La lettre juridique n°289 du 24 janvier 2008 : Famille et personnes

[Le point sur...] Quelques observations relatives à l'inopposabilité de l'article 215 du Code civil aux créanciers (le logement de la famille entre saisissabilité et insaisissabilité)

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[Le point sur...] Quelques observations relatives à l'inopposabilité de l'article 215 du Code civil aux créanciers (le logement de la famille entre saisissabilité et insaisissabilité). Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/3209729-le-point-sur-quelques-observations-relatives-a-linopposabilite-de-larticle-215-du-code-civil-aux-cre
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par David Bakouche, Professeur agrégé des Facultés de droit

le 07 Octobre 2010

Texte du régime primaire impératif, autrement dit relevant de ce que l'on pourrait appeler le droit commun des régimes matrimoniaux parce que, d'une part, applicable quel que soit le régime matrimonial des époux et, d'autre part, d'ordre public, l'alinéa 3 de l'article 215 du Code civil (N° Lexbase : L2383ABU), issu de la loi du 13 juillet 1965 ayant réformé le droit des régimes matrimoniaux et engagé la marche vers l'égalité des époux (loi n° 65-570 N° Lexbase : L8190AI8), dispose que "les époux ne peuvent l'un sans l'autre disposer des droits par lesquels est assuré le logement de la famille, ni des meubles meublants dont il est garni. Celui des deux qui n'a pas donné son consentement à l'acte peut en demander l'annulation : l'action en nullité est ouverte dans l'année à partir du jour où il a eu connaissance de l'acte, sans pouvoir jamais être intentée plus d'un an après que le régime matrimonial s'est dissous". Cette disposition fait partie de la série de règles qui, pour l'organisation quotidienne du ménage, tendent à associer les époux, comme le font, par exemple, les articles 214 (N° Lexbase : L2382ABT) et 220 (N° Lexbase : L2389AB4) du Code civil, le premier en obligeant chacun des époux à contribuer aux charges du mariage, le second en étendant le gage des créanciers, la dette contractée par l'un des époux obligeant l'autre solidairement, à condition toutefois qu'il s'agisse bien d'une dette ménagère, autrement dit d'une dette ayant pour objet l'entretien du ménage ou l'éducation des enfants. La règle de l'article 215 du Code civil revêt sans doute, dans cet ensemble, une importance toute particulière en ce que, ayant pour objet la protection du logement de la famille, elle touche à un aspect tout à fait essentiel, et même, oserait-on presque dire, vital pour le couple et les enfants : à une époque où les préoccupations relatives au logement deviennent de plus en plus vives (voir not., en dernier lieu, la consécration légale d'un droit opposable au logement), au point d'ailleurs d'être recouvertes par le bienveillant principe du respect de la dignité de la personne humaine (voir not., considérant que la possibilité pour chacun de disposer d'un logement décent est un objectif à valeur constitutionnel, Cons. const., décision n° 94-359 DC, 19 janvier 1995 N° Lexbase : A8323ACA, D. 1997, Somm. p. 137, note Gaïa), l'importance de l'article 215 du Code civil et de la protection qu'il offre au local affecté au logement de la famille est indiscutable. Le logement de la famille est une notion concrète en ce qu'elle renvoie au local qui sert effectivement à l'habitation des époux et, éventuellement, des enfants (sur la distinction du logement de la famille et du domicile, voir article 108 du Code civil N° Lexbase : L1093AB4 autorisant les époux à avoir un domicile distinct).

On comprend, dans ces conditions, que la portée reconnue au texte soit particulièrement étendue. Ainsi, l'interdiction faite à chacun des époux de disposer, l'un sans l'autre, du logement de la famille, vaut quelle que soit la nature des droits qui assurent le logement, droit de propriété ou droit au bail, la loi de 1965 n'ayant pas beaucoup ajouté au droit antérieur sur ce point, étant entendu que la loi du 4 août 1962 avait déjà affirmé que, sous tous les régimes matrimoniaux, les époux sont co-titulaires du bail de leur logement d'habitation (C. civ., art. 1751 N° Lexbase : L1873ABY).

Et quelques arrêts récents ont même donné un sens nettement extensif aux "droits qui assurent le logement de la famille", admettant l'application de l'article 215 du Code civil au contrat d'assurance garantissant le logement de la famille, et interdisant donc à un époux de résilier seul un tel contrat (Cass. civ. 2, 10 mars 2004, n° 02-20.275, Mme Marylène Destampes, épouse Labre c/ Société Groupe des populaires d'assurances IARD GPA (IARD), F-P+B N° Lexbase : A4912DBK, Bull. civ. II, n° 100 et nos obs. Un époux ne peut résilier seul le contrat d'assurance garantissant le logement familial, Lexbase Hebdo n° 115 du 8 avril 2004 - édition affaires N° Lexbase : N1151ABA ; Cass. civ. 1, 14 novembre 2006, n° 05-19.402, Mme Marylène Labre-Destampes, FS-P+B N° Lexbase : A3411DS7, Bull. civ. I, n° 482). Tout cela est, à vrai dire, parfaitement entendu. Reste à examiner l'une des limites posées à l'application du texte.

Si on laisse de côté le fait que l'article 215 du Code civil ne s'applique pas aux dispositions à cause de mort, autrement dit à l'hypothèse dans laquelle l'époux, propriétaire, lèguerait le logement à un tiers au détriment de son conjoint (Cass. civ. 1, 22 octobre 1974, n° 73-12402, Dame B. c/ B. et autres N° Lexbase : A6034CIC, JCP éd. G, 1975, II, 18041), il ressort également de l'examen du droit positif que l'article 215 n'exclut pas la possibilité pour les créanciers de saisir le logement de la famille. Le problème était le suivant : un époux contracte une dette entrainant la saisie possible des biens et, en l'occurrence, du logement de la famille. Faut-il alors considérer que le créancier n'a dans son gage le logement de la famille qu'à la condition que l'autre époux ait lui aussi consenti à la dette ? Tel n'est pas, en tout cas, l'avis de la Cour de cassation, qui a décidé que les dispositions de cet article doivent, en principe, être considérées comme inopposables aux créanciers, sous peine de frapper les biens d'une insaisissabilité contraire à la loi (Cass. civ. 1, 4 juillet 1978, n° 76-15.253, Epoux Van Beneden c/ Dame Chacon N° Lexbase : A8353AYZ, D. 1979, p. 479, note Chartier, JCP éd. G, 1980, II, 19368, note Labbouz, RTDCiv. 1979, p. 585, obs. Nerson ; CA Paris, 20 novembre 1984, JCP éd. G, 1986, II, 20584, note Dagot) -l'article 215 n'ayant pas eu pour objet de rendre le logement insaisissable-.

La rigueur de la solution a, cependant, été atténuée :

- d'abord, même si, il est vrai, l'hypothèse ne joue qu'assez rarement, la solution est écartée dans le cas de la fraude. Il faut alors démontrer une intention frauduleuse (c'est-à-dire la conscience d'exposer le logement de la famille à un risque sérieux de saisie) et établir l'existence d'un concert frauduleux avec le cocontractant, au courant de la situation ;
- ensuite, à la faveur de la réforme réalisée en 1985, le législateur a partiellement tempéré la rigueur de la solution de la jurisprudence, et ce dans le régime de communauté, avec le nouvel article 1415 du Code civil (N° Lexbase : L1546ABU) : en cas de cautionnement ou d'emprunt souscrit par un seul époux, si le logement de la famille est un bien commun, une telle dette ne pourra entraîner sa saisie que si les deux époux ont consenti à l'engagement. On rappellera, en effet, que, selon ce texte, "chacun des époux ne peut engager que ses bien propres et ses revenus, par un cautionnement ou un emprunt, à moins que ceux-ci n'aient été contractés avec le consentement exprès de l'autre conjoint qui, dans ce cas, n'engage pas ses biens propres" ;
- enfin, la loi du 1er août 2003 (loi n° 2003-721, pour l'initiative économique N° Lexbase : L3557BLC) a voulu protéger l'entrepreneur individuel en lui permettant de rendre insaisissable sa résidence principale. Ainsi les articles L. 526-1 et suivants du Code de commerce (N° Lexbase : L5977HI9) prévoient, par dérogation aux articles 2284 (N° Lexbase : L1112HIZ) et 2285 (N° Lexbase : L1113HI3) du Code civil (anciens articles 2092 et 2093, avant la réforme réalisée par l'ordonnance n° 2006-346 du 23 mars 2006, relative aux sûretés N° Lexbase : L8127HHH, ratifiée par la loi n° 2007-212 du 20 février 2007, portant diverses dispositions intéressant la Banque de France N° Lexbase : L4512HUN), que l'entrepreneur peut décider que seront insaisissables les droits réels dont il est titulaire sur l'immeuble où il a sa résidence principale, quel que soit son régime matrimonial, et pour les dettes professionnelles et fiscales. Il doit, pour cela, faire, au moyen d'un acte notarié, une déclaration d'insaisissabilité, soumise à publicité à la conservation des hypothèques.

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