La lettre juridique n°323 du 23 octobre 2008 : Rel. individuelles de travail

[Jurisprudence] Evaluation des salariés : jusqu'où peut-on aller ?

Réf. : TGI Nanterre, 5 septembre 2008, n° 08/05737, Comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail Nord et autres c/ Société Wolters Kluwer France (N° Lexbase : A4824EAW)

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N4818BHW

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par Gilles Auzero, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV

le 07 Octobre 2010



A s'en tenir à son seul principe, l'évaluation des salariés apparaît comme une nécessité. Elle est, d'ailleurs, de l'aveu même de la Cour de cassation, inhérente au pouvoir de direction de l'employeur. Pour autant, l'évaluation des salariés ne saurait être abandonnée à toutes les passions et il importe, ici peut-être plus qu'ailleurs, de fixer des limites. Il en va, en effet, de la santé mentale des salariés confrontés à des méthodes d'évaluation susceptibles de les conduire à des extrémités qu'il est impossible de tolérer. Afin d'écarter ce risque il convient, très certainement, d'apprécier, en amont, la licéité des "outils" d'évaluation que les employeurs sont enclins à mettre en place. De ce point de vue, le jugement rendu le 5 septembre 2008 par le tribunal de grande instance de Nanterre apparaît exemplaire.

Résumé

Si l'employeur tient de son pouvoir de direction, né du contrat de travail, le droit d'évaluer le travail des salariés, lorsque la notation a pour effet de justifier des différences de traitement, c'est à la condition que les critères d'évaluation soient objectifs et transparents.

La multiplication de critères comportementaux détachés de toute effectivité du travail accompli implique la multiplication de performances à atteindre qui ne sont pas dénuées d'équivoques et peuvent placer les salariés dans une insécurité préjudiciable. Insécurité renforcée par l'absence de lisibilité, pour l'avenir, de l'introduction de nouveaux critères d'appréciation des salariés, ce qui est préjudiciable à leur santé mentale.

Commentaire

I - L'illicéité du dispositif d'évaluation

  • La nécessité d'évaluer les salariés

L'évaluation des salariés apparaît, dans son principe, comme une nécessité, tant pour l'entreprise que pour les salariés eux-mêmes. Pour la première, elle permet, ainsi qu'il a été relevé, de "recruter, motiver, rémunérer, promouvoir, offrir des itinéraires de carrière, écarter aussi quand cela est nécessaire" (1). Quant aux seconds, elle permet de justifier les évolutions de carrière, les promotions et, bien entendu, le cas échéant, les augmentations de rémunération. A ce titre, l'évaluation participe, sans doute, de la mise en oeuvre du principe de l'égalité de traitement dans l'entreprise.

Si elle est, ainsi, de nature à satisfaire tant les intérêts de l'entreprise que ceux des salariés, l'évaluation reste, cependant, l'apanage de l'employeur. Plus précisément, et ainsi que l'a admis la Cour de cassation, l'employeur tient du pouvoir de direction né du contrat de travail le "droit d'évaluer le travail de ses salariés" (Cass. soc., 10 juillet 2002, n° 00-42.368 Association nationale pour la formation professionnelle des adultes (AFPA) c/ Mme Colette Kobyla N° Lexbase : A1175AZK). Pour autant, et à l'évidence, l'évaluation des salariés exige, quant à ses méthodes, d'être encadrée. Les abus auxquels elle peut conduire ont été, en leur temps, dénoncés par le rapport de Gérard Lyon-Caen sur les Libertés publiques et l'emploi. Cet important travail a conduit à l'adoption de quelques règles qui sont autant de limites aux techniques d'évaluation que l'employeur peut être conduit à mettre en oeuvre dans son entreprise.

A l'instar des juges du fond, en l'espèce, il convient, à cet égard, de faire mention de l'article L. 1222-2 du Code du travail (N° Lexbase : L0809H9T), précisant que "les informations demandées, sous quelque forme que ce soit, à un salarié, ne peuvent avoir pour finalité que d'apprécier ses aptitudes professionnelles" et qu'elles "doivent présenter un lien direct et nécessaire avec l'évaluation de ses aptitudes" et de l'article L. 1222-3 (N° Lexbase : L0811H9W), disposant, en son alinéa 3, que "les méthodes et techniques d'évaluation des salariés doivent être pertinentes au regard de la finalité poursuivie". On ne saurait, en outre, omettre le fameux article L. 1121-1 du même code (N° Lexbase : L0670H9P), soulignant que "nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché".

Pour sa part, la Cour de cassation s'efforce, également, d'encadrer ces méthodes d'évaluation. Sans doute, cette volonté ne ressort-elle, pour l'heure, que de manière indirecte de sa jurisprudence. En effet, elle résulte principalement des nombreux arrêts rendus sur le principe "à travail égal, salaire égal" et, plus spécifiquement, de l'exigence que la disparité de traitement repose sur des critères objectifs (2). Partant, et l'on s'accordera sur ce point avec les juges du fond, "lorsque la notation a pour objet de justifier des différences de traitement, c'est à la condition que les critères d'évaluation soient objectifs et transparents".

L'intérêt du jugement rapporté est de démontrer que les règles précitées ne permettent pas seulement de contrôler, a posteriori, que les salariés ont été évalués correctement et que les différences de traitement opérées sont licites. Elles autorisent, en amont, une appréciation des outils d'évaluation appelés à être mis en oeuvre dans l'entreprise.

  • Appréciation du dispositif d'évaluation mis en place

L'affaire trouve son origine dans la décision de la société Wolters Kluwer France de mettre en place un nouvel outil d'évaluation de ses salariés, en grande majorité des journalistes dans le domaine juridique et fiscal. Ce nouvel outil prévoit, à l'occasion d'un entretien annuel, une notation sur deux plans : un plan de développement professionnel (PDP) et un plan individuel de développement (PID). S'agissant du premier, il conduit à faire passer le nombre de critères de notation de 3 à 6 par rapport à l'ancien système, tandis que le second innove en créant 6 valeurs d'entreprise déclinées en 12 comportements.

Aucun de ces plans n'a donné satisfaction aux magistrats du TGI de Nanterre qui les ont, à juste titre, déclarés illicites. Ainsi que le soulignent, en préambule, ces derniers "les critères mis en place restent flous et ne permettent pas de savoir si ce sont des compétences et des objectifs concrets qui sont jugés ou si, comme le soutiennent les demandeurs, ce sont des comportements qui sont évalués avec le risque de subjectivité d'une notation basée sur le comportement du salarié devant adhérer à des valeurs de l'entreprise".

Pour ce qui est du "PDP", les juges du fond relèvent que, si le plan précise que la notation pourra comprendre 6 critères maximum au lieu de 3 comme précédemment, il ne dit pas lesquels sont escomptés et ne prévoit aucun "mesurage du travail fait, alors que les objectifs et appréciation des résultats aura un lien avec la rémunération". C'est l'absence de pertinence de la méthode d'évaluation qui est, ici, en cause, mais, également, à notre sens, l'exigence de loyauté dans l'exécution de la relation de travail. Un salarié se doit de savoir en fonction de quels critères il sera jugé et noté, ne serait-ce que pour adapter son activité en conséquence. On ne peut donc tolérer que la notation soit fonction de critères ignorés des salariés ou de critères flous. Il convient, par ailleurs, de remarquer que, pour les juges du fond, l'évaluation paraît nécessairement s'entendre d'un "mesurage du travail fait". Il est difficile de ne pas, là aussi, acquiescer. En effet, comment porter un jugement sur un salarié sans "mesurer" le travail accompli ?

Il convient, maintenant, d'en venir au projet "PDI". Ainsi qu'il est précisé dans le jugement, celui-ci comporte l'évaluation de 3 comportements professionnels principaux : "focus client", "innovation" et "responsabilité", dont chacun se décline en deux comportements a) et b) et s'applique, ensuite, aux managers et aux personnes qui ne le sont pas, soit 12 comportements au total.

Tout d'abord, le "focus client" se définit, notamment, pour les managers, comme "a) n'hésite pas à bousculer le statu quo, à adapter les produits, les comportements et les solutions pour mieux répondre aux besoins des clients. Prend toujours en compte les tendances et les évolutions du marché ainsi que les projections futures" et, pour les non managers, "a) connaît bien ses clients. Comprend les besoins de ses clients internes et/ou externes". En b), le même comportement est retenu et atténué.

Ensuite, le critère "innovation" est défini pour les managers comme "a) A une pensée originale : propose des idées et des solutions innovantes, encourage ce comportement chez les autres" et pour les non managers "a) A une pensée originale : propose des idées et des solutions innovantes". En b), le même comportement est retenu et atténué.

Enfin, le critère "responsabilité" est défini, pour les managers, "a) s'engage à respecter les accords conclus et gère activement la chaîne d'interdépendance en acceptant les responsabilités de son rôle au sein de cette chaîne" et, pour les personnes qui ne le sont pas, "a) assume ses responsabilités pour respecter les engagements pris et accepte de rendre compte". En b), le même comportement est retenu et atténué.

Aucun des ces "comportements professionnels" n'a trouvé grâce auprès des juges du fond. S'agissant du "focus client", ils ont considéré que, "concernant plus particulièrement les journalistes, il est illicite de leur demander de satisfaire leurs clients, alors que ce qui est demandé à un journaliste c'est de délivrer une information exacte, même si elle doit s'inscrire dans une ligne éditoriale particulière à la revue destinée à la recevoir". Pour ce qui est du critère "innovation" les magistrats soulignent que "les idées originales étant rares, ce comportement risque de n'avoir aucun effet sur la notation". Enfin, et surtout, ces derniers relèvent que, "s'il est normal que l'innovation et la responsabilité soient récompensées, il est pour le moins étonnant que tous les critères de comportement dont on voit bien la difficulté à les quantifier, entrent pour 50 % dans la notation finale, de telle sorte qu'en définitive la notation ainsi instituée n'est, ni proportionnée, ni objective, au regard d'une notation impartiale. Et, ainsi que le soulignent les demandeurs, une notation sur des critères aussi vagues ne peut qu'avoir un impact sur les conditions de travail des salariés dont l'importance est établie par le fait que l'évaluation a de nécessaires conséquences sur leur rémunération". Et les magistrats nanterrois de conclure que "la multiplication de critères comportementaux détachés de toute effectivité du travail accompli implique la multiplication de performances à atteindre qui ne sont pas dénuées d'équivoques et peuvent placer les salariés dans une insécurité préjudiciable. Insécurité renforcée par l'absence de lisibilité pour l'avenir de l'introduction de nouveaux critères d'appréciation des salariés ce qui est préjudiciable à leur santé mentale. Par suite le projet "e Valuation" sera déclaré illicite".

Cette décision est révélatrice des dangers, mais aussi des difficultés de l'évaluation. En effet, en adoptant une position extrêmement rigoureuse, on peut être tenté de considérer que seul le travail des salariés doit être évalué et non leur personnalité (3). Pour autant, ce n'est pas exactement ce que dit la loi qui vise l'appréciation des "aptitudes professionnelles" de ces mêmes salariés (C. trav., art. L. 1222-2). En outre, l'évaluation du travail et de ses résultats, emportent celle de la qualité professionnelle, ce qui n'est, sans doute, pas différent d'un jugement sur la personne. Au demeurant, en reconnaissant qu'il est normal que l'innovation et la responsabilité soient récompensées, les juges du fond n'interdisent pas purement et simplement qu'une appréciation soit portée sur le comportement du salarié.

Ce qui est, en réalité, critiquable, c'est de faire de critères de comportement un élément majeur de la notation, ne serait-ce qu'en raison de la difficulté à les quantifier. Ce qui doit, d'abord, compter, c'est l'effectivité et la qualité du travail accompli. Ce n'est que de façon secondaire que doit être pris en compte la façon dont ce travail a été réalisé. Il en va de l'exigence d'objectivité des critères mis en oeuvre. Car, en l'absence de critères objectifs d'appréciation, les salariés se trouvent confrontés à une situation d'insécurité, ce qui est préjudiciable à leur santé mentale. Cette préoccupation, qui est au coeur du jugement rapporté, ne peut qu'être saluée. Elle participe de la problématique du stress au travail dont l'importance n'est plus aujourd'hui à démonter. L'actualité récente a démontré le potentiel destructeur de l'évaluation individualisée des performances (4). Comment tolérer qu'un salarié mette fin à ces jours, consécutivement à un entretien où, officiellement, seul le travail est en cause ? C'est, sans doute, là le signe que c'est la personnalité même du salarié qui a été violemment remise en question à cette occasion.

Replacé dans une telle perspective, le jugement prend un relief particulier en ce qu'il vise, en amont, à préserver la santé mentale des salariés. Seule des méthodes d'évaluation objectives et proportionnées, destinées à apprécier au premier chef le travail accompli, sont de nature à garantir, autant que faire ce peut, que l'intégrité psychique des salariés ne sera pas sacrifiée sur l'autel de la performance.

II - Les obligations de déclaration, d'information et de consultation pesant sur l'employeur

  • Principes

L'employeur, qui envisage de mettre en place dans son entreprise un système d'évaluation des salariés, se doit de respecter un certain nombre d'obligations préalables.

Tout d'abord, il est tenu d'informer et de consulter le comité d'entreprise sur le fondement de l'article L. 2323-32, alinéa 3, du Code du travail (N° Lexbase : L2810H9X). Ensuite, les salariés eux-mêmes doivent être informés, préalablement à leur mise en oeuvre, des méthodes et techniques d'évaluation professionnelles mises en oeuvre à leur égard (C. trav., art. L. 1222-3). Enfin, depuis le fameux arrêt "groupe Mornay", rendu le 28 novembre 2007, il est fait obligation à l'employeur de consulter le CHSCT lorsque les techniques d'évaluation sont de nature à générer une pression psychologique entraînant des répercussions sur les conditions de travail (5).

Par ailleurs, et dans la mesure où la méthode d'évaluation mise en place conduit à un traitement automatisé de données à caractère personnel, l'employeur est tenu d'en faire déclaration préalable à la Cnil (6). En l'espèce, et à l'exception de cette dernière déclaration (7), l'employeur avait respecté les obligations précitées, seules faisaient difficultés les modalités d'information et de consultation des représentants du personnel.

  • Modalités

En vertu de l'article R. 4614-3 du Code du travail (N° Lexbase : L8956H9L), l'ordre du jour des réunions du CHSCT est transmis par le président aux membres du comité quinze jours au moins avant la date fixée pour la réunion, sauf cas exceptionnel justifié par l'urgence. Pour n'avoir pas respecté ce délai en l'espèce, et en l'absence d'urgence, l'employeur a commis une irrégularité qui se solde, à juste titre, par l'annulation de la réunion du CHSCT (8).

Par ailleurs, les magistrats accèdent à la requête du comité d'entreprise qui demandait que lui soient communiqués divers documents lui permettant de donner un avis sur les méthodes d'évaluation susceptibles d'être mises en place dans l'entreprise. Là encore, le jugement doit être approuvé. En effet, il résulte de l'article L. 2323-4 du Code du travail (N° Lexbase : L2727H9U), que, "pour lui permettre de formuler un avis motivé, le comité d'entreprise dispose d'informations précises et écrites transmises par l'employeur". Faute de telles informations, le comité n'est pas en mesure de donner son avis. Par suite, l'employeur ne saurait considérer que l'absence d'avis vaut avis négatif.


(1) J.-Ch. Sciberras, L'évaluation, enjeu de performance pour l'entreprise et de respect pour les salariés, RDT, 2008, p. 498.
(2) V., par ex., Cass. soc., 9 avril 2002, n° 99-44.534, Groupement d'intérêt économique G 3 M c/ M. Antoine Sirica (N° Lexbase : A4956AY9).
(3) V., en ce sens, Cass. soc., 10 juillet 2002, n° 00-42.368, préc..
(4) V., sur cette question, l'intéressant et édifiant article de M. Nicolas Sandret, Le potentiel destructeur de l'évaluation individualisée des performances, RDT, 2008, p. 501.
(5) Cass. soc., 28 novembre 2007, n° 06-21.964, Association pour la gestion du groupe Mornay Europe (AGME) (N° Lexbase : A9461DZG), RDT, 2008, p. 180, note P. Adam. Ainsi qu'il a été relevé, il faut, sans doute, conseiller à l'employeur de consulter d'abord le CHSCT, puis le comité d'entreprise, dont la mission est plus large, le mieux étant, sans doute, d'informer le comité de la saisine du CHSCT (P.-Y. Verkindt, La montée en puissance du CHSCT, SSL, 2007, n° 1332, p. 10).
(6) V., notamment, A. Mole, La Cnil, mode d'emploi, ibid., p. 12.
(7) Omission que les juges du fond ne reprochent pas véritablement à l'employeur, compte tenu du fait que le projet est en cours d'examen.
(8) Si la sanction est justifiée, elle n'aura que peu de conséquences pratiques, dans la mesure où le dispositif d'évaluation sur lequel portait la procédure d'information et de consultation a été déclaré illicite.

Décision

TGI Nanterre, 5 septembre 2008, n° 08/05737, Comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail Nord et autres c/ Société Wolters Kluwer France (N° Lexbase : A4824EAW)

Textes concernés : C. trav., art. L. 1121-1 (N° Lexbase : L0670H9P), L. 1222-1 (N° Lexbase : L0806H9Q), L. 1222-2 (N° Lexbase : L0809H9T) et L. 1222-3 (N° Lexbase : L0811H9W)

Mots-clefs : évaluation des salariés ; méthodes ; pertinence et validité

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