La lettre juridique n°251 du 8 mars 2007 : Contrats et obligations

[Jurisprudence] La perte d'un profit illicite ne constitue pas un préjudice réparable

Réf. : Cass. civ. 2, 22 février 2007, n° 06-10.131, Société Le Casino de Trouville-sur-Mer, F-P+B (N° Lexbase : A3018DUC)

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le 07 Octobre 2010

Quel que soit le fait générateur de responsabilité, la faute, le fait de la chose, le fait d'autrui..., il existe un certain nombre de conditions communes aux différents types de responsabilité, conditions qui doivent être satisfaites pour que la responsabilité puisse être mise en oeuvre. Ainsi exige-t-on que la victime ait souffert d'un dommage, et que ce dommage ait été causé par un fait générateur de responsabilité. A supposer qu'on laisse, ici, de côté la condition tenant au lien de causalité entre le fait générateur et le dommage, et que l'on s'en tienne à la seule exigence du dommage, il faut tout de même préciser que tous les dommages ne sont pas réparables. D'abord, en effet, il existe un certain nombre de dommages qui ne sont pas considérés comme des dommages juridiquement réparables : ainsi en est-il, par exemple, du dommage causé par une concurrence loyale ou du trouble normal causé du voisinage. Et l'on n'ignore pas, sur ce terrain toujours, que la jurisprudence a eu l'occasion de décider que l'existence de l'enfant qu'elle a conçu ne peut, à elle seule, constituer pour sa mère un préjudice juridiquement réparable, même si la naissance est survenue après une intervention pratiquée sans succès en vue de l'interruption de la grossesse (1). A ces considérations s'ajoute, ensuite, le fait que, quand bien même le dommage serait juridiquement réparable, il faut tout de même, pour qu'il puisse être effectivement réparé, qu'il présente certains caractères : le dommage doit, en effet, être certain, direct et légitime (2). A s'en tenir ici au caractère légitime du dommage, on s'est ainsi demandé si la victime en situation indigne ou en situation illicite peut prétendre à l'indemnisation de son dommage ? C'est à cette interrogation (3) que vient, à nouveau, répondre un arrêt de la deuxième chambre civile de la Cour de cassation en date du 22 février 2007, à paraître au Bulletin, confirmant un important arrêt de la même deuxième chambre civile du 24 janvier 2002, que la Haute juridiction avait alors entendu très largement diffusé (publié au Bulletin, reproduit sur son site internet, et figurant dans son Rapport annuel pour l'année 2002), et que l'on avait, pour notre part, signalé ici même en son temps (4).

En l'espèce, un joueur interdit de jeux avait, tout de même, continué à fréquenter les casinos, en l'occurrence spécialement le casino de Trouville-sur-mer, et avait gagné une somme importante en jouant aux machines à sous. Or, alors qu'il tentait d'encaisser cette somme par l'intermédiaire d'un tiers, le casino, s'apercevant de cette manoeuvre, avait refusé de lui payer ses gains. Ainsi avait-il assigné la société du Casino de Trouville-sur-mer en paiement d'une certaine somme à titre de dommages et intérêts, demande qui avait été accueillie par une juridiction de proximité au motif que le casino, en ne faisant pas respecter l'obligation d'interdiction de jeux qui pesait sur l'intéressé, avait commis une faute. C'est cette décision que casse la deuxième chambre civile par l'arrêt du 22 février dernier, affirmant, sous le visa de l'article 1382 du Code civil (N° Lexbase : L1488ABQ), "qu'une victime ne peut obtenir la réparation de la perte de ses rémunérations que si celles-ci sont licites" : selon la Cour de cassation, "le contrat de jeu liant le [demandeur] à la société de casino étant nul", celui-ci devait être débouté de sa demande de paiement de son gain. Si l'on suppose, en effet, que le contrat de jeu entre les parties était nul, notamment pour cause illicite, la question était directement posée à la Cour de cassation de savoir si la perte d'un profit illicite pouvait donner lieu à une action en responsabilité et ainsi ouvrir droit à réparation.

On sait que la notion d'"intérêt juridiquement protégé" a parfois été utilisée pour limiter le domaine du droit à réparation en opposant une fin de non-recevoir à certaines victimes dont l'indemnisation apparaissait indésirable. L'article 31 du Nouveau Code de procédure civile (N° Lexbase : L2514ADH), aux termes duquel "l'action est ouverte à tous ceux qui ont un intérêt légitime au succès ou au rejet d'une prétention", a paru conforter cette logique. En ce sens, l'arrêt pourrait paraître bien classique.

Il prend tout de même un certain relief une fois observé que la jurisprudence a paru progressivement assouplir cette exigence, au point d'ailleurs qu'on enseigne généralement qu'il est désormais rare que l'illégitimité de l'intérêt auquel il est porté atteinte fasse échouer l'action en responsabilité civile (5°). C'est dire que l'affirmation selon laquelle "une victime ne peut obtenir la réparation de la perte de ses rémunérations que si celles-ci sont licites" est importante. Elle l'est d'autant plus que, en dehors de la seule question de l'abandon d'une jurisprudence ancienne et exagérément rigoureuse et conservatrice refusant à la concubine le droit à réparation du préjudice par ricochet souffert du fait du décès de son concubin, la jurisprudence a semblé très prudente dans le maniement de cette cause d'irrecevabilité de la demande en réparation que constitue l'indignité de la victime ou l'illicéité de la situation dans laquelle elle se trouve. Ainsi, le fait qu'un passager victime d'un accident de transport ne dispose pas d'un titre de transport régulier ne lui retire pas, a-t-il été jugé, le droit d'agir en réparation de son dommage corporel (6), mais influe seulement sur la nature de la responsabilité recherchée, délictuelle et non plus contractuelle en l'occurrence. De même a-t-on considéré que la victime d'un accident de la circulation n'est pas privée de son droit indemnisation parce qu'elle a volé le véhicule qu'elle pilotait au moment de l'accident (7). Du reste, c'est par cet arrêt que la Haute juridiction a affirmé que l'adage Nemo auditur propriam turpitudinum allegans était étranger aux règles de la responsabilité délictuelle, consacrant ainsi la thèse soutenue par M. Ph. Le Tourneau selon qui "cet adage n'a aucun rôle à jouer en matière de responsabilité civile" et "n'entre pas en ligne de compte pour permettre ou refuser à une partie d'agir en responsabilité", la participation de la victime à l'activité illicite devant être traitée comme une simple faute de sa part, c'est-à-dire comme une cause d'exonération partielle ou éventuellement totale, mais non comme une cause d'irrecevabilité de la demande (8).

Faut-il, dans ces conditions, voir dans l'arrêt commenté, et dans celui qu'elle confirme nettement, en l'occurrence celui du 24 janvier 2002, le signe d'un revirement ?

Une telle interprétation nous paraît devoir être écartée dans la mesure où, à bien examiner la jurisprudence, il semble qu'il faille distinguer selon qu'est en cause la réparation d'un préjudice matériel ou économique ou la réparation d'un préjudice corporel. S'agissant, en effet, de la réparation du premier, contrairement au second, la jurisprudence paraît, depuis longtemps, sévère : alors, en effet, qu'elle semble globalement se montrer assez indifférente à l'indignité de la victime lorsqu'il s'agit de réparer son dommage corporel, elle a tout de même paru en tenir compte pour écarter les demandes tendant à la réparation d'un préjudice matériel (9). C'est à ce courant que se rattachent les arrêts du 24 janvier 2002 et du 22 février 2007. Il resterait alors, si cette analyse est effectivement la bonne, à se demander s'il est véritablement cohérent et justifié de distinguer selon le type de dommage...

David Bakouche
Professeur agrégé des Facultés de droit


(1) Cass. civ. 1, 25 juin 1991, n° 89-18.617, Mlle X c/ M. Picard (N° Lexbase : A4630ACH), D. 1991, p. 566, note Ph. Le Tourneau, RTDCiv. 1991, p. 753, obs. P. Jourdain. Sur la question de la naissance avec un handicap dû à une faute médicale, voir désormais la loi n° 2002-303 du 4 mars 2002, art. 1er (N° Lexbase : L1457AXA).
(2) Voir not., pour une présentation générale, F. Terré, Ph. Simler et Y. Lequette, Droit civil, Les obligations, Précis Dalloz, 9ème éd. 2005, n° 698 et s..
(3) Sur laquelle voir not. P. Jourdain, La victime indigne ou ne situation illicite peut-elle encore prétendre à l'indemnisation de son dommage ?, RTDCiv. 1994, p. 115.
(4) Cass. civ. 2, 24 janvier 2002, n° 99-16.576, Mutuelle assurance artisanale de France c/ Mlle Léonore Lima, FS-P+B+I+R (N° Lexbase : A8202AX3), Bull. civ. II, n°5, D. 2002, p. 2559, note D. Mazeaud, Rép. Defrénois 2002, p. 786, obs. R. Libchaber, et nos observations, La victime indigne ou en situation illicite peut-elle prétendre à l'indemnisation de son dommage ?, Lexbase Hebdo n° 36 du 29 août 2002 - édition affaires (N° Lexbase : N3797AAU).
(5) Voir, sous la direction de J. Ghestin, Traité de droit civil, Les conditions de la responsabilité, 2ème éd., par G. Viney et P. Jourdain, LGDJ, 1998, n° 271.
(6) Cass. civ. 2, 19 février 1992, n° 90-19.237, M. Ounnoughi c/ SNCF (N° Lexbase : A5544AHS), Bull. civ. II, n° 54, JCP éd. G, 1993, II, n° 22170, note G. Casile-Hugues.
(7) Cass. civ. 1, 17 novembre 1993, n° 91-15.867, Compagnie Groupe Drouot c/ Monsieur Rumeau et autres (N° Lexbase : A5283ABB), Bull. civ. I, n° 326, RTD civ. 1994, p. 115.
(8) Ph. Le Tourneau, La règle Nemo auditur..., LGDJ, 1970, n° 47.
(9) Voir notamment, Cass. civ. 2, 30 janvier 1959, Bull. civ. II, n° 116 ; Cass. civ. 2, 11 novembre 1959, Bull. civ. II, n° 754 ; CA Aix-en-Provence, 24 octobre 1974 et Cass. com., 22 juin 1976, n° 75-11.706, Pelletier c/ Boucher (N° Lexbase : A7136AGE), JCP éd. G, 1977, II, n° 18700, note J.-J. Burst ; Cass. civ. 2ème, 27 mai 1999, n° 97-19.234, Société Janca c/ Union des assurances de Paris (UAP)et autre (N° Lexbase : A3483AUK), Bull. civ. II, n° 105, JCP éd. G, 2000, I, n° 197, n° 4, obs. G. Viney, RTD civ. 1999, p. 637, obs. P. Jourdain.

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