Son application homogène au sein de l'Union européenne l'est, par conséquent, également et représente, comme le souligne Jean-Marc Sauvé, une responsabilité essentielle des juges nationaux. La CJCE a, notamment, statué en ce sens dans son arrêt "Köbler" de 2003 (11) : la responsabilité des Etats membres peut, en principe, être engagée du fait des dommages causés à un particulier par une violation du droit communautaire découlant de la décision d'une juridiction nationale suprême.
(1) Cf. Yann Le Foll, Le Conseil d'Etat consacre la valeur constitutionnelle de la Charte de l'environnement, Lexbase Hebdo n° 83 du 16 octobre 2008 - édition publique (N° Lexbase : N4739BHY).
(2) Il s'agit d'une entité ad hoc créée pour la durée de la Présidence française de l'Union européenne, qui rassemble de façon informelle le Conseil national des Barreaux, la Conférence des Bâtonniers et le Barreau de Paris.
(3) Cette manifestation a, également, été organisée en partenariat avec l'Association des Conseils d'Etat et des juridictions administratives suprêmes de l'Union Européenne (qui regroupe la CJCE, les Conseils d'Etat et les juridictions administratives suprêmes de chacun des Etats membres de l'Union européenne), le forum des juges de l'Union européenne pour l'environnement, créé en 2004, la Fédération européenne des juges administratifs (FEJA) et la Société française pour le droit de l'environnement (SFDE), fondée en 1974, qui regroupe la communauté des juristes français de l'environnement dans une association à caractère scientifique.
(4) Le programme "Mieux légiférer" est issu de l'accord interinstitutionnel du 23 septembre 2003, qui charge l'Union européenne de se doter d'une stratégie globale, afin d'optimiser la qualité de la réglementation européenne.
(5) "Les juridictions nationales jouent, elles aussi, un rôle essentiel pour garantir le respect du droit, notamment en posant des questions préjudicielles à la Cour de justice".
(6) Communication de la Commission européenne du 5 septembre 2007, Pour une Europe des résultats - application du droit communautaire (COM 2007 - 502 final), préc..
(7) Commissaire du Gouvernement, l'arrêt du Conseil d'Etat du 3 octobre 2008, "Commune d'Annecy" précité, a été rendu sur ses conclusions.
(8) Cf. CJCE, 10 janvier 2006, aff. C-98/03, Commission des Communautés européennes c/ République fédérale d'Allemagne (N° Lexbase : A2045DMP).
(9) CJCE, 23 mars 2006, aff. C-209/04, Commission des Communautés européennes c/ République d'Autriche (N° Lexbase : A6394DN7).
(10) Cf., not., CJCE, 18 décembre 1997, aff. C-129/96, Inter-Environnement Wallonie ASBL c/ Région wallonne (N° Lexbase : A0375AWS), CJCE, 18 avril 2002, aff. C-9/00 (N° Lexbase : A8093AYE) et lire Olivier Dubos, Insaisissables déchets ?, Lexbase Hebdo n° 22 du 24 mai 2007 - édition publique (N° Lexbase : N1708BBU).
(11) CJCE, 30 septembre 2003, aff. C-224/01, Gerhard Köbler c/ Republik Osterreich (N° Lexbase : A6934C9P).
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