Réf. : Cass. soc., 21 mai 2008, n° 06-43.978, Mme Roza Tichie, F-D (N° Lexbase : A7028D8S)
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par Gilles Auzero, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV
le 07 Octobre 2010
Résumé
Une personne physique peut être tenue des obligations afférentes à la qualité d'employeur dès lors qu'une autre personne s'est immiscée à bon escient dans ses affaires, le salarié étant, alors, en droit de se prévaloir d'une gestion d'affaires. |
Commentaire
I Une affaire particulière
En l'espèce, M. et Mme R. T. et leur fille, D. T., avait acquis, le 3 novembre 1999, un immeuble à usage d'habitation en Dordogne, les premiers en qualité d'usufruitiers et la seconde en qualité de nu-propriétaire. Mlle D. T., ayant obtenu un permis de construire le 28 décembre 2000, en vue de faire réaliser des travaux de réfection de l'immeuble, son compagnon, M. B., avait engagé M. D., le 21 novembre 2002. Les relations de travail ayant pris fin le 17 juin 2003, M. D. avait saisi la juridiction prud'homale. En cours de procédure M. T. était décédé, laissant Mme R. T. seule usufruitière.
Mme R. T. faisait grief à l'arrêt attaqué de l'avoir condamné à payer à M. D. diverses sommes au titre du contrat de travail et de son licenciement. A l'appui de son pourvoi, la partie requérante faisait valoir deux types d'arguments.
Tout d'abord, il était avancé que nul n'est employeur contre son consentement et que l'usufruitier n'est tenu qu'aux réparations d'entretien, les grosses réparations demeurant à la charge du nu-propriétaire. Par suite, Mme R. T. faisait valoir qu'elle résidait en Roumanie et n'avait jamais été informée de l'embauche, en son nom, de M. D. par M. B., pour effectuer d'importants travaux de réfection sur une maison sise en France. Elle précisait, en outre, qu'elle n'était qu'usufruitière de cet immeuble et en attestait, notamment, par production de la copie du permis de construire obtenu par sa fille, Mlle D. T., nue-propriétaire de l'immeuble en son nom personnel.
Il était, ensuite, argué que les règles de la gestion d'affaires ne peuvent conduire le prétendu maître de l'affaire à supporter les conséquences d'actes fautifs commis par le soi-disant gérant d'affaires. Par suite, lorsque le gérant, à l'insu du maître de l'affaire, a embauché une personne en attribuant de façon malicieuse la qualité d'employeur au prétendu maître de l'affaire, qui en ignorait tout et n'y avait pas intérêt, avant de rompre abusivement le contrat de travail ainsi conclu, le maître de l'affaire ne peut être tenu des conséquences de cette embauche et de ce licenciement abusif.
Ces divers arguments n'ont pas convaincu la Cour de cassation, qui rejette le pourvoi en affirmant que "d'une part, [...] la cour d'appel, analysant les éléments de fait et de preuve qui lui étaient soumis, a constaté que Mme R. T. avait acquis, le 3 novembre 1999, un immeuble situé 8 rue Traversière à Eymet et qu'elle était donc propriétaire d'un des immeubles dans lesquels M. D. avait travaillé, qu'elle avait, d'ailleurs, obtenu un numéro d'immatriculation en tant qu'employeur auprès de l'Urssaf pour réaliser, auparavant, des travaux ; [...] d'autre part, elle a relevé que la déclaration d'embauche qui avait été faite au nom de Mme R. T. comportait son numéro d'immatriculation employeur auprès de l'Urssaf et que les bulletins de salaire étaient rédigés à son nom ; qu'en l'état de ces constatations elle a pu décider que M. D. était fondé à se prévaloir de la gestion d'affaires par M. B. représentant Mme R. T. et que le contrat de travail apparent engageait cette dernière en application de l'article 1375 du Code civil (N° Lexbase : L1481ABH), l'utilité de la gestion étant démontrée ; que le moyen n'est pas fondé".
II Une solution curieuse
Il convient, tout d'abord, de relever que l'application des éléments permettant de caractériser l'existence d'un contrat de travail était impuissante à conférer à Mme R. T. la qualité d'employeur. Il ressort, en effet des faits, tels qu'ils ont été relatés ci-dessus, que celle-ci, qui résidait en Roumanie, n'avait jamais été informée de l'embauche, en son nom, de M. D.. Par voie de conséquence, et à l'évidence, elle n'avait jamais été en mesure d'exercer sur ce dernier un quelconque pouvoir de direction. Faute de lien de subordination, il était exclu de caractériser, sur ce fondement, l'existence d'une relation de travail salarié entre elle et M. D..
Ensuite, il est non moins évident que ces obstacles auraient pu être levés s'il avait pu être démontré que M. R. T. avait donné mandat à M. B. d'agir en son nom. Le mécanisme de la représentation aurait, alors permis, de faire produire les effets de l'acte juridique conclu par M. B. en la personne de Mme R. T.. Celle-ci aurait, alors, pu être qualifiée d'employeur, à l'image d'une personne morale, engagée par les actes de son représentant. Mais, cette solution ne pouvait être retenue, pour la bonne et simple raison qu'aucun contrat de mandat ne paraissait avoir été conclu entre les deux personnes en cause.
La gestion d'affaires "est l'acte par lequel une personne, le gérant d'affaires, s'immisce dans les affaires d'une autre, le maître de l'affaire, encore nommé géré, sans avoir reçu mandat de celle-ci et pour lui rendre service" (F. Terré, Ph. Simler, Y. Lequette, Droit civil, Les obligations, 9ème éd., 2005, § 1031).
Lorsque la gestion d'affaires a conduit à la conclusion d'actes juridiques, elle peut produire des effets sur les tiers. Le maître peut, alors, être tenu envers eux, sur le fondement de la représentation, "qui est l'objet même de la gestion d'affaires avec la distinction entre les représentations parfaite et imparfaite : la gestion d'affaires ne donne d'action aux tiers contre le maître que si le gérant a traité au nom de celui-ci" (Ph. Malaurie, L. Aynès, Ph. Stoffel-Munck, Les obligations, Defrénois, 3ème éd., 2007, § 1032).
Pour en revenir au cas d'espèce, Mme R. T. ne pouvait donc être obligée à l'égard de M. D. qu'à condition que le gérant, en l'occurrence M. B., ait déclaré agir pour le compte de celle-ci. Or, on ne saurait déduire véritablement de l'arrêt que M. B. avait procédé à une telle déclaration. En réalité, il semble que la Cour de cassation déduise cela des circonstances de l'affaire ou, plus exactement, des constatations des juges du fond. Ainsi que le souligne, en effet, la Chambre sociale, la cour d'appel avait constaté que Mme R. T. était bien propriétaire de l'immeuble dans lequel M. D. avait travaillé, qu'elle avait, d'ailleurs, obtenu un numéro d'immatriculation en tant qu'employeur auprès de l'Urssaf pour réaliser auparavant des travaux, qu'elle avait relevé que la déclaration d'embauche qui avait été faite au nom de Mme R. T. comportait son numéro d'immatriculation employeur auprès de l'Urssaf et que les bulletins de salaire étaient rédigés à son nom. Et la Cour de cassation d'en conclure, "qu'en l'état de ces constatations [la cour d'appel] a pu décider que M. D. était fondé à se prévaloir de la gestion d'affaires par M. B. représentant Mme R. T.".
Cette motivation laisse quelque peu dubitatif. En effet, la Cour de cassation aurait pu se contenter de relever que le gérant avait déclaré agir pour le compte du maître. Les précisions apportées laissent entendre que tel n'était pas à proprement parler le cas et qu'il convient, en réalité, de constater que le tiers était en droit de croire que M. B. agissait pour le compte de Mme T. (1). Si telle est la bonne interprétation à retenir de la solution, au demeurant peu claire, elle peut être critiquée dans la mesure où elle permet au gérant de s'en tirer à bon compte (2).
Cela étant admis, il convient d'ajouter que le maître ne peut être tenu des actes juridiques accomplis par le gérant que si les conditions de la gestion d'affaires sont réunies (3). Au premier rang de ces conditions figure le caractère utile de la gestion, posé par l'article 1375 du Code civil. En l'espèce, la Cour de cassation se borne à relever que l'utilité de la gestion avait été démontrée, ce dont il convient de prendre acte.
La gestion d'affaires étant caractérisée dans toutes ses conditions et le gérant ayant déclaré agir pour le compte d'autrui, seul le maître est donc obligé. Il y a représentation parfaite et le tiers peut agir en paiement contre le maître. Cette situation classique (4) produit, ici, des effets particuliers, eu égard au fait que le gérant a conclu un contrat de travail avec le tiers. Non seulement, le maître est tenu par les obligations nées de l'exécution du contrat de travail, mais, également, de sa rupture. Il faut, dès lors, considérer qu'en licenciant le salarié, le gérant a, également, agi pour le compte du maître. Dans la mesure où le licenciement a été jugé comme "abusif", on pourrait s'interroger sur le fait de savoir si, en rompant le contrat, le gérant a rendu service au maître de l'affaire. Mais, sans doute, faut-il considérer que le caractère utile de la gestion doit être apprécié au regard de l'ensemble de l'opération.
Au total, l'arrêt démontre qu'une personne peut avoir la qualité d'employeur sans, pour autant, exercer les prérogatives qui lui sont liées. Pour être normale et logique lorsqu'est en cause une personne morale, cette situation n'est guère envisageable quand est concernée une personne physique, si ce n'est par le jeu du contrat de mandat. Il faudra, désormais, compter avec la gestion d'affaires, dans des hypothèses, il est vrai, marginales et résiduelles.
(1) Cette argumentation permet, aussi, de mettre à l'écart de l'action du tiers la fille du maître de l'affaire dont on nous dit qu'elle était copropriétaire du bien. L'immixtion du gérant lui avait donc été utile, mais elle ne pouvait être considérée comme employeur.
(2) Ajoutons que peut, également, être critiquée l'affirmation selon laquelle, "M. D. était fondé à se prévaloir de la gestion d'affaires par M. B. représentant Mme R. T." (nous soulignons). La gestion d'affaires étant exclusive d'un contrat de mandat, le gérant ne saurait être, à proprement parler, qualifié de "représentant". Mais, sans doute, la Cour de cassation entend-elle simplement signifier par là qu'il y avait, en l'espèce, représentation parfaite, dans la mesure où le gérant avait déclaré agir pour le compte du maître de l'affaire.
(3) Sur ces conditions, v., notamment, F. Terré, Ph. Simler, Y. Lequette, ouvrage préc. §§ 1034 et s..
(4) F. Terré, Ph. Simler, Y. Lequette, ouvrage préc. § 1045.
Décision
Cass. soc., 21 mai 2008, n° 06-43.978, Mme Roza Tichie, F-D (N° Lexbase : A7028D8S) Rejet de CA Bordeaux, ch. soc., sect. B, 23 mars 2006, n° 04/910, Mme Roza Tichie (N° Lexbase : A8879D4M) Texte concerné : C. civ., art. 1375 (N° Lexbase : L1481ABH) Mots clefs : relation de travail ; employeur ; gestion d'affaires. Lien base : |
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