La lettre juridique n°212 du 27 avril 2006 : Droit financier

[Textes] Loi n° 2006-387 du 31 mars 2006 relative aux offres publiques d'acquisition : des "options" françaises (1) (3ème partie)

Réf. : Loi n° 2006-387 du 31 mars 2006, relative aux offres publiques d'acquisition (N° Lexbase : L9533HHK)

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N7295AKE

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[Textes] Loi n° 2006-387 du 31 mars 2006 relative aux offres publiques d'acquisition : des "options" françaises (1) (3ème partie). Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/3208274-textes-loi-n-2006387-du-31-mars-2006-relative-aux-offres-publiques-dacquisition-des-options-francais
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le 07 Octobre 2010

Déposé au Sénat le 22 septembre 2005 par le ministre de l'Economie et des Finances, le projet de loi relatif aux offres publiques d'acquisition a été définitivement adopté par la Haute assemblée le 23 mars 2006 (2). Malgré ces six mois de discussions et de maturation, nécessitées par trois lectures parlementaires, la France se place ainsi en tête des pays européens dans la course à la transposition de la Directive du 21 avril 2004 (3), dont l'échéance ultime était fixée au 20 mai 2006. Des esprits retors expliqueront qu'il s'agissait d'une course à ne pas gagner et que, dans le jeu de stratégie normative auquel la transposition des textes communautaires tend à s'apparenter, un positionnement précoce crée un risque de désavantage compétitif. L'argument prend une force particulière en présence d'une Directive d'harmonisation dégradée, qui concède aux Etats destinataires des marges de manoeuvre considérables sur des aspects pour le moins déterminants de l'ouverture des marchés nationaux des capitaux et du contrôle. On veut parler ici des fameuses options ouvertes par l'article 12 de la Directive en matière de défense anti-OPA, dont l'exercice, en raison de leur complexité, confine à la partie d'échecs -et d'échec !- communautaire (4). La France a, malgré cela, préféré à toute autre, l'option de la clarté et de la constance, choisissant de ne jamais revenir sur l'équilibre général défini initialement par le rapport du "groupe de travail Lepetit" (5), au risque de s'exposer par là à certains reproches. Il est vrai que la force de celui-ci résidait dans ce qu'il puisait largement à l'existant et emportait peu de bouleversements au plan du droit. Une inclination naturelle au familier en quelque sorte, observable ailleurs en Europe (6) (cf. Loi n° 2006-387 du 31 mars 2006 relative aux offres publiques d'acquisition : des "options françaises (1ère partie) N° Lexbase : N7263AK9 et (deuxième partie) N° Lexbase : N7294AKD). I - Transposition totale, mais avec réserve de réciprocité de l'article 9 de la Directive

B - La reconnaissance corrélative de moyens défensifs

2 - L'admission restreinte des défenses décidées à "froid"

Si les défenses à chaud se caractérisent par une grande virtualité d'application mais une praticabilité réduite, c'est un équilibre contraire qui se dégage du système des défenses à froid, transposé par la loi du 31 mars 2006. Au plan de l'efficacité, on admettra, sans préjuger des difficultés rencontrées sur le terrain pour en obtenir l'adoption, l'avantage relatif de défenses qui auront pu être soigneusement élaborées et présentées opportunément aux actionnaires hors de tout contexte d'urgence. Mais l'avantage se paie au prix d'une restriction du domaine d'utilisation de ces défenses préventives, fondée sur la moindre légitimité de mesures décidées à l'avance, pour ne pas dire à l'aveugle. Ce domaine, tel qu'appréhendé par la Directive communautaire et la loi française de transposition, se réduit à deux cas de figure, l'un explicitement énoncé, l'autre se dessinant en creux.

Le premier cas de figure s'inscrit dans le cadre de la fameuse réserve de réciprocité (7). Contrairement aux intentions déclarées de certains pays (Grande-Bretagne, Autriche, Suède, République Tchèque, Finlande, Lettonie), la France, on l'a dit, a choisi, avec d'autres, de faire usage de la faculté d'exemption offerte par l'article 12 § 3 de la Directive OPA.

On ne s'étendra pas, de nouveau ici, sur le risque juridique et contentieux que comporte une telle combinaison au regard des termes dudit article 12, éclairés par le considérant 21 et l'ensemble des travaux préparatoires (8), ce que confirme, d'ailleurs, une étude récente (9), sinon pour observer que les réponses apportées au cours de la discussion parlementaire française sont loin d'emporter toutes la conviction (10) et paraissent s'être situées davantage sur le terrain de l'opportunité politique que de l'argumentation proprement juridique. À ceux qui se suffiraient d'un "qui peut le moins, peut le plus" pour fonder l'application obligatoire partielle des dispositions de l'article 9, on répondra que le principe communautaire premier n'est pas "l'égalisation des conditions de jeu" ("level playing field") entre acteurs, mais celui de la libre circulation des capitaux, dont il a été démontré, jurisprudence luxembourgeoise à l'appui, qu'il souffrait davantage de la combinaison retenue que d'un dispositif purement optionnel, relevant, en conséquence, d'initiatives purement privées, au point d'apparaître contraire à l'article 56 du Traité (11). Si cela était exact, on tomberait alors de Charybde en Scilla car, soit la directive n'autorise pas à assortir d'une réserve de réciprocité l'application obligatoire des dispositions de l'article 9, et la loi française devrait être déclarée non conforme au texte communautaire dérivé ; soit la directive autorise une telle association, mais ce faisant, elle méconnaîtrait les dispositions du droit communautaire primaire !

Laissant de côté les questions liées à sa légalité de principe, le dispositif français doit être apprécié dans son périmètre et sa mise en oeuvre, définis à l'article L. 233-33 du Code de commerce (N° Lexbase : L1385HI7).

Sur le premier point, l'alinéa 1er de cet article déclare inapplicables les règles de neutralisation directoriale, examinées plus haut, "lorsque la société fait l'objet d'une ou plusieurs offres publiques engagées par des entités, agissant seules ou de concert au sens de l'article L. 233-10 (N° Lexbase : L6313AIN), dont l'une au moins n'applique pas ces dispositions ou des mesures équivalentes ou qui sont respectivement contrôlées, au sens du II ou du III de l'article L. 233-16 (N° Lexbase : L6319AIU), par des entités dont l'une au moins n'applique pas ces dispositions ou des mesures équivalentes".

La volonté est manifeste de conférer à cette "exemption", pour emprunter au vocabulaire communautaire, son plus large effet. En témoignent : l'emploi du terme "entités", destiné à appréhender toutes personnes, y compris physiques, et structures initiatrices, dotées ou non de la personnalité morale, cotées ou non cotées en bourse ; la prise en compte de l'action de concert ou de la situation, au regard des règles de neutralisation directoriale, des sociétés contrôlant exclusivement ou conjointement (au sens comptable du terme) l'initiateur de l'offre ; l'inclusion implicite des initiateurs extra-communautaires, par la référence faite aux "mesures équivalentes" aux dispositions de l'article L. 233-32 du Code de commerce (N° Lexbase : L1384HI4) ; ou encore, l'option retenue de faire jouer l'exemption lors même que, en présence d'offres concurrentes, une seule d'entre elles émanerait d'un initiateur non soumis aux dispositions de l'article L. 233-32 du Code de commerce ou à des mesures équivalentes, la solution de l'alignement sur l'initiateur le moins "vertueux", d'origine sénatoriale (12), étant destinée à éviter les comportements de "passager clandestin" (13). Pour éviter la trop facile manipulation du système par la société cible, on a pris soin, en retour, de préciser que les règles de neutralisation demeurent applicables lorsque "les seules entités qui n'appliquent pas les dispositions de cet article ou des mesures équivalentes ou qui sont contrôlées, au sens du II ou du III de l'article L. 233-16, par des entités qui n'appliquent pas ces dispositions ou des mesures équivalentes, agissent de concert, au sens de l'article L. 233-10, avec la société faisant l'objet de l'offre".

Certaines de ces extensions souffrent, elles aussi, d'une certaine vulnérabilité juridique en ce qu'elles ne tirent pas évidemment leur autorité de la Directive communautaire. Il en va ainsi, par exemple, de l'opposabilité de la réserve de réciprocité à toute "entité", à l'encontre de laquelle il pourra être répondu : d'une part, que, si la directive entend, elle aussi, extensivement le mot "offrant" ("toute personne physique ou morale, de droit public ou privé, qui fait une offre"), seul le mot "société" figure en son article 12 ; d'autre part, que le considérant 21 de la Directive explique clairement que la clause de réciprocité n'est opposable qu'aux sociétés qui n'appliquent pas les dispositions des articles 9/11 "du fait de l'utilisation des arrangements facultatifs" prévus par l'article 12, ce qui n'est, manifestement, pas le cas de tous les initiateurs potentiels visés à l'article L. 233-33 du Code de commerce.

De même, l'inclusion implicite dans le périmètre du texte des sociétés relevant d'Etats tiers à l'Union européenne apparaît, également, problématique. On ne peut manquer, en premier lieu, de souligner les incertitudes entourant cette notion de "mesures équivalentes", à laquelle l'article L. 233-33 du Code de commerce fait référence et qui laisse une large place à l'interprétation. L'exercice, dévolu à l'AMF et, sur recours, au juge judiciaire, risque d'être particulièrement délicat et les résultats critiquables, compte tenu des limites inhérentes à de telles comparaisons. Limites qui avaient conduit le Groupe d'experts de haut niveau en droit des sociétés, on s'en souvient, à repousser une telle initiative (14).

Il faut admettre, en second lieu, que la réponse à la question de la conformité de l'exception de non-réciprocité aux règles du droit international, en particulier à celles de l'OMC, n'est peut-être pas aussi simple qu'on a bien voulu le laisser entendre. Outre le retrait en cours de discussion parlementaire européenne, d'un mécanisme visant spécifiquement les sociétés des pays tiers, qui pourrait être diversement interprété, on aura beau jeu de relever que l'article 12 § 3, éclairé par le considérant 21, de la directive ne fait allusion qu'aux sociétés qui appliquent ou non les articles 9 et 11, "du fait de l'utilisation des arrangements facultatifs", par construction inapplicables aux sociétés relevant de pays tiers. À quoi l'on ajoutera la réserve figurant au même considérant 21, selon laquelle la réciprocité doit s'exercer "sans préjudice des accords internationaux auxquels la Communauté européenne est partie". Une réserve introduite, dit-on, pour apaiser les inquiétudes exprimées officiellement outre-Atlantique, et qui semble comprise, là-bas, comme interdisant l'invocation de la réciprocité à l'encontre des sociétés extra-communautaires (15).

Il est vrai qu'en France, on s'est officiellement attaché à démontrer la compatibilité de la clause de réciprocité avec les engagements internationaux de notre pays dans le cadre de l'OMC. Il ressort, notamment, des conclusions du Groupe de travail dirigé par M. Lepetit "un confort certain quant à la compatibilité de la réciprocité", le principal argument tenant à ce que la réciprocité est appréciée au regard de la situation individuelle de la société initiatrice et non au regard de la réglementation applicable dans l'État dont cette société relève. "La clause de réciprocité n'instaure donc aucune discrimination en vertu de la nationalité : quel que soit l'État dont relève la société initiatrice, celle-ci peut bénéficier de l'application par la cible de l'offre des principes de gouvernance définis à l'article 9 à condition qu'elle applique elle-même ces principes". L'argument paraît convaincant, tout au moins dans sa formulation générale. Car, partant du principe que la société initiatrice dispose elle-même d'options et s'expose, donc, à assumer les conséquences de ses choix, on se demande si l'argument tient toujours avec la même force lorsque le droit dont relève cette société initiatrice lui interdit d'adopter des mesures équivalentes à celles de l'article 9... Cette interdiction ne colorerait-elle pas alors l'option de réciprocité ouverte par la loi à la société cible d'une teinte discriminatoire prohibée ?

On ajoutera que le risque de contestation de la clause de réciprocité est positivement corrélé à la taille dudit périmètre, pour la raison évidente que ses occurrences s'en trouvent multipliées. On pense surtout au contentieux qui pourrait s'élever en cas d'attaque d'une société française par un initiateur non "vertueux" ou protégé. Mais, cette menace déborde les seules relations des entreprises du "club du 9" avec les autres. Elle planerait aussi en cas d'attaque d'une société française sur une société étrangère du "club". Plus généralement, le choix fait par la France d'aligner, en cas d'offres concurrentes, le traitement des initiateurs sur le moins-disant aboutit à opposer la clause de réciprocité à des offrants "vertueux", qui pourront en concevoir une certaine amertume...

Le second alinéa de l'article L. 233-33 du Code de commerce s'intéresse, lui, aux mesures susceptibles d'être prises par une société dans l'hypothèse où la réserve de réciprocité serait appelée à jouer.

À titre général, il se préoccupe de formuler à leur égard quelques exigences communes, de nature à leur assurer une certaine légitimité. C'est ainsi que "toute mesure prise par le conseil d'administration, le conseil de surveillance, le directoire, le directeur général ou l'un des directeurs généraux délégués de la société visée doit avoir été expressément autorisée pour l'hypothèse d'une offre publique par l'assemblée générale dans les dix-huit mois précédant le jour du dépôt de l'offre". La fraîcheur minimale de ces autorisations, imposée par l'article 12 § 5 de la Directive, aboutira pratiquement à porter la question de leur approbation ou renouvellement devant l'assemblée générale annuelle. Quant au domaine de compétence de l'assemblée générale, la référence faite ici à "toute mesure", sans autre précision, laisse quelque peu songeur...

Le cadre posé, l'article L. 233-33, alinéa 2, du Code de commerce s'efforce ensuite de donner un contenu à cette réserve de réciprocité. Recourant à une méthode, pour le moins contournée, le législateur, après avoir pourtant, quelques lignes plus haut, déclaré inapplicable l'ensemble des dispositions de l'article L. 233-32 du Code de commerce, en ressuscite une partie en autorisant expressément l'émission par le conseil d'administration ou le directoire des bons visés au II de l'article L. 233-32 du Code de commerce.

Cette curieuse façon s'explique par la genèse du texte et l'insertion à mi-parcours parlementaire d'un dispositif spécifique de défense des sociétés cotées françaises, assis sur le recours à des bons de souscription d'actions (BSA), que l'on désignera, selon son tempérament -ou son humour-, de "bons d'offre", "bons dilutifs" ou "bons Breton". De fait, s'ils ont été inscrits à l'article L. 233-32 II du Code de commerce, parmi les défenses pouvant être adoptées "à chaud" (16), c'est bien en tant que défense décidée "à froid", et dans la perspective d'une offre publique hostile lancée par un initiateur "protégé", que ces bons sont censés présenter leur plus grande utilité.

En dépit de son apparition tardive, ce dispositif a été présenté comme un élément clé de la réforme, propre à la rééquilibrer substantiellement au profit des sociétés cibles (17). À l'origine, d'aucuns s'étaient pourtant interrogés sur l'opportunité de consacrer une mesure défensive particulière qu'aucun texte n'interdisait par ailleurs et ce, même si le législateur avait eu la sagesse d'indiquer, en termes univoques ("sans préjudice des autres mesures permises par la loi"), qu'il n'entendait nullement lui conférer une quelconque exclusivité (18). C'était mésestimer la sécurité juridique ainsi procurée, selon une méthode inspirée des "safe harbours" américains, aux utilisateurs d'un procédé défensif original et d'une efficacité que l'on a voulu redoutable. Une volonté qui a conduit ultérieurement à accentuer le caractère dérogatoire du procédé, achevant d'expliquer la présence dans la loi de dispositions réservées.

Américain par la méthode législative employée, le procédé l'est aussi par son inspiration, puisée dans les fameux "shareholder rights plans", familièrement dénommés "poison pills" ("pilules empoisonnées"), développés et massivement répandus outre -Atlantique (19). Il s'agit essentiellement, par la menace d'une dilution considérable de sa participation financière et politique, qui résulterait de l'exercice de bons de souscription d'actions à prix cassé, de contraindre le prétendant au contrôle social à négocier les conditions de son offre publique avec les dirigeants de la société visée (20). Comme l'arme nucléaire, le procédé se veut essentiellement intimidant et dissuasif.

Mais passé l'esprit général, la défense française diffère sensiblement du modèle américain, du fait, notamment, de son origine législative, et non judiciaire ; de la compétence reconnue à l'assemblée des actionnaires, et non au conseil d'administration (21); et de son principe actif, qui ne repose pas sur une émission immédiate d'options de souscription remises aux actionnaires à titre de dividende, ni sur une discrimination présentée à l'encontre du candidat cessionnaire (22).

Ainsi, l'article L. 233-32 II du Code de commerce dispose-t-il que l'AGE des actionnaires d'une société, statuant dans les conditions de quorum et de majorité des assemblées générales ordinaires, "peut décider l'émission de bons permettant de souscrire, à des conditions préférentielles, à des actions de ladite société, et leur attribution gratuite à tous les actionnaires de cette société ayant cette qualité avant l'expiration de la période d'offre publique". Lorsqu'elle se contente de déléguer cette compétence au conseil d'administration ou au directoire, hypothèse qui sera sans doute la plus recherchée pratiquement et que le législateur a visiblement tenu pour principale, l'assemblée générale doit impérativement "fixer le montant maximum de l'augmentation de capital pouvant résulter de l'exercice de ces bons ainsi que le nombre maximum de bons pouvant être émis". Elle peut, en outre, "prévoir la fixation de conditions relatives à l'obligation ou à l'interdiction, pour le conseil d'administration ou le directoire, de procéder à l'émission et à l'attribution gratuite de ces bons, d'y surseoir ou d'y renoncer". Une manière, on le comprend, d'encadrer l'action des dirigeants sociaux confrontés à une opération qui leur serait a priori hostile. Cet encadrement résulte encore des quelques garde-fous énoncés plus généralement au dernier alinéa du paragraphe, à savoir : l'obligation pour la société visée de porter "à la connaissance du public, avant la clôture de l'offre, son intention d'émettre ces bons", annonce qui évite de surprendre excessivement l'initiateur éconduit et lui fournit un juste motif de retrait de son offre (23); la nécessité de fixer les conditions d'exercice des bons en référence aux termes de l'offre ou de toute offre concurrente éventuelle, ainsi que les autres caractéristiques de ces bons, dont le prix d'exercice ou les modalités de détermination de ce prix ; la caducité de plein droit des bons en cas d'échec, de caducité ou de retrait, de l'offre et de toute offre concurrente éventuelle.

En dépit de ces contraintes, on le voit, de nombreuses combinaisons paraissent ouvertes. Il semble néanmoins ressortir du texte que le législateur ait eu principalement en vue l'hypothèse d'une délégation votée en faveur des dirigeants sociaux, autorisant l'émission des BSA entre la clôture de l'offre publique et la publication des résultats, laquelle marquerait le début de leur période d'exercice (24). L'incertitude ainsi créée quant au résultat et au coût finaux de l'offre est en effet de nature à rendre le procédé redoutable pour tout offrant qui tenterait de passer en force.

Si ses atours sont certains, le procédé appelle certaines réserves et comporte quelques limites naturelles. On ne s'étendra pas ici sur la critique fondamentale d'une telle légitimation législative du "détournement de fonction" (25) d'un procédé essentiellement conçu à des fins de financement. Cette critique ne serait pas nouvelle, déjà entendue lors de l'introduction par la loi du 2 août 1989 des augmentations de capital à finalité défensive, qui réalisait selon l'expression d'un auteur "une curieuse perversion du droit des sociétés" (26). La loi du 31 mars 2006 renoue ici avec cette tradition récente, brutalement interrompue par l'ordonnance du 24 juin 2004. Elle se contente d'imposer définitivement les BSA comme les "bonnes à tout faire" du droit des sociétés et heurte un peu plus la cohérence interne des règles sociétaires en confiant à une assemblée générale extraodinaire statuant aux conditions simplifiées d'une assemblée générale ordinaire le soin d'autoriser une émission de bons de souscription d'actions (27) dont l'exercice déboucherait sur une augmentation de capital hautement dilutive, même s'il peut être répondu qu'une telle autorisation est conçue pour ne jamais être utilisée.

Si cette défense comporte des faiblesses, elles tiennent davantage aux incertitudes qui subsistent quant aux contraintes juridiques pesant sur sa confection et mise en oeuvre, qu'il s'agisse, hors même la question du périmètre de la réciprocité : de sa mise en place ad hominem, qui apparenterait le procédé, plus encore qu'il ne l'est déjà, à une sorte d'agrément (28) ; de son usage dans le cadre d'offres concurrentes et de son articulation avec les contraintes du droit boursier ; de la marge de manoeuvre des dirigeants sociaux dans l'utilisation -ou le refus d'utilisation- de l'autorisation, autrement dit des modes de contrôle et de l'étendue de leurs devoirs de diligence et de loyauté vis-à-vis des actionnaires. Au contentieux systématique que cela risque d'engendrer, s'ajoutent, en amont, la difficulté, notamment dans les sociétés au capital éclaté, de convaincre une assemblée générale, statuerait-elle à la majorité simple et sur la base d'un quorum diminué, de mettre en place un tel instrument dans les mains des dirigeants sociaux, quand bien même il serait présenté comme conforme à l'intérêt bien compris des actionnaires (29) ; et en aval, les possibilités pour un initiateur de mettre en place des stratégies de contournement, notamment par l'adaptation de son prix d'offre, ou encore le risque, maîtrisé en droit américain (30) mais non en droit français, qu'un initiateur confronté à la résistance des dirigeants sociaux, ne tente une manoeuvre interne (telle une "bataille de mandats" ou "proxy fight") en vue de provoquer la révocation de ces derniers. Si les novations juridiques sont considérables, il s'avère difficile, dans ces conditions, d'anticiper l'impact réel provoqué à cet égard par la loi du 31 mars 2006 sur le jeu des offres publiques en France. Outre les effets provoqués sur le cours de bourse par l'adoption de telles défenses, ou le risque d'adresser ainsi au marché un signal de vulnérabilité, il restera, au plan macroéconomique, à apprécier si le renchérissement consécutif du coût des offres ne conduit pas à une raréfaction de leur nombre finalement préjudiciable au marché du contrôle et à la collectivité des actionnaires.

Sans avoir bénéficié de la même médiatisation que la précédente, une autre catégorie de mesures de défense prises "à froid" par l'assemblée générale des actionnaires ressort en creux de l'article L. 233-32 III, alinéa 2 du Code de commerce. Parce qu'elles se situent hors du champ d'application de ce texte, ces mesures présentent l'avantage de pouvoir être adoptées plus de 18 mois à l'avance, de survivre en période d'offre publique, sans nécessiter pour cela aucune approbation ni confirmation "à chaud", et surtout d'être opposables à tous initiateurs, y compris "vertueux".

Longtemps fermée, cette voie défensive s'est finalement ouverte in extremis et, à vrai dire, un peu subrepticement. À l'origine en effet, le projet de loi OPA prévoyait, au titre des règles de neutralisation directoriale, inscrites à l'article L. 233 -32 III, alinéa 2, du Code de commerce que "toute décision prise avant la période d'offre qui n'est pas totalement ou partiellement mise en oeuvre, qui ne s'inscrit pas dans le cours normal des activités de la société et dont la mise en oeuvre est susceptible de faire échouer l'offre doit faire l'objet d'une approbation ou d'une confirmation par l'assemblée générale". Ce "toute décision", sans autre précision, paraissait interdire la distinction selon l'organe social ayant procédé à son adoption, et inclure par voie de conséquence les décisions prises en assemblée générale. Solution consacrée par la version du texte datée du 20 octobre 2005, qui énumère les différents organes sociaux dont peuvent émaner ces décisions, parmi lesquels est mentionnée expressis verbis l'assemblée générale des actionnaires.

Puis, sans autre forme d'explication, cette référence à l'assemblée générale disparaît de l'énumération présentée dans la version du 21 février 2006. Sans doute a-t-il été considéré que l'article 9 de la Directive n'imposait pas une telle extension (31). Il résulte, en tous cas, de cette disparition que les décisions de l'assemblée générale des actionnaires, prises "à froid", échappent à la règle de neutralisation de l'article L. 233-32 III, alinéa 2, du Code de commerce, y compris lorsque ces décisions ne sont pas totalement ou partiellement mises en oeuvre, ne s'inscrivent pas dans le cours normal des activités de la société et sont susceptibles de faire échouer l'offre. Cela, sans avoir besoin du secours de la clause de réciprocité !

On répondra que la voie demeure néanmoins relativement étroite, du fait de la suspension, en vertu de l'alinéa 1er du III de l'article L. 233-32 du Code de commerce, des délégations votées en faveur des dirigeants sociaux. L'assemblée générale devrait donc voter des résolutions défensives se suffisant à elles-mêmes ou renvoyant à des décisions émanant de personnes autres que les dirigeants sociaux. Mais est-ce inenvisageable ? N'a-t-on pas vu par le passé des émissions de valeurs mobilières composées réservées à des personnes dénommées ou bien réalisées par appel public à l'épargne mais avec un court délai de priorité et un droit de souscrire à titre réductible, afin de permettre aux contrôlaires de récupérer la majeure partie des titres émis (32) ? Assurément, comme certaines expériences plus récentes l'ont montré, des résolutions en ce sens risqueraient de rencontrer l'hostilité des actionnaires. Il n'en reste pas moins qu'existent ainsi, à côté des "bons Breton", autorisés "à chaud" ou "à froid" dans le cadre de la réserve de réciprocité, attribués de manière égalitaire ; des bons de "chevalier blanc" émis "à chaud" à personne dénommée ; des bons autorisés "à froid", au cas de non-réciprocité, réservés à des personnes dénommées ou des catégories de personnes ; une autre catégorie de bons : les bons émis préventivement au profit de personnes dénommées.

Alain Pietrancosta
Professeur à l'Université Paris I (Panthéon-Sorbonne)
Directeur du Master Droit financier
Centre de Recherches en Droit financier


(1) L'article paraîtra, avec l'aimable autorisation de Lexbase, dans le premier numéro de la Revue trimestrielle de droit financier/Corporate Finance and Capital Markets Law Review, en mai prochain.
(2) Journal officiel du 1er avril 2006, p. 4882.
(3) Directive 2004/25 du Parlement européen et du Conseil, du 21 avril 2004, concernant les offres publiques d'acquisition (N° Lexbase : L2413DYZ).
(4) V. A. Pietrancosta, La directive européenne sur les offres publiques d'acquisition enfin adoptée !, RD banc. et fin. septembre-octobre 2004, p. 338 ; M. Haschke-Dournaux, L'adoption de la directive européenne relative aux offres publiques d'acquisition, LPA, 26 avril 2004, n° 83, p. 7 ; F. Peltier et F. Martin-Laprade, Directive 2004/25/CE du 21 avril 2004 relative aux OPA ou l'encadrement par le droit communautaire du changement de contrôle d'une société cotée, Bull. Joly Bourse 2004, p. 610 ; A. Couret, La fin d'une trop longue saga : l'adoption de la 13e directive en matière de droit des sociétés concernant les offres publiques d'acquisition, Mélanges Béguin, Litec 2005, p. 195 ; P. Servan-Schreiber, W. Grumberg, Défenses anti-OPA, Adoption de la directive européenne sur les OPA et enjeux pour les entreprises françaises, JCP éd. E, n° 44, p. 1774 ; T. Granier, La directive concernant les offres publiques d'acquisition, Europe, n° 11, nov. 2004 ; Reforming Company and Takeover Law in Europe, edited by G. Ferrarini, K. J. Hopt, J. Winter, E. Wymeersch, Oxford University Press, 2004 ; S. V. Simpson, L. Corte, The Future Direction of Takeover Regulation In Europe, 1520 PLI/Corp 759, Practising Law Institute, December, 2005.
(5) Rapport du groupe de travail sur la transposition de la Directive concernant les offres publiques d'acquisition, J.-F. Lepetit, 27 juin 2005.
(6) V. e.g. pour la Grande-Bretagne, Implementation of the EU Directive on Takeover Bids Guidance on changes to the rules on company takeovers, Department of Trade and Industry, march 2006.
(7) V. not. J. Rickford, The Emerging European Takeover Law from a British Perspective, European Business Law Review, Issue 15, 6, 2004, p. 1379 ; M. Becht, Reciprocity in Takeovers, in Reforming Company and Takeover Law in Europe, op. cit. p. 647 ; pour une critique nord-américaine du procédé, v. J. Elofson, Lie Back and Think of Europe: American Reflections on the EU Takeover Directive, 22 Wis. Int'l L.J. 523, Fall 2004.
(8) V. not., A. Maréchal, A. Pietrancosta, Transposition de la directive OPA : des incertitudes entourant le recours à la "clause de réciprocité", Lexbase Hebdo n° 189 du 10 novembre 2005 - édition affaires (N° Lexbase : N0521AKI) et Bull. Joly Bourse, 2005, § 203 ; ANSA, Transposition de la directive sur les OPA. Mesures anti-OPA, n° 05-023, 6 avril 2005 ; E. Morgan de Rivery, F. Martin-Laprade, Le nouveau système de réglementation des OPA sera inévitablement source de contentieux, Le Revenu, n° 853, 20 janvier 2006.
(9) V. P. Werdmuller, Compatibility of the EU Takeover Bid Directive Reciprocity Rule with EU Free Movement Rules, Business Law Review, mars 2006, p. 64.
(10) Telle la prétendue présence d'une clause de réciprocité dans la version antérieure de la directive, rejetée par le Parlement européen en 2001 !, Ph. Marini, Sénat, 2ème lecture, rapport n° 197, déposé le 8 février 2006 ; alors que l'absence d'un tel dispositif figurait précisément au nombre des motifs officiels de rejet de la proposition.
(11) V. P. Werdmuller, art. préc.
(12) V. Ph. Marini, Rapport préc. n° 20.
(13) V. Ph. Marini, Rapport préc. n° 20.
(14) V. le Rapport du groupe de haut niveau d'experts en droit des sociétés sur des questions liées aux offres publiques d'acquisition, dit Winter I, Bruxelles, 10 janvier 2002, spéc. p. 42 et s. ; adde, B. Dauner Lieb, M. Lamandini, La nouvelle proposition de directive en matière de droit des sociétés concernant les offres publiques d'acquisition et l'instauration de l'égalité des conditions de jeu, faisant référence particulière aux recommandations du Groupe de haut niveau d'experts en droit des sociétés créé par la Commission, Parlement européen, Direction générale des Études, Série Affaires juridiques, déc. 2002.
(15) V. P. Werdmuller, art. préc., spec. p. 66.
(16) V. 2ème partie ([LXB=N87294AKD])
(17) V. la présentation de l'amendement par le ministre de l'économie et des finances, Sénat, 2ème lecture, séance du 21 février 2006.
(18) Sur la question de la possibilité pour l'assemblée générale des actionnaires d'autoriser une augmentation de capital réservée à une "catégorie de personnes" ou la délégation au conseil d'administration ou au directoire du pouvoir de désigner précisément le ou les bénéficiaires de cette opération, v. débats, Assemblée nationale, 1ère lecture, séance du 15 décembre 2005.
(19) V. A. Pietrancosta, Le droit des sociétés sous l'effet des impératifs financiers et boursiers, op. cit. n° 686 ; W. J. Carney, Leonard A. Silverstein, The Illusory Protections of The Poison Pill, 79 Notre Dame L. Rev. 179, December, 2003.
(20) V. C. Clerc, Vers un droit négocié des OPA, Les Échos, 20 février 2006, p. 17.
(21) Même si une évolution sur ce point est en cours aux États-Unis, sous l'influence combinée des investisseurs institutionnels, de la SEC et d'une partie de la doctrine, v. e.g. L. A. Bebchuk, The Case For Increasing Shareholder Power, 118 Harv. L. Rev., January, 2005, 833.
(22) V. sur ces aspects, les développements de C. Clerc, à paraître à la Rev. trim. de droit financier / Corporate Finance and Capital Markets Law Review, 2006/1.
(23) Rappelons qu'aux termes de l'article 232-11 du règlement général AMF , "l'initiateur peut également renoncer à son offre si, pendant la période d'offre, la société visée adopte des mesures d'application certaine modifiant sa consistance ou si l'offre devient sans objet. Il ne peut user de cette faculté sans l'autorisation préalable de l'AMF qui statue au regard des principes posés par l'article 231-3".
(24) V. C. Clerc, art. préc.
(25) S. Fournier, Les moyens de défense contre les OPA-OPE, thèse Paris I, 1988, n° 37. Un dévoiement que le droit français avait jusqu'alors plutôt tendance à sanctionner, y compris en matière d'augmentations de capital : v. sur la condamnation d'augmentations de capital à visées politiques, T. Com. Seine, 7 oct. 1930, J. S., 1931.107 ; CA Paris, 13 fév. 1934, J. S., 1935.168 ; CA Paris, 27 mars 1950, Gaz. Pal., 1950., 2.48 ; G. Sousi, L'intérêt social dans le droit français des sociétés commerciales, thèse Lyon 1974, n° 99 sq. ; CA Paris, 22 juin 1988, statuant sur renvoi dans l'affaire Rémy Martin, Bull. Joly, 1988.771, note P. Le Cannu.
(26) A. Viandier, Sécurité et transparence du marché financier, JCP éd. E 1989, II, 15612, n° 135.
(27) Rappelons le principe de la compétence exclusive de l'AGE, statuant conformément aux articles L. 225-129 (N° Lexbase : L8263GQ4) à L. 225-129-6 (N° Lexbase : L4055HBS) du  Code de commerce, pour autoriser l'émission de valeurs mobilières donnant accès au capital, et à l'article L. 228-92 du Code de commerce (N° Lexbase : L8337GQT). 
(28) Un tel dispositif heurterait sans doute l'intention du législateur, reflétée par la lettre de la loi, cf. cep. les projets de résolutions actuellement présentés aux actionnaires des sociétés Bouygues (BALO, 15 mars 2006), Eurazeo (BALO, 7 avril 2006), Vet' Affaires (BALO, 17 avril 2006) ou Suez (BALO, 12 avril 2006).
(29) V. sous l'empire des textes antérieurs à 2004, les échecs essuyés par les dirigeants des sociétés Unibail, SCOR ou d'Elf-Aquitaine, Suez Lyonnaise.
(30) Grâce notamment à la technique des "staggered boards", autrement dit du renouvellement fractionné des conseils d'administration, v. e.g. L. A. Bebchuk et al., The Powerful Antitakeover Force of Staggered Boards: Theory, Evidence, and Policy, 54 Stan. L. Rev. 887, 890 (2002).
(31) V. supra n° 4.
(32) V. A. Pietrancosta, Le droit des sociétés sous l'effet des impératifs financiers et boursiers, éd. Transactive, 2000, n° 689.

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