La lettre juridique n°259 du 10 mai 2007 : Responsabilité

[Jurisprudence] Un taux d'alcoolémie excessif n'est pas constitutif d'une faute nécessairement causale d'un accident de la circulation

Réf. : Ass. plén., 6 avril 2007, 2 arrêts, n° 05-81.350, M. Daniel Duboust c/ Mme Patricia Pipon, P+B+R+I (N° Lexbase : A9501DUG) et n° 05-15.950, MACIF Provence-Méditerranée c/ M. Stéphane Devos, P+B+R+I (N° Lexbase : A9499DUD)

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[Jurisprudence] Un taux d'alcoolémie excessif n'est pas constitutif d'une faute nécessairement causale d'un accident de la circulation. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/3209093-jurisprudence-un-taux-dalcoolemie-excessif-nest-pas-constitutif-dune-faute-necessairement-causale-du
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le 07 Octobre 2010

L'article 4 de la loi du 5 juillet 1985 (loi n° 85-677 N° Lexbase : L7887AG9) en matière d'accidents de la circulation dispose que la faute commise par le conducteur d'un véhicule terrestre à moteur a pour effet de limiter ou d'exclure l'indemnisation des dommages qu'il a subis. Or, depuis quelques années, la jurisprudence a eu à répondre à la question de savoir, précisément, si peut être opposée à la victime d'un accident de la circulation sa faute constituée par le fait d'avoir un taux d'alcoolémie supérieur au taux légalement admis ? La Cour de cassation avait, répondant à cette interrogation, jugé, par deux fois au moins, que le conducteur qui conduit malgré un taux d'alcoolémie supérieur au taux légalement autorisé commet une faute en relation avec son dommage de nature à limiter ou exclure son droit à indemnisation (1). En somme, la jurisprudence, en affirmant que la faute commise, qui en tant que telle n'est pas discutable, est "en relation avec le dommage", avait établi une présomption de causalité : le dépassement du taux d'alcoolémie autorisé faisait présumer le lien causal. C'est cette solution que remettent en cause deux très importants arrêts de l'Assemblée plénière de la Cour de cassation du 6 avril dernier, promis à une diffusion maximale (Bulletin officiel, Site internet de la Cour, Rapport annuel). Les faits à l'origine des deux affaires étaient assez proches. Dans les deux cas, en effet, le conducteur d'un véhicule qui avait fauché un motocycliste invoquait la faute de la victime, en l'occurrence son taux d'alcoolémie excessif, pour limiter, sinon exclure le droit à réparation de celle-ci. Et, dans les deux affaires, la Cour de cassation refuse de suivre l'argumentation du pourvoi qui reprenait la solution jusqu'alors retenue par elle, et approuve finalement les juges du fond d'avoir, compte tenu des circonstances de fait, décidé que le lien de causalité entre l'état d'alcoolémie du conducteur victime et la réalisation de son préjudice n'était pas établi. Autrement dit, dans les deux affaires, la Cour adopte une position nouvelle : contrairement à ce qu'elle paraissait avoir jugé auparavant, elle refuse de considérer que le taux d'alcoolémie excessif de la victime soit nécessairement constitutif d'une faute causale de l'accident.

La solution appelle, pour notre part, un avis assez nuancé.

Au plan des principes, on peut, dans un premier mouvement, être tenté de comprendre et, pourquoi pas, peut-être d'adhérer à la position de la Cour de cassation en admettant qu'il puisse être difficile de décider a priori et de façon certaine que le dépassement du taux d'alcoolémie légalement autorisé soit la cause de l'accident et du dommage de la victime.

Encore pourrait-on tout de même objecter, en sens contraire, que la faute consiste, ici, dans le fait d'avoir pris le volant et d'avoir conduit avec un taux d'alcoolémie qui interdit précisément de le faire, de telle sorte que si le conducteur victime ne s'était pas trouvé sur la route, il n'aurait pas subi de dommage. Par où, à supposer que l'on admette cette conception assez large de la causalité, on pourrait tout de même se demander si, en tout état de cause, le fait de conduire sous l'empire d'un état alcoolique n'est pas, par hypothèse, en relation avec l'accident, en sorte que la faute serait bien, dans ces circonstances, une faute causale.

On remarquera que, contrairement à d'autres dispositions de la loi du 5 juillet 1985, l'article 4 n'exige pas que la faute susceptible d'être opposée à la victime pour limiter ou exclure son droit à réparation soit la cause exclusive de l'accident et du dommage, ce qui laisse penser qu'il suffit que la faute ait participé, même parmi d'autres, à la réalisation du dommage.

En dépit de ces réserves, admettons la possibilité, pour les besoins du raisonnement, de ne pouvoir opposer à la victime sa faute, constituée par son taux d'alcoolémie excessif, que dans l'hypothèse dans laquelle des circonstances permettraient d'élever cette cause possible du dommage au rang de cause vraisemblable ou même certaine. Soit. Mais alors, la question se pose de savoir quelles seront ces circonstances qui établiront le lien de causalité entre la faute et le dommage ? Manifestement, le seul taux d'alcoolémie même très élevé ne suffit pas puisque, alors que dans l'une des deux affaires soumises à l'Assemblée plénière, le taux l'alcoolémie de la victime était de 1,39 grammes par litre de sang, la Cour n'a pas voulu pour autant en déduire que cette faute avait, même partiellement, causé le dommage, et ce alors que nul ne saurait douter qu'un taux aussi élevé réduit nécessairement de façon importante les réflexes et l'appréciation des situations -et, partant, limite les possibilités de réagir face au danger et, peut-être, d'éviter l'accident.

Il faudra donc nécessairement que puisse être constaté un autre élément de fait qui démontrera que la faute de la victime a contribué à la réalisation de son dommage. Concrètement, une vitesse excessive, un refus de priorité, une circulation sur une voie non autorisée ou dans le sens contraire à celui autorisé, etc.. Mais qui ne voit alors qu'il faudra pouvoir reprocher à la victime un fait qui, en lui-même, est déjà constitutif d'une faute, de telle sorte qu'on ne voit pas bien ce que le taux d'alcoolémie excessif ajoutera ?

Autrement dit, on se demande, assez perplexe, si, sous couvert d'une formulation habile qui se veut mesurée, la Cour de cassation ne conduit pas à ce que, en réalité, le fait de conduire avec un taux d'alcoolémie supérieur aux taux légalement autorisé ne puisse jamais ou presque être, en tant que tel et pour lui-même, constitutif d'une faute. Cette solution, si l'analyse proposée est exacte, nous paraît dangereuse.

David Bakouche
Professeur agrégé des Facultés de droit


(1) Cass. civ. 2, 4 juillet 2002, n° 00-12.529, Société des Transports Garcia c/ M. Adrien Lajarthe, FS-P+B+I (N° Lexbase : A0668AZR), RCA 2002, n° 330, obs. H. Groutel, RTDCiv. 2002, p. 829, obs. P. Jourdain ; Cass. civ. 2, 10 mars 2004, n° 02-19.841, Mme Annick Renaudin, veuve Roger c/ Fonds de garantie Automobile, F-P+B (N° Lexbase : A4909DBG), RCA 2004, n°180, obs. H. Groutel.

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