La lettre juridique n°307 du 5 juin 2008 : Responsabilité

[Jurisprudence] L'effacement de la responsabilité de l'entrepreneur pour troubles anormaux du voisinage

Réf. : Cass. civ. 3, 21 mai 2008, n° 07-13.769, Société Pascal, FS-P+B+I+R (N° Lexbase : A6682D8Y)

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par David Bakouche, Professeur agrégé des Facultés de droit

le 07 Octobre 2010

La Cour de cassation a, relativement tôt, admis le principe d'une responsabilité pour troubles anormaux du voisinage : ainsi déjà le 27 novembre 1844, un arrêt de la chambre civile cassait, au visa des articles 544 (N° Lexbase : L3118AB4) et 1382 (N° Lexbase : L1488ABQ) du Code civil, un arrêt d'appel qui avait retenu la responsabilité du propriétaire d'une fabrique pour n'avoir pas déclaré que le bruit qui en provenait "fût, d'une manière continue, porté à un degré qui excédât la mesure des obligations de voisinage" (1). Ce n'est, cependant, qu'assez récemment que le régime de cette responsabilité s'est précisé. Rompant avec les solutions antérieures et abandonnant, par là-même, tout rattachement à la faute et, par induction, à la théorie de l'abus de droit, la Cour de cassation a consacré une responsabilité purement objective, seul important le caractère anormal du trouble (2). Ainsi, au visa de l'article 1382, la Cour de cassation substitue, désormais, celui du principe selon lequel "nul ne doit causer à autrui un trouble anormal de voisinage" (3), l'érigeant du même coup en un "principe général du droit" (4). La question du fondement de la responsabilité pour troubles anormaux du voisinage tranchée, d'autres difficultés ont continué à susciter un important contentieux. Il a, en effet, fallu non seulement déterminer le seuil au-delà duquel la responsabilité pouvait valablement être engagée, autrement dit déterminer la ligne de partage entre les troubles qui doivent être considérés comme des troubles normaux du voisinage et ceux qui méritent d'être tenus pour anormaux, mais encore circonscrire le domaine de cette responsabilité, aussi bien du côté des victimes susceptibles d'agir en responsabilité pour obtenir réparation, mais aussi du côté des responsables. Un important arrêt de la troisième chambre civile de la Cour de cassation en date du 21 mai dernier, promis à une diffusion maximale, puisqu'à paraître au Bulletin officiel des arrêts civils, annoncé comme devant figurer dans le prochain Rapport annuel de la Cour et en ligne sur son site internet, mérite, à cet égard, d'être, ici, évoqué.

En l'espèce, une société s'était vue confier, en qualité d'entrepreneur général, la réalisation d'un immeuble sur un terrain voisin de celui sur lequel une autre société exploitait une unité de production florale. Or, les travaux de terrassement, qui avaient été sous-traités à un tiers, ayant occasionné la pose d'une pellicule de poussière sur les floraisons, l'exploitant avait assigné l'entrepreneur en réparation de son préjudice. Débouté de sa demande par les juges du fond, le voisin avait alors formé un pourvoi en cassation, faisant valoir que les premiers juges avaient méconnu le principe selon lequel nul ne doit causer de troubles anormaux de voisinage. Le pourvoi est, cependant, rejeté en ce termes : "mais attendu qu'ayant exactement retenu que le propriétaire de l'immeuble et les constructeurs à l'origine des nuisances sont responsables de plein droit des troubles anormaux du voisinage, ces constructeurs étant, pendant le chantier des voisins occasionnels des propriétaires lésés, et constaté que la société Quille, entrepreneur principal, qui n'avait pas réalisé les travaux, n'était pas l'auteur du trouble, la cour d'appel en a déduit à bon droit que la société Pascal ne pouvait agir à son encontre sur le fondement des troubles excédant les inconvénients normaux du voisinage".

L'arrêt, manifestement de principe (5), est important. Sans doute confirme-t-il l'idée, assez classique au demeurant, selon laquelle le responsable peut parfaitement n'être qu'un voisin occasionnel : ainsi un arrêt de la troisième chambre civile de la Cour de cassation en date du 22 juin 2005 avait-il déjà pu approuver une cour d'appel en énonçant que "le propriétaire de l'immeuble auteur des nuisances et les constructeurs à l'origine de celles-ci sont responsables de plein droit vis-à-vis des voisins victimes, sur le fondement de la prohibition du trouble anormal de voisinage, ces constructeurs étant, pendant le chantier, les voisins occasionnels de propriétaires lésés" (6). Là où, en revanche, l'arrêt prend un relief certain, c'est en ce qu'il écarte la responsabilité de l'entrepreneur, au motif qu'il n'est pas lui-même directement l'auteur des troubles, autrement dit qu'il n'est pas directement l'auteur des travaux ayant occasionné les troubles. Il faut, en effet, rappeler que, naturellement, la responsabilité pèse d'abord sur le propriétaire ou sur tout autre titulaire d'un droit réel immobilier auteur du trouble. Mais, on sait que la jurisprudence a également admis la responsabilité non seulement de locataires, mais encore d'entrepreneurs en cas de dommages causés aux voisins. Cette solution, qui était initialement celle de la deuxième chambre civile de la Cour de cassation (7), avait, ensuite, été reprise par la troisième chambre civile (8). Déjà critiquée lorsque l'entrepreneur est l'auteur de nuisances résultant du chantier, elle est apparue encore plus discutable lorsque le trouble résulte de l'ouvrage et est donc en réalité imputable à la décision de construire du maître de l'ouvrage (9). Elle est en tout cas condamnée par l'arrêt du 21 mai dernier, au moins dans l'hypothèse dans laquelle l'entrepreneur n'était pas l'auteur du trouble. En ce sens, on peut penser que la Cour de cassation n'a pas été insensible aux propositions contenues dans l'avant-projet de réforme du droit des obligations, l'article 1361 proposé du Code civil n'incluant pas, en effet, l'entrepreneur parmi les responsables possibles de troubles du voisinage.


(1) Cass. civ., 27 novembre 1844, Les grands arrêts de la jurisprudence civile, 11ème éd., par F. Terré et Y. Lequette, Dalloz, n° 74.
(2) Voir, notamment, Cass. civ. 3, 4 février 1971, n° 69-12.528, Epoux Vullion (N° Lexbase : A9758CE7) et n° 69-13.889, Geoffroy c/ Mille (N° Lexbase : A0426C9N), Les grands arrêts de la jurisprudence civile, op. cit., n° 75 ; adde., énonçant, sous la forme d'un principe général, que "nul ne doit causer à autrui un trouble anormal de voisinage", Cass. civ. 2, 19 novembre 1986, n° 84-16.379, M. Miller c/ Epoux Haye (N° Lexbase : A6163AAI), Bull. civ. II, n° 172 ; Cass. civ. 3, 11 février 1998, n° 96-10.257, Epoux Lang c/ Mme Porre (N° Lexbase : A2603ACE), Bull. civ. III, n° 34, D., 1999, jur., p. 529, note S. Beaugendre.
(3) Cass. civ. 2, 19 novembre 1986, n° 84-16.379, préc. ; Cass. civ. 2, 28 juin 1995, n° 93-12.681, Consorts Ficarelli c/ Société Laiterie Harrand (N° Lexbase : A7634ABD), Bull. civ. II, n° 222, RD imm., 1996, p. 175, obs. J.-L. Bergel ; Cass. civ. 3, 11 mai 2000, n° 98-18.249, Consorts Porcheron-Sabatelli et autre c/ Syndicat des copropriétaires du 32, avenue du Général-Leclerc, à Le Pecq et autres (N° Lexbase : A3700AUL), Bull. civ. III, n° 106 ; Cass. civ. 3, 10 décembre 2003, RD imm., 2003, p. 168, obs. F.-G. Trébulle.
(4) J.-L. Bergel, obs. préc., RD imm., 1996, p. 175.
(5) Cf. la diffusion de l'arrêt, mais aussi les termes de l'arrêt ("à bon droit [...]").
(6) Cass. civ. 3, 22 juin 2005, n° 03-20.068, Société Duminvest c/ Société Hôtel Georges V, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A7982DIH) Bull. civ. III, n° 136 et nos obs., La responsabilité pour troubles anormaux de voisinage du "voisin occasionnel", Lexbase Hebdo n° 176 du 14 juillet 2005 - édition affaires (N° Lexbase : N6465AIB).
(7) Cass. civ. 2, 10 janvier 1968, Bull. civ. II, n° 11; Cass. civ. 1, 18 mars 2003, n° 99-18.720, Société Sotrapmeca-Bonaldy c/ Société mutuelle d'assurance du bâtiment et des travaux publics (SMABTP), FS-P (N° Lexbase : A5250A7L), Bull. civ. I, n° 77.
(8) Cass. civ. 3, 30 juin 1998, n° 96-13.039, Société Intrafor c/ Consorts Chaudouet-Delmas et autres (N° Lexbase : A5432AC8), Bull. civ. III, n° 144 ; Cass. civ. 3, 13 avril 2005, n° 03-20.575, Société anonyme Atlantique bâtiment construction (ABC) c/ M. Jean Wambergue, FS-P+B (N° Lexbase : A8723DHK), Bull. civ. III, n° 89 ; Cass. civ. 3, 22 juin 2005, préc. ; Cass. civ. 3, 20 décembre 2006, n° 05-10.855, Société Atelier 2M, FS-P+B+I (N° Lexbase : A0878DTP).
(9) Ph. Malinvaud, Les dommages causés aux voisins dus aux opérations de construction, RD imm., 2001, p. 479 ; H. Périnet-Marquet, Remarques sur l'extension du champ d'application de la théorie des troubles du voisinage, RD imm., 2005, p. 161.

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